La
grande illusion
Avec
le temps, quand la passion de l’Amour se ternit, s’use et
s’estompe, il te reste les dommages collatéraux : une femme,
des gosses, une baraque, des crédits et des chaînes aux pieds pour
ne jamais t’en séparer. Te voilà préoccupé par cet
extraordinaire devoir de sacrifice d’élever cette progéniture
qui, un jour, te crachera forcément à la figure…
Pour
y arriver, tu as fait des concessions, tu as tiré des plans sur la
comète, t’as menti, t’as cru, t’as espéré, t’as rêvé,
t’as osé, tu t’es battu, t’as tué ; un à un, avec tes
moyens, bons et mauvais, t’as grimpé tous les barreaux de
l’échelle sociale et, de là-haut, le paysage n’est pas fameux ;
tu n’as même pas le vertige. Tu te demandes tout à coup si toute
cette débauche d’énergie valait ce point de vue, sans véritable
couleur.
Un
jour, un jour seulement, t’as tenu le monde entre tes menottes !
T’as regardé le soleil dans les yeux ! T’as même supervisé
l’univers avec des pensées d’argonaute !
Toujours
en rudesse, t’as pris tout ce que tu pouvais prendre et t’as
jamais dit merci parce que, dire merci, ce n’est que de la
faiblesse…
Ce
que tu prenais pour des actes d’héroïsme, ce n’était que de
l’opportunisme. Pourtant, t’es presque heureux ; ni
galérien, ni kamikaze, ni soldat, ni lépreux, ni gladiateur, t’as
évité les guerres, la peste et le choléra ; t’es passé au
travers du suicide, des accidents et des faits divers. Ta génération
est bénie, tu n’as jamais eu faim, ni froid, même si tu crains
les bousculades. Tu ne seras jamais un héros ; t’as jamais
été courageux pendant les moments d’empoignade…
En
équilibre instable, t’as rien compris ; t’as été malaxé
par le tourbillon de la Vie, concassé par ta destinée, brutalisé
par le hasard, galvanisé par ta libido de petit Roméo !
La
Nature t’a berné ; elle t’a seulement réclamé la dette de
ta descendance. En échange, avec sa poudre aux yeux, ses
faux-semblants, ses artifices, ses pansements, elle t’a baladé
dans ses décors et tu n’y as vu que du feu. T’es formaté
jusqu’à l’os, bonhomme. Et ces femmes, ces femmes ! Celles
qui remplaçaient inlassablement les précédentes, tu ne leur
trouvais grâce et séduction que par la force des plaisirs de la
chair.
Reproducteur,
sans le vouloir vraiment, t’as fait ton devoir de chaînon manquant
et tu as rendu ta copie à l’humanité ; ce n’est pas fameux
mais tu as fait comme t’as pu. Modeste pièce de puzzle, tu auras
comblé, avec ton temps, une infime parcelle des quelques six
milliards d’années de cette planète…
Allez,
ose un seul tour sur toi-même, pas deux : veule comme tu es, tu
te surprendrais à valser pour éluder la Question. Quand tu te
retournes, regarde un peu plus loin que ton ombre servile ; on
ne voit bien qu’avec les tripes. Tout bête, parce que ça te saute
aux yeux, tu t’aperçois que t’es moins qu’une poussière, t’es
moins qu’un soupir, t’es moins qu’une goutte de pluie, qu’une
merde, et cela a toujours été. Aujourd’hui, tes certitudes sont
périmées, tes repères sont archaïques, tes réalités
s’écroulent. Ce qui était vrai hier est faux aujourd’hui ;
le sol est mouvant et t’as l’impression qu’il va t’aspirer.
Tu as une sagesse approximative qui ne correspond plus à l’air du
temps. Condamné, tu subis la sentence de l’inexorable…
Pourtant,
un jour d’imposture, t’es fier d’être le patriarche à ta
table ; t’es le prélat sous ton toit ; on a pour tes
cheveux blancs des déférences complaisantes, des politesses
hypocrites, des tolérances captieuses. Tu trônes en maître mais
personne ne t’écoute ; quand tu pouvais parler, tu n’avais
rien à dire et maintenant que tu le peux, tout ce que tu argumentes
est obsolète, et personne ne prête attention à tes sermons
radotés…
Dis ?
Tu réalises enfin ? La vie qu’on t’a donnée ne
t’appartenait même pas. Tu es né breton, catholique et blanc, tu
aurais pu naître lapon, musulman ou sénégalais. Par hérédité,
obligation, jalousie, cupidité, orgueil, mimétisme, coincé dans le
moule, t’as fait comme les autres. Matérialiste, pour te
raccrocher à quelque chose, t’es fier de ta maison avec vue sur la
mer, de ta piscine, de tes arbres, de ses quatre chambres, même si
plus personne ne vient dormir chez toi. Aujourd’hui, tu évolues
dans un monde que tu ne reconnais pas. Tu n’es même plus capable
de ranger tous les événements neufs dans l’ordre de ta
compréhension. Il te reste des habitudes pour combler ce mal-être
pesant, cette pré-radiation galopante, cette insidieuse mise sur la
touche…
T’as
commencé à vieillir quand le Feu Sacré ne te brûlait plus. Te
voilà raisonnable par la force de tes faiblesses. Finis les excès,
les nuits magiques, les frissons d’alcôves ; ton corps te
rattrape et tu sens que tu vas morfler pour tous les écarts que tu
lui as fait subir, pendant les années d’allégresse. Retraité de
corps et d’esprit, te voilà devenu vieux avant d’être adulte,
te voilà construisant des maquettes de souvenirs ; t’es
supporter, t’es choriste, t’es collectionneur, t’es le roi du
loto du dimanche, t’es bouquiniste, t’es « pétanqueur »,
tu ne rates aucun des repas du troisième âge, tu vas aux
champignons, tu vas à la pêche, tu vas aux commissions, t’emmènes
madame faire quelques voyages, t’es de toutes les attractions. Tes
petits-enfants qui sautent sur tes genoux ?!... Ils arrivent
d’une autre planète ! Ils remarquent tes rides, ils comptent
tes larmes de vieux, ils te chassent, ils te poussent dans le trou.
Ils ne se voient pas dans ton visage et c’est tant mieux : la
supercherie perdure. Ha, ces petits merdeux, sans nulle
compassion ; avant, tu regardais avec application leurs bulletins de
notes, maintenant, tu examines, avec appréhension, tes résultats
d’analyses…
Parce
que tous les hommes sont des lâches, parce que la Passion se meurt,
tu voudrais que toutes les peaux de saucisson empilées sur tes yeux
ne s’écartent jamais ; avec tes œillères, tu es comme un
cheval de labeur au bout de son dernier champ. Ha oui, tu picoles un
peu, juste pour avaler la pilule…
Bien
sûr, t’as des espoirs, aussi, mais ils n’appartiennent qu’à
toi ; ils sont des rêves insensés, sensationnels, qui ne
s’exauceront jamais, et c’est tant mieux parce que tu ne serais
qu’un petit enfant naissant devant ce nouveau défi.
Gamin,
tu as évité l’ablation des amygdales, de l’appendice et des
dents de sagesse, tu n’échapperas pas à la prostate, aux
rhumatismes et au dentier ; Parkinson te guette avec ses
frissons intenables, Alzheimer ne t’oublie pas et que dire du
cancer, tapi dans tous tes recoins…
Alors,
au bout du rouleau, t’as la bête impression d’avoir gaspillé ta
vie ; l’Amour et tout son cortège de « je t’aime »,
ses poèmes à l’eau de rose, ses sourires mystérieux, tout ça,
ce n’était que pour mieux t’empoisonner à la cause de cette
Nature emprisonnante. T’as un sale goût dans la bouche, tu t’es
mordu ta lèvre ; il te semble que tu as raté un million de
choses. Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait… Toi, t’aurais
bien aimé refaire quelques tours de manège, caresser le visage de
ta maman, escalader des montagnes, multiplier des records qui ne
servent à rien, visiter Mars, Jupiter, soigner les ours polaires,
réécrire Vingt mille lieues sous les mers, monter sur des planches,
jouer Sganarelle, tenir, du bout des yeux, un cerf-volant sans
ficelle…
C’est
l’emballage final, ton étoile se meurt. Sentant la camarde en
route, t’as un regain de piété ; n’as-tu donc pas été,
un jour, baptisé ? Allez, trêve de confidences, c’est
l’heure ; ta carte vitale est à jour. T’as même pas peur
d’y aller du cigare ; t’es en règle…
Pauvre
type… t’as toujours été en règle…
Un tour de soi sans complaisance, un regard sur sa vie passée acerbe.
RépondreSupprimerToujours très bien écrit Pascal.
Il me reste deux cuillers (cuiller écrit à l'ancienne) de cyanure, j'en garde une pour moi... Tu veux l'autre ?
RépondreSupprimerC'est un beau texte à l'évidence. ];-D
Texte sombre, désabusé voire désespéré, mais quelle écriture ! Une "grande illusion" sans illusions... Bravo Pascal !
RépondreSupprimer"avant, tu regardais avec application leurs bulletins de notes, maintenant, tu examines, avec appréhension, tes résultats d’analyses…"
RépondreSupprimerce texte est tellement désespéré désespérant qu'il en devient drôle !
C'est qui déjà qui a écrit "la vie est une farce à mener par tous"
Ah oui ! Arthur Rimbaud ! ;-)
La vie est une pièce de théâtre en trois actes : acte de présence, acte de chair et acte décisif... ;)
SupprimerCe texte est terrible, sans pitié, mais surtout très bien écrit.
RépondreSupprimer"Te voilà raisonnable par la force de tes faiblesses" très très bon.
je me dis que malgré ce constat impitoyable, désillusionné, amer et douloureux, tu poursuis l'envie de communiquer par les écrits sur des pensées, ou des textes imaginaires, et de construire un dialogue avec nous, avec d'autres...
RépondreSupprimern'est-ce pas le fait de l'humain de se sentir souvent petit et misérable et cependant de continuer à construire par la force de sa pensée et de sa communication ? jusqu'au bout...qu'on ne connaît pas vraiment...et peut-être même au-delà du bout
J'aimerai te faire avouer (par la force s'il le faut:)!) que tout ça c'est faut mais faire l'autruche ne changera rien, d'ailleurs la machine infernale est juste derrière moi, je l'entends quand je ferme les yeux le soir...Elle écrase tous les efforts, tous les beaux souvenirs...Elle n'aime pas les vieux !
RépondreSupprimerFabuleux !
RépondreSupprimer« Coincé dans le moule, t’as fait comme les autres. »
Pffffiouuu ...Très beau texte du début à la fin.
¸¸.•*¨*• ☆