Le p’tit chemin
« Où
vas-tu ?... »
« Je
vais jusqu’au poteau blanc !... »
Dans
notre p’tit chemin, c’était notre limite, notre frontière, à ne pas dépasser.
Plus loin, c’était un au-delà incertain qu’on ne pouvait franchir qu’à la main
de notre mère. C’était nos premiers envols du nid. On partait à la grande
découverte de la Nature. Il était à une vingtaine de mètres de notre portail,
autant dire le bout du monde pour nous, les petits pioupious. Pour rentrer plus
vite, en cas d’un impondérable, d’une voiture surgissant dans son horizon ou
d’une silhouette patibulaire s’avançant dans notre décor, on laissait un des
battants ouverts. On était plus farouches qu’une volée de moineaux quand on
rentrait en courant avec nos rires de bousculade ! Tout était prétexte
aux jeux : une plume, un caillou, un bâton, un bruit, un frisson !...
Dans
les flaques, je fignolais mes premiers ricochets, je laissais flotter mes bouts
de bois sous les boulets de la pluie, je constatais mes chaussures trempées,
mes éternuements en échange et la sévérité grondante de ma mère ! Ces
flaques, elles réfléchissaient plus que moi… Dans leurs psychés, je voyais mon
visage ridé de leurs tempêtes intérieures ; il y passait des lourds nuages
en déversoirs mais l’hiver, c’était nos patinoires !...
« Où
vas-tu ?... »
Le
nez rouge, les mains gelées, les oreilles en feu et l’haleine vaporeuse, on
restait dehors jusqu’à ce que la nuit nous surprenne au milieu de nos
amusements. En général, c’est quand mon père fermait les volets qu’il fallait vite
retrouver la maison : « Allez, c’est l’heure de rentrer… » C’était
le signal irrévocable de notre retraite mais on espérait du froid dans la nuit
pour garder tous nos jeux intacts.
Le
soir, les faibles ampoules des deux lampadaires de notre ruelle s’allumaient de
concert. Dans le halo d’un épais brouillard, elles étaient deux petites
lucioles égarées dans ce tumulte silencieux mais dans la tourmente d’une
importante chute de neige, elles étaient les témoins de nos regards émerveillés
quand on entrouvrait le portail pour constater l’ampleur de la féerie. Quand il
pleuvait, on pouvait penser à des pleurs ou à des gouttes au nez. Parfois,
celle devant notre maison tombait en panne, et c’est maman qui était bien
ennuyée quand elle allait faire des courses nocturnes. Souvent, je l’accompagnais
pour… la protéger…
« Où
vas-tu ?... »
Au
printemps, j’arrivais toujours à cueillir quelques fleurs, le long de ce petit
chemin. Avec deux coquelicots, trois tiges de pissenlit, une marguerite, je
retournais tout fier à la maison, avec mon trophée dans la menotte, et maman
remplissait un petit vase de remerciement qui trônait sur le manteau de la
cheminée à la salle à manger.
A
une certaine époque de l’année, le soleil se couchait pile dans le prolongement
de notre petit chemin. Pendant sa course descendante, il enflammait les nuages
en jaune, en vert, en rouge, en parme puis, doucement, il s’effondrait entre
les fils électriques comme s’il descendait tranquillement de l’échelle du
Temps. Quand il avait disparu, il restait en suspens une douce moiteur bleutée,
seulement bousculée par les folles poursuites des martinets. Parfois, ils nous
rasaient les cheveux avec leurs acrobaties aériennes ! Ils nous grondaient
avec leurs piaillements incessants comme si on les dérangeait au milieu de
leurs joutes endiablées !...
« Où
vas-tu ?... »
L’été,
mon père arrosait le sol devant notre portail pour ne pas que la poussière
s’envole dans la maison par nos fenêtres grandes ouvertes et pour refroidir
notre petit chemin. Les effluves de goudron, de terre et d’herbe se
mélangeaient dans un brouet envoûtant aux senteurs indéfinissables. Pendant un
moment, comme une intense sensation heureuse, il naissait alors une sorte de
fraîcheur éphémère qui courait dans notre chemin. Parfois, il me laissait tenir
le tuyau d’arrosage ; l’œil fermé, la langue coincée entre les lèvres, je
m’appliquais à mouiller chaque gravier de la rue avec une attention soutenue
jusqu’à ce que mon père me dise de changer de coin.
C’est
dans ce petit chemin que j’ai appris à faire du vélo ! Ha, ces premières
sensations de vent sur le visage ! Quelle exaltation, la vitesse ! A
cette époque, je jouais aussi beaucoup aux indiens à cause de tout le
mercurochrome peint un peu partout sur mes blessures…
« Où
vas-tu ?... »
A
l’automne, le lierre accroché sur le mur d’en face rougissait immanquablement.
Aux premiers frimas, des merles et des étourneaux venaient picorer dans les
grappes, sous les feuilles bariolées. On entendait leur charivari, leurs
piaillements, leurs éternelles disputes, dans l’enchevêtrement des branches
alourdies.
Je
ramassais des petits gris le long des murs de ce petit chemin ; avec un
bâton, je fouillais dans les hautes herbes et comme un pisteur de savane, je
relevais les traces de bave jusqu’à l’escargot surpris.
Le
platane de la propriété, en face de chez nous, semait toutes ses feuilles dans
notre petit chemin et c’était une joie intense de les faire craquer sous mes marches
fanatiques ; c’était terriblement enivrant...
« Où
vas-tu ?... »
Un
jour de déveine, un jour insupportable, c’est dans ce p’tit chemin que j’ai
appris que le père Noël n’existait pas ; cela m’a fait plus mal que ma
plus terrible chute de vélo. Alors, le traîneau, les rennes, les cadeaux, tout
ça, c’était du pipeau ?... Alors, les bougies, les guirlandes, la
cheminée, c’est nos parents qui entretenaient la magie ?... Ce jour-là, j’ai
perdu l’innocence merveilleuse de l’enfant que j’étais mais les saisons ont
continué leurs bons offices dus à l’année et même si mes jeux n’étaient plus
aussi enchanteurs, dans mon p’tit chemin, pour les bêtises, je mettais toujours
tout mon cœur…
Un
jour, ils l’ont baptisé, notre p’tit chemin : c’est la rue André Dossat.
« Où
vas-tu ?... »
Le
long du p’tit chemin, je cherche vainement les parfums de mon enfance…
on a envie d'imaginer qu'il sent la noisette ce petit chemin :)
RépondreSupprimeril est vrai que, au vu de la construction galopante, un certain nombre de petits chemins sont devenus des rues, au fil du temps
ton texte nous rappelle qu'ils ont mené auparavant vers la campagne... et ses attraits d'aventure
Mon petit chemin c'était une rue, une rue empierrée, point d'asphalte, la lecture de ton billet m'a ramenée des années et des années en arrière, des souvenirs semblables d'une époque où la télé n'existait pas, alors le téléphone tu penses... Concernant les ampoules des lampadaires, nos lance-pierres se chargeaient de les éteindre ! Merci pour cette petite madeleine. ];-D
RépondreSupprimerTes quatre saisons sont merveilleuse, Pascal. Tendres et en pente douce comme l'enfance.
RépondreSupprimerMerci pour cette évocation de tes souvenirs.
J'ai adoré.
¸¸.•*¨*• ☆
Comme ce texte est beau, parfumé d'enfance et de nature ! J'adore moi aussi Pascal. Merci pour ce bon moment de lecture.
RépondreSupprimer"Où vas-tu ?" Mon cœur s'est serré. J'ai tellement entendu prononcer ces trois mots par ma maman, moi, la sauvageonne, la toujours en vadrouille par les chemins à la poursuite de mes rêves !
AH le poteau blanc. On a tous un poteau blanc. Mythique finalement.
RépondreSupprimerMerci !
De la même manière qu'"il faudrait nationaliser le bonheur" (Wolinski) il faudrait interdire le vieillissement !
RépondreSupprimerMais nous n'aurions dans ce cas pas accès à cette magnifique écriture !