jeudi 11 janvier 2018

Pascal - 13 desserts

Les pièces d’or

2007. Renée Sabran, Giens. C’est l’Hôpital de la région qui récupère tous les grands accidentés, les polytraumatisés, les paralysés, les paraplégiques, les tétraplégiques, les déglingués et, naturellement, mon pote s’était retrouvé dans cette institution spécialisée.
A la vue des autres pensionnaires, pétrifiés, allongés sur leurs lits, souvent handicapés à vie et appareillés de lourds matériels, son cas n’était pas désespéré. Aux bons offices des équipes des soigneurs, des rééducateurs, des kinés, des docteurs et de tout le personnel intensément dévoué à la remise en état des pensionnaires, il avait entrepris un long programme de rééducation.

Dans cet établissement, il règne une indolence réconfortante, une torpeur de cocooning ouatée, une tiédeur de nid rassurante, bien loin des trépidations brutales de la vie extérieure. Même la pesanteur du soleil estival, ses brûlures, ses éclats de lumière éblouissants, sont tempérés par les courants d’air marins qui, eux seuls, cavalent dans les couloirs. Pourtant, je sais bien que derrière cette lenteur feinte, ce sont des cris, des larmes, de la sueur, du sang, des duels sans fin entre courage et abandon, entre espoir et crainte, entre prétention et renoncement, qui déchirent les silences pesants des nuits sans sommeil. Ici, c’est le purgatoire des corps meurtris et l’âme recompte ses membres manquants en cherchant désespérément un semblant d’équilibre.
Dans cette partie souvent perdue d’avance, ce revers de médaille obligatoire où la tricherie n’est pas de mise, chacun des estropiés doit prendre intimement conscience de ses dégâts, quantifier ses restes de motricité et apprendre à survivre avec son handicap.
Et le personnel, omniprésent, vigilant, interface, tampon, mouchoir, confident, ami, pallie au découragement, au dégoût, à l’inutilité, à l’abandon, au désir morbide en opposant optimisme, pondération, Amour, travail, écoute, générosité, et bien d’autres qualités encore, sur le registre de la vraie Humanité. Ici, c’est une ruche de bande d’arrêt d’urgence et si la plupart des abeilles ne peuvent plus voler, on leur apprend à s’accepter comme elles sont et à reprendre goût au Banquet de la Vie, celui des fleurs parfumées. Ces fins psychologues, ces grands connaisseurs de la Souffrance, ils savent parler à tous ces esquintés dans leur chair. Au fracas, ils opposent la pudeur, à la déchéance, ils redonnent de la fierté, à la dépression, sans cesse, ils colorent le ciel en bleu…

En début d’après-midi, quand je suis arrivé dans sa chambre, on venait de lui allouer un fauteuil roulant. Il avait appris à grimper dessus, à s’en débarrasser pour regagner son lit ou encore à se transborder sur une chaise. Autant dire une autonomie digne d’un roi sur son trône !...
Il progressait, mon pote. Jamais il n’avait cédé au découragement, à l’amertume, au désespoir ; si parfois il était traversé par un coup de brouillard, il le cachait bien à son entourage. Et puis, les docteurs étaient optimistes quant à son rétablissement ; ses radios étaient encourageantes, son obstination à retrouver de l’autonomie était flagrante et son entourage participait grandement à sa rééducation.

Naturellement, je me suis attelé aux poignées de son fauteuil ; nous avons franchi la porte de sa chambre et investi, en conquérants joyeux, les longs couloirs. J’étais fier de balader mon pote, de participer à sa liberté d’évasion en le convoyant vers le dehors. J’étais rempli de force et d’abnégation, j’aurais pu l’emporter aussi loin que tous ses délires de témérité.

A deux, nous sommes arrivés à tenir la porte de sortie de son bâtiment purgatoire et nous nous sommes retrouvés dans l’immense parc. Il était heureux comme un gamin découvrant enfin son jardin d’enfants. Il écarquillait les yeux, émerveillé des moindres détails de la Nature. Nous étions applaudis par les épines de pin chavirées dans les remous de la brise méditerranéenne ; les refrains acharnés des cigales racontaient nos exploits et les capiteux parfums de résine fondante chatouillaient nos narines comme des élixirs revigorants.

Enivrés d’air frais, nous avons longé les voitures en stationnement et l’on vantait les qualités de tel ou tel constructeur comme si nous étions au salon de l’auto. On devait banaliser cet exceptionnel pour l’admettre ordinaire dans nos pensées.
Quand on rencontrait des escaliers, on se détournait de notre route en se disant qu’un jour on surmonterait cet obstacle imbécile. C’est moi qui poussais et, pourtant, c’est lui qui transpirait…
Nous avons fait une halte méritée sous les grands platanes. Il a allumé une petite clope ; impressionné, il regardait les volutes danser et s’enfuir bien plus haut que le plafond de sa chambre. Les feuilles, bousculées de soubresauts venteux, laissaient filtrer le soleil et c’était autant de pièces d’or jetées au sol comme des oboles subreptices, des récompenses à tous nos efforts de promenade. Mon pote respirait à fond ; il fermait les yeux. Ses poumons se remplissaient à la cadence soutenue de tous ses émois réveillés dans l’ordre agité de son exaltation souveraine. Mais il fallait repartir, visiter d’autres paysages, respirer d’autres parfums, écouter d’autres refrains, bien différents de ceux de derrière la fenêtre de sa chambre !...
Nous sommes allés voir la mer et ses embruns. Dans la calanque, la mélodie du ressac avait quelque chose de grave et de réjouissant à la fois. La Méditerranée respirait. Les miroitements lointains étaient comme des mèches allumées, des guirlandes de fête, des éclaboussures extraordinaires. Des mouettes planaient comme des cerfs-volants avides d’une destinée d’altitude ; au large, des voiliers butinaient l’écume des vagues en se posant un instant sur les fragiles pétales de leurs dos arrondis ; des cris d’enfants égayaient le panorama avec leurs notes d’effronterie joueuse. Chacun de nos grands soupirs était une signature d’ivresse béate au contrat de la Vie. Nous avons croisé une de ses infirmières et ce fut mille chauds encouragements, mille médailles émérites, à l’ordre de sa persévérance et de ce grand jour de Liberté ! Fier de ses progrès, mon pote s’était redressé dans son fauteuil… Au retour, j’ai eu un peu de mal à ouvrir la porte de son bâtiment car… il dormait profondément…

8 commentaires:

  1. très beau récit de courage et d'amitié !
    m'a rappelé le magnifique film de Grand Corps Malade : "Patients"

    RépondreSupprimer
  2. Avoir un bon copain... Vous avez beaucoup de chance de vous être trouvés ! Bravo. ];-D

    RépondreSupprimer
  3. Oui, j'ai aussi pensé au livre de Grand Corps Malade.

    Et je vois très bien cet hôpital, puisque je suis allée deux fois à Giens.

    RépondreSupprimer
  4. Que c'est beau. Que c'est bien écrit. Cette atmosphère de douce persévérance, de tendre combat, d'amitié conquérante...J'adore.

    RépondreSupprimer
  5. Un beau témoignage d'amitié porté par une plume qui nous embarque dans l'aventure.

    RépondreSupprimer
  6. Un très beau texte Pascal, écrit avec justesse, pudeur et amour de la vie.
    Je relève cette phrase profonde : "on devait banaliser cet exceptionnel pour l'admettre ordinaire dans nos pensées".
    Pascal, merci de nous faire profiter régulièrement de ta belle écriture.

    RépondreSupprimer
  7. Merci pour tous vos coms encourageants.

    RépondreSupprimer
  8. Je viens de découvrir ton texte, je ne me lasse pas de te lire...Quelque soit le sujet, je perçois la justesse des émotions si bien décrites et la poésie dans les descriptions de paysage. Tu as la trempe d'un grand écrivain !

    RépondreSupprimer

Les commentaires sont précieux. Nous chercherons toujours à favoriser ces échanges et leur bienveillance.

Si vous n'avez pas de site personnel, ni de compte Blogger, vous pouvez tout à fait commenter en cochant l'option "Nom/URL".
Il vous faut pour cela écrire votre pseudo dans "Nom", cliquer sur "Continuer", saisir votre commentaire, puis cliquer sur "Publier".