Œil de Tigre et les
clampes.
Comme chaque semaine,
Berthe Jalinat descend de la rue du Point du Jour, si joliment nommée
- de tout là-haut, l'on y voit, bien mieux que partout ailleurs
l'aube poindre et l'on dispose d'une vue plongeante et spectaculaire
sur la ville - pour faire ses courses place de la cathédrale. Elle
se lève tôt pour préparer les enfants avant l'école et le fricot
du mari qui travaille à la Manu. Elle attend le samedi avec
impatience pour disposer de sa matinée et surtout pour retrouver
l'ambiance du marché et parler un peu avec les paysannes de sa
famille. Elle descend allègrement les "80" son panier au
bras.
De son côté, Marthe
Chauzu quitte la rue de la Barussie après avoir étendu du linge à
une fenêtre de son logis. Elle se réjouit à l'avance de pouvoir
garnir son cabas de produits frais provenant directement des fermes
avoisinantes. Elle raffole de l'atmosphère bon enfant et haute en
couleurs de ce marché pittoresque. Elle s'ennuie un peu, seule tous
les jours - son époux travaille aussi à la Manu - et apprécie de
voir du monde. Elle aime bien sa rue paisible mais ses hautes maisons
moyenâgeuses la rendent sombre et elle aspire à plus de lumière
quelquefois. En bas, c'est quand même plus clair. Elle sait aussi
qu'elle retrouvera vers midi sa belle-sœur Berthe au coin de la rue
du Trech et de la rue du Fouret. C'est là leur lieu de pause avant
d'attaquer bravement, l'une et l'autre, les escaliers qui mènent
chez elles. Et ça grimpe sur les collines de Tulle !
Les deux femmes échangent
alors des nouvelles de leur parenté, font l'inventaire de leurs
paniers respectifs en râlant sur le prix du beurre et des œufs. La
conversation commence habituellement comme ceci avant que n'arrivent
les commérages qu'elles ont pu récolter tout en effectuant leurs
achats.
Aujourd'hui et depuis
longtemps déjà, elles ne prennent plus le temps des politesses
tellement leur excitation est à son comble. Elles regardent fixement
la façade majestueuse en calcaire blanc et grès rouge de Collonges
de la Préfecture : elles sont aux premières loges. Car c'est dans
cet hôtel somptueux que tout a commencé. Ou plutôt dans ses
bureaux d'administration.
- Tu sais ce que j'ai
entendu ce matin ? Il parait qu'on connait "l'Oeil du Tigre"
avance Marthe.
- Des racontars, tout ça.
Il n'a pas fini d'empoisonner la ville avec ses lettres ordurières.
Tu imagines ? Personne
n'échappe à ses papiers malfaisants. Même pas le Préfet et
l'Evèque.
- Tu as remarqué : les
personnes concernées par ces saletés travaillent à la Préfecture
ou habitent le quartier du Trech. Ce doit être quelqu'un du coin.
M'est avis que l'on agit par jalousie.
- Sans doute. Moi, je
m'attends à tout. Je me demande comment mon homme se comporterait
s'il recevait un truc pareil. Le Louis Fageardie en a trouvé une
dans sa boîte il y a 15 jours. Le pauvre, sa femme venait juste
d'accoucher. Et il apprend que l'enfant n'est pas de lui.
- Oh, m'étonnerait pas !
La Justine, elle fait la fière mais on sait d'où elle sort, hein ?
Sa mère l'a eue avec le chef de gare. C'est un secret pour
personne. Et telle mère, telle fille !
- Alors, pour toi, ces
torchons reflèteraient une certaine vérité réplique Marthe ?
Quand même...
- Ma chère, il n'y a pas
de fumée sans feu.
Elles se taisent soudain
et se redressent. Leur cousine Marie, plumassière chez les Gentil
arrive tout essoufflée, quelques plumes s'envolant de son tablier.
Elle vient quelquefois à leur rencontre pour cancaner.
- Ah, mes pauvres, si
vous saviez...
- Raconte s'exclament
d'une seule voix les deux autres commères.
- Je n'ai pas beaucoup de
temps : Monsieur Gentil est comme fou. Figurez-vous qu'il a ramassé
tout à l'heure une enveloppe glissée sous la porte du magasin.
- Et alors ?
- Vous ne devinez pas ?
Le Corbeau, encore le Corbeau sûrement. Il est devenu tout pâle en
lisant et a appelé Madame qui était à son Poing de Tulle dans la
pièce à côté. Il m'a demandé de sortir. Et me voilà. J'ai peur.
Tout le monde sait que Madame...
- Ben oui. On le sait
qu'elle porte le pantalon. C'est pas nouveau.
- En sortant, j'ai
entendu Monsieur Gentil pleurer. Vous vous rendez compte ? Il
n'arrêtait pas de répéter : moi, un cornard, un couilles molles,
un diable de bénitier.
La Marthe et la Berthe
s'esclaffent.
- Ça vous fait rire ?
Pas moi. Si Monsieur se suicide comme Gibert, qu'est ce que je vais
devenir avec mes petiots ?
- T'inquiète la rassure
Marthe. Il paraît qu'on le tient. Mais bouche cousue dit-elle en
accompagnant ses paroles d'une croix sur ses lèvres.
- Ah bon ? Il serait
temps. On va tous y passer si ça continue. Je me sauve. Bonjour chez
vous.
Les clampes ont assez
discouru pour ce matin. Il est temps de regagner leur foyer et
d'aller raconter aux voisines, sous le sceau du secret, bien entendu,
les derniers potins sur l'Affaire.
Quand je me rends à
Tulle et que je marche dans la rue du Trech - cette rue chargée
d'histoire et d'histoires - je contemple la sculpture en granit de
Pierre Jaquin représentant deux commères qu'ici on appelle des
clampes. Je les imagine fort bien se racontant à mi-voix tous les
ragots entendus au marché de la cathédrale et qu'elles colportent
ensuite allègrement, en en rajoutant une louche, même si - promis,
juré - elles gardent pour elles ce qu'on leur a confié.
Elles ont eu du grain
à moudre pendant les quatre années, de 1917 à 1921, pendant
lesquelles le Corbeau, se qualifiant lui-même - ou plutôt elle-même
puisqu'il s'agissait d'une femme, Angèle Laval, employée à la
Préfecture - d'Oeil de Tigre" a sévi sur la ville. Cette
affaire sordide, sur fond de jalousie et de haine a inspiré à
Henri-Georges Clouzot le film Le Corbeau, interdit de parution en
salles pendant trois ans.
Quant à Angèle
Laval, elle a terminé ses jours en 1967 dans ce quartier du Trech où
elle avait semé la panique dans ses jeunes années. Je l'ai peut
être croisée sans le savoir.
- les "80" :
Tulle est la ville aux sept collines - comme Rome, excusez du peu ! -
et des mille marches. Des volées d'escaliers partent à l'assaut des
ses divers versants, les "80" étant l'un d'eux. Il parait
même qu'il y a plus de 80 marches. Je n'ai pas vérifié.
- le poinct de Tulle ou
dentelle de Tulle est un point de broderie exécuté à l'aiguille
sur un réseau en fil très fin. Le nom de tulle pour les tutus,
voiles de mariées etc...vient de là.
- La Manu : abréviation
donnée par les Corréziens à la manufacture d'armes fondée en 1777
et abritant aujourd'hui un musée.
Les potins font résonner ces rues pittoresques qu'on a bien envie d'arpenter… malgré tant de marches ! Merci pour la visite et la photo, Marité
RépondreSupprimerVegas, la Corrèze t'attend ! ;-)
SupprimerJ'aime bien me faire désirer mais je ne dis pas non :)
SupprimerQue voilà une belle histoire ! Papotages et commérages, radio corbeau que c'est rigolo.
RépondreSupprimerHollande en visite à Sainte Gudule
A hier pondu trois nodules...
Entre Brive et Tulle.
Radio corbeau c'est aussi un fléau Andiamo.
SupprimerFrançois ? Il est sorti de la bulle... ! :-)
tu viens de m'instruire des origines du film "Le corbeau" !
RépondreSupprimeret de me montrer que Tulle a finalement des ressemblances avec ma ville natale (Saint Etienne) dénommée elle aussi "ville aux 7 collines" avec des rues extrêmement pentues dont certaines ont des volées d'escaliers, ayant une Manu (facture d'armes), et dont le patois disait "clanques" pour désigner les commères :)
Est-ce que St Etienne est aussi la capitale de l'accordéon Tisseuse ? :-) Parce qu'à Tulle cet instrument de musique est roi avec Maugein et les Nuits de Nacre. Mais, c'est vrai : vous avez le Chaudron...où se joue une autre musique !
Supprimernon, pas plus d'accordéon qu'ailleurs, mais autrefois ce qui nous rapprochait aussi de Tulle et de sa dentelle c'était la passementerie (tissage des rubans)
SupprimerChauzu et Jalinat potinent sec ! Pour notre plaisr de lecteurs !
RépondreSupprimerMerci du rappel instructif sur le sombre volatile et de tes infos sur Tulle, que je connais pas !
K : il y a eu aussi un livre écrit par Francette Vigneron intitulé l'Oeil du Tigre où elle relate très exactement toute cette affaire et le procès qui a suivi.
SupprimerSi je comprends bien, à Tulle, on ne fait pas dans la dentelle !
RépondreSupprimerQuel talent pour faire revivre ces commérages !
Bravo Marité
¸¸.•*¨*• ☆
Je te vois bien avec une ombrelle et des mitaines au poinct de Tulle !
SupprimerLes potins du marché, rien n'a changé.
RépondreSupprimerC'est bien de nous faire visiter cet endroit si propice aux petits billets et aux lettres anonymes...
RépondreSupprimerVrai, la Corrèze pond dense ! ;-)