Les
pièces d’or
2007.
Renée Sabran, Giens. C’est l’Hôpital de la région qui récupère
tous les grands accidentés, les polytraumatisés, les paralysés,
les paraplégiques, les tétraplégiques, les déglingués et,
naturellement, mon pote s’était retrouvé dans cette institution
spécialisée.
A
la vue des autres pensionnaires, pétrifiés, allongés sur leurs
lits, souvent handicapés à vie et appareillés de lourds matériels,
son cas n’était pas désespéré. Aux bons offices des équipes
des soigneurs, des rééducateurs, des kinés, des docteurs et de
tout le personnel intensément dévoué à la remise en état des
pensionnaires, il avait entrepris un long programme de rééducation.
Dans
cet établissement, il règne une indolence réconfortante, une
torpeur de cocooning ouatée, une tiédeur de nid rassurante, bien
loin des trépidations brutales de la vie extérieure. Même la
pesanteur du soleil estival, ses brûlures, ses éclats de lumière
éblouissants, sont tempérés par les courants d’air marins qui,
eux seuls, cavalent dans les couloirs. Pourtant, je sais bien que
derrière cette lenteur feinte, ce sont des cris, des larmes, de la
sueur, du sang, des duels sans fin entre courage et abandon, entre
espoir et crainte, entre prétention et renoncement, qui déchirent
les silences pesants des nuits sans sommeil. Ici, c’est le
purgatoire des corps meurtris et l’âme recompte ses membres
manquants en cherchant désespérément un semblant d’équilibre.
Dans
cette partie souvent perdue d’avance, ce revers de médaille
obligatoire où la tricherie n’est pas de mise, chacun des
estropiés doit prendre intimement conscience de ses dégâts,
quantifier ses restes de motricité et apprendre à survivre avec son
handicap.
Et
le personnel, omniprésent, vigilant, interface, tampon, mouchoir,
confident, ami, pallie au découragement, au dégoût, à
l’inutilité, à l’abandon, au désir morbide en opposant
optimisme, pondération, Amour, travail, écoute, générosité, et
bien d’autres qualités encore, sur le registre de la vraie
Humanité. Ici, c’est une ruche de bande d’arrêt d’urgence et
si la plupart des abeilles ne peuvent plus voler, on leur apprend à
s’accepter comme elles sont et à reprendre goût au Banquet de la
Vie, celui des fleurs parfumées. Ces fins psychologues, ces grands
connaisseurs de la Souffrance, ils savent parler à tous ces
esquintés dans leur chair. Au fracas, ils opposent la pudeur, à la
déchéance, ils redonnent de la fierté, à la dépression, sans
cesse, ils colorent le ciel en bleu…
En
début d’après-midi, quand je suis arrivé dans sa chambre, on
venait de lui allouer un fauteuil roulant. Il avait appris à grimper
dessus, à s’en débarrasser pour regagner son lit ou encore à se
transborder sur une chaise. Autant dire
une autonomie digne
d’un roi sur son trône !...
Il
progressait, mon pote. Jamais
il n’avait cédé au
découragement, à l’amertume, au désespoir ; si parfois
il était traversé par
un coup de brouillard, il le cachait bien à son entourage. Et puis,
les docteurs étaient optimistes quant à son rétablissement ;
ses radios étaient encourageantes, son obstination à retrouver de
l’autonomie était flagrante et son entourage participait
grandement à sa rééducation.
Naturellement,
je me suis attelé aux poignées de son fauteuil ; nous avons
franchi la porte de sa chambre et investi, en conquérants joyeux,
les longs couloirs. J’étais fier de balader mon pote, de
participer à sa liberté d’évasion en le convoyant vers le
dehors. J’étais rempli de force et d’abnégation, j’aurais pu
l’emporter aussi loin que tous ses délires de témérité.
A
deux, nous sommes arrivés à tenir la porte de sortie de son
bâtiment purgatoire et nous nous sommes retrouvés dans l’immense
parc. Il était heureux comme un gamin découvrant enfin son jardin
d’enfants. Il écarquillait les yeux, émerveillé des moindres
détails de la Nature. Nous étions applaudis
par les épines de pin
chavirées dans les remous de la brise méditerranéenne ;
les refrains acharnés
des cigales racontaient nos exploits et les capiteux parfums de
résine fondante chatouillaient nos narines comme des élixirs
revigorants.
Enivrés
d’air frais, nous avons longé les voitures en stationnement et
l’on vantait les qualités de tel ou tel constructeur comme si nous
étions au salon de l’auto. On devait banaliser cet exceptionnel
pour l’admettre ordinaire dans nos pensées.
Quand
on rencontrait des escaliers, on se détournait de notre route en se
disant qu’un jour on surmonterait cet obstacle imbécile. C’est
moi qui poussais et, pourtant, c’est lui qui transpirait…
Nous
avons fait une halte méritée sous les grands platanes. Il a allumé
une petite clope ; impressionné, il regardait les volutes
danser et s’enfuir bien plus haut que le plafond de sa chambre. Les
feuilles, bousculées de soubresauts venteux, laissaient filtrer le
soleil et c’était autant de pièces d’or jetées au sol comme
des oboles subreptices, des récompenses à tous nos efforts de
promenade. Mon pote respirait à fond ; il fermait les yeux. Ses
poumons se remplissaient à la cadence soutenue de tous ses émois
réveillés dans l’ordre agité de son exaltation souveraine. Mais
il fallait repartir, visiter d’autres paysages, respirer d’autres
parfums, écouter d’autres refrains, bien différents de ceux de
derrière la fenêtre de sa chambre !...
Nous
sommes allés voir la mer et ses embruns. Dans la calanque, la
mélodie du ressac avait quelque chose de grave et de réjouissant à
la fois. La Méditerranée respirait. Les miroitements lointains
étaient comme des mèches allumées, des guirlandes de fête, des
éclaboussures extraordinaires. Des mouettes planaient comme des
cerfs-volants avides d’une destinée d’altitude ; au large,
des voiliers butinaient l’écume des vagues en se posant un instant
sur les fragiles pétales de leurs dos arrondis ; des cris
d’enfants égayaient le panorama avec leurs notes d’effronterie
joueuse. Chacun de nos grands soupirs était une signature d’ivresse
béate au contrat de la Vie. Nous avons croisé une de ses
infirmières et ce fut mille chauds encouragements, mille médailles
émérites, à l’ordre de sa persévérance et de ce grand jour de
Liberté ! Fier de ses progrès, mon pote s’était redressé
dans son fauteuil… Au retour, j’ai eu un peu de mal à ouvrir la
porte de son bâtiment car… il dormait profondément…
très beau récit de courage et d'amitié !
RépondreSupprimerm'a rappelé le magnifique film de Grand Corps Malade : "Patients"
Avoir un bon copain... Vous avez beaucoup de chance de vous être trouvés ! Bravo. ];-D
RépondreSupprimerOui, j'ai aussi pensé au livre de Grand Corps Malade.
RépondreSupprimerEt je vois très bien cet hôpital, puisque je suis allée deux fois à Giens.
Que c'est beau. Que c'est bien écrit. Cette atmosphère de douce persévérance, de tendre combat, d'amitié conquérante...J'adore.
RépondreSupprimerUn beau témoignage d'amitié porté par une plume qui nous embarque dans l'aventure.
RépondreSupprimerUn très beau texte Pascal, écrit avec justesse, pudeur et amour de la vie.
RépondreSupprimerJe relève cette phrase profonde : "on devait banaliser cet exceptionnel pour l'admettre ordinaire dans nos pensées".
Pascal, merci de nous faire profiter régulièrement de ta belle écriture.
Merci pour tous vos coms encourageants.
RépondreSupprimerJe viens de découvrir ton texte, je ne me lasse pas de te lire...Quelque soit le sujet, je perçois la justesse des émotions si bien décrites et la poésie dans les descriptions de paysage. Tu as la trempe d'un grand écrivain !
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