jeudi 18 octobre 2018

Marité - Une jolie rue

Œil de Tigre et les clampes.

Comme chaque semaine, Berthe Jalinat descend de la rue du Point du Jour, si joliment nommée - de tout là-haut, l'on y voit, bien mieux que partout ailleurs l'aube poindre et l'on dispose d'une vue plongeante et spectaculaire sur la ville - pour faire ses courses place de la cathédrale. Elle se lève tôt pour préparer les enfants avant l'école et le fricot du mari qui travaille à la Manu. Elle attend le samedi avec impatience pour disposer de sa matinée et surtout pour retrouver l'ambiance du marché et parler un peu avec les paysannes de sa famille. Elle descend allègrement les "80" son panier au bras.

De son côté, Marthe Chauzu quitte la rue de la Barussie après avoir étendu du linge à une fenêtre de son logis. Elle se réjouit à l'avance de pouvoir garnir son cabas de produits frais provenant directement des fermes avoisinantes. Elle raffole de l'atmosphère bon enfant et haute en couleurs de ce marché pittoresque. Elle s'ennuie un peu, seule tous les jours - son époux travaille aussi à la Manu - et apprécie de voir du monde. Elle aime bien sa rue paisible mais ses hautes maisons moyenâgeuses la rendent sombre et elle aspire à plus de lumière quelquefois. En bas, c'est quand même plus clair. Elle sait aussi qu'elle retrouvera vers midi sa belle-sœur Berthe au coin de la rue du Trech et de la rue du Fouret. C'est là leur lieu de pause avant d'attaquer bravement, l'une et l'autre, les escaliers qui mènent chez elles. Et ça grimpe sur les collines de Tulle !

Les deux femmes échangent alors des nouvelles de leur parenté, font l'inventaire de leurs paniers respectifs en râlant sur le prix du beurre et des œufs. La conversation commence habituellement comme ceci avant que n'arrivent les commérages qu'elles ont pu récolter tout en effectuant leurs achats.

Aujourd'hui et depuis longtemps déjà, elles ne prennent plus le temps des politesses tellement leur excitation est à son comble. Elles regardent fixement la façade majestueuse en calcaire blanc et grès rouge de Collonges de la Préfecture : elles sont aux premières loges. Car c'est dans cet hôtel somptueux que tout a commencé. Ou plutôt dans ses bureaux d'administration.

- Tu sais ce que j'ai entendu ce matin ? Il parait qu'on connait "l'Oeil du Tigre" avance Marthe.
- Des racontars, tout ça. Il n'a pas fini d'empoisonner la ville avec ses lettres ordurières.
Tu imagines ? Personne n'échappe à ses papiers malfaisants. Même pas le Préfet et l'Evèque.
- Tu as remarqué : les personnes concernées par ces saletés travaillent à la Préfecture ou habitent le quartier du Trech. Ce doit être quelqu'un du coin. M'est avis que l'on agit par jalousie.
- Sans doute. Moi, je m'attends à tout. Je me demande comment mon homme se comporterait s'il recevait un truc pareil. Le Louis Fageardie en a trouvé une dans sa boîte il y a 15 jours. Le pauvre, sa femme venait juste d'accoucher. Et il apprend que l'enfant n'est pas de lui.
- Oh, m'étonnerait pas ! La Justine, elle fait la fière mais on sait d'où elle sort, hein ? Sa mère l'a eue avec le chef de gare. C'est un secret pour personne. Et telle mère, telle fille !
- Alors, pour toi, ces torchons reflèteraient une certaine vérité réplique Marthe ? Quand même...
- Ma chère, il n'y a pas de fumée sans feu.

Elles se taisent soudain et se redressent. Leur cousine Marie, plumassière chez les Gentil arrive tout essoufflée, quelques plumes s'envolant de son tablier. Elle vient quelquefois à leur rencontre pour cancaner.
- Ah, mes pauvres, si vous saviez...
- Raconte s'exclament d'une seule voix les deux autres commères.
- Je n'ai pas beaucoup de temps : Monsieur Gentil est comme fou. Figurez-vous qu'il a ramassé tout à l'heure une enveloppe glissée sous la porte du magasin.
- Et alors ?
- Vous ne devinez pas ? Le Corbeau, encore le Corbeau sûrement. Il est devenu tout pâle en lisant et a appelé Madame qui était à son Poing de Tulle dans la pièce à côté. Il m'a demandé de sortir. Et me voilà. J'ai peur. Tout le monde sait que Madame...
- Ben oui. On le sait qu'elle porte le pantalon. C'est pas nouveau.
- En sortant, j'ai entendu Monsieur Gentil pleurer. Vous vous rendez compte ? Il n'arrêtait pas de répéter : moi, un cornard, un couilles molles, un diable de bénitier.
La Marthe et la Berthe s'esclaffent.
- Ça vous fait rire ? Pas moi. Si Monsieur se suicide comme Gibert, qu'est ce que je vais devenir avec mes petiots ?
- T'inquiète la rassure Marthe. Il paraît qu'on le tient. Mais bouche cousue dit-elle en accompagnant ses paroles d'une croix sur ses lèvres.
- Ah bon ? Il serait temps. On va tous y passer si ça continue. Je me sauve. Bonjour chez vous.

Les clampes ont assez discouru pour ce matin. Il est temps de regagner leur foyer et d'aller raconter aux voisines, sous le sceau du secret, bien entendu, les derniers potins sur l'Affaire.

Quand je me rends à Tulle et que je marche dans la rue du Trech - cette rue chargée d'histoire et d'histoires - je contemple la sculpture en granit de Pierre Jaquin représentant deux commères qu'ici on appelle des clampes. Je les imagine fort bien se racontant à mi-voix tous les ragots entendus au marché de la cathédrale et qu'elles colportent ensuite allègrement, en en rajoutant une louche, même si - promis, juré - elles gardent pour elles ce qu'on leur a confié.
Elles ont eu du grain à moudre pendant les quatre années, de 1917 à 1921, pendant lesquelles le Corbeau, se qualifiant lui-même - ou plutôt elle-même puisqu'il s'agissait d'une femme, Angèle Laval, employée à la Préfecture - d'Oeil de Tigre" a sévi sur la ville. Cette affaire sordide, sur fond de jalousie et de haine a inspiré à Henri-Georges Clouzot le film Le Corbeau, interdit de parution en salles pendant trois ans.
Quant à Angèle Laval, elle a terminé ses jours en 1967 dans ce quartier du Trech où elle avait semé la panique dans ses jeunes années. Je l'ai peut être croisée sans le savoir.


- les "80" : Tulle est la ville aux sept collines - comme Rome, excusez du peu ! - et des mille marches. Des volées d'escaliers partent à l'assaut des ses divers versants, les "80" étant l'un d'eux. Il parait même qu'il y a plus de 80 marches. Je n'ai pas vérifié. 
- le poinct de Tulle ou dentelle de Tulle est un point de broderie exécuté à l'aiguille sur un réseau en fil très fin. Le nom de tulle pour les tutus, voiles de mariées etc...vient de là.
- La Manu : abréviation donnée par les Corréziens à la manufacture d'armes fondée en 1777 et abritant aujourd'hui un musée.

14 commentaires:

  1. vegas sur sarthe18 octobre 2018 à 18:10

    Les potins font résonner ces rues pittoresques qu'on a bien envie d'arpenter… malgré tant de marches ! Merci pour la visite et la photo, Marité

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    1. Vegas, la Corrèze t'attend ! ;-)

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    2. vegas sur sarthe19 octobre 2018 à 17:06

      J'aime bien me faire désirer mais je ne dis pas non :)

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  2. Que voilà une belle histoire ! Papotages et commérages, radio corbeau que c'est rigolo.

    Hollande en visite à Sainte Gudule
    A hier pondu trois nodules...
    Entre Brive et Tulle.

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    1. Radio corbeau c'est aussi un fléau Andiamo.
      François ? Il est sorti de la bulle... ! :-)

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  3. tu viens de m'instruire des origines du film "Le corbeau" !

    et de me montrer que Tulle a finalement des ressemblances avec ma ville natale (Saint Etienne) dénommée elle aussi "ville aux 7 collines" avec des rues extrêmement pentues dont certaines ont des volées d'escaliers, ayant une Manu (facture d'armes), et dont le patois disait "clanques" pour désigner les commères :)

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    1. Est-ce que St Etienne est aussi la capitale de l'accordéon Tisseuse ? :-) Parce qu'à Tulle cet instrument de musique est roi avec Maugein et les Nuits de Nacre. Mais, c'est vrai : vous avez le Chaudron...où se joue une autre musique !

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    2. non, pas plus d'accordéon qu'ailleurs, mais autrefois ce qui nous rapprochait aussi de Tulle et de sa dentelle c'était la passementerie (tissage des rubans)

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  4. Chauzu et Jalinat potinent sec ! Pour notre plaisr de lecteurs !
    Merci du rappel instructif sur le sombre volatile et de tes infos sur Tulle, que je connais pas !

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    1. K : il y a eu aussi un livre écrit par Francette Vigneron intitulé l'Oeil du Tigre où elle relate très exactement toute cette affaire et le procès qui a suivi.

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  5. Si je comprends bien, à Tulle, on ne fait pas dans la dentelle !
    Quel talent pour faire revivre ces commérages !
    Bravo Marité
    ¸¸.•*¨*• ☆

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    1. Je te vois bien avec une ombrelle et des mitaines au poinct de Tulle !

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  6. Les potins du marché, rien n'a changé.

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  7. C'est bien de nous faire visiter cet endroit si propice aux petits billets et aux lettres anonymes...

    Vrai, la Corrèze pond dense ! ;-)

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