Aristée pleurant ses abeilles
Quand nous arrivâmes sur les lieux, une maison basse donnant sur une cour, située dans un faubourg au pied de l'Acropole, avec un grand jardin d'herbes folles et de vieux arbres, nous trouvâmes la fille gisant sous un olivier, les doigts serrés sur un bouquet de fleurs champêtres, les yeux injectés de sève. Il n'y avait plus rien à faire. Près du cadavre, un serpent traînait dans l'herbe comme un tuyau d'arrosage. Au fond du jardin s'alignaient des ruches, et un bosquet de chênes étincelait d'yeux qui nous épiaient, comme les ocelles sur la queue d'un paon. On n'entendait que le bruissement des feuilles, la stridulation des cigales, et les reniflements du gars qui avait fait le 17 et qui pleurait doucement, prostré, livide, des poignées d'abeilles mortes dans les mains.
Nous perquisitionnâmes la maison, pauvrement meublée. Du grignon d'olives brûlait dans un trépied en dégageant une fumée âcre. Dans l'appentis à côté régnait un grand désordre. Du lait finissait de cailler dans une casserole de bronze posée sur le rebord de l'évier en marbre blanc. Sur des clayons s'égouttaient des fromages. Contre le mur étaient appuyées des gaules pneumatiques, tandis qu'au râtelier pendaient des scies d'élagage, des peignes vibreurs, des lève-cadres à bec d'argent, des brosses en crin de cheval, une vareuse blanche, des chapeaux et des voiles. De l'autre côté de la cour il y avait une étable, où quatre taureaux et quatre génisses vierges ruminaient d'un air triste, sentant leur fin prochaine.
Je joignis le proc pour lui faire part des premières constatations. « Et qu'est-ce qu'il dit de tout ça, le gars, me demanda-t-il ? » « Pas grand-chose, il dit qu'il ne connaissait pas la fille, il sait seulement que c'était une dryade qui habitait dans les chênes, ou les frênes, et qu'elle s'appelle Eurydice. D'après lui c'est un accident, elle courait en cueillant des fleurs pour sa couronne de mariée et elle est tombée. Vous trouvez pas ça bizarre, proc ? Et le plus fort c'est que depuis qu'on est là, il pleure ses abeilles, tout l'essaim vient de mourir d'un coup à ce qu'il dit. » Il m'écoutait attentivement, mais je comprenais qu'il n'était pas plus convaincu que moi. « Vous avez des témoins, inspecteur ? » « Il y a les nymphes, proc, les alentours en sont infestés. »
Finalement j'embarquai tout le monde, le gars et les nymphes, qui n'avaient cessé de nous observer entre les feuilles des arbres, ainsi que la mère du suspect, qu'il avait appelée entre deux sanglots et qui venait d'arriver en trombe, toute Cyrène hurlante.
L'interrogatoire traînait en longueur, aussi tentai-je le tout pour le tout. « Bon, on est tous fatigués. Je vais te dire comment je vois les choses. Tu coursais la petite parce que tu voulais te la faire, elle te plaît depuis longtemps, tu la vois souvent folâtrer à poil dans les graminées, et ça te travaille de savoir qu'elle va te passer sous le nez car aujourd'hui elle se marie avec un dénommé Orphée. Elle, elle est pas décidée, elle veut carrément pas, elle a peur de toi, elle s'enfuit à toutes jambes, mais elle n'aperçoit pas le serpent qui se promène dans l'oliveraie et pas de chance, elle se fait mordre au mollet. Ses copines trouvent que c'est de ta faute, ce qui ne veut pas dire, note bien, qu'un jury pensera la même chose. Pour la venger, elles zigouillent toutes tes abeilles d'un grand coup d'enfumoir. » « Maintenant, poursuivis-je, tu me dis gentiment, sans jouer au héros, c'est bien comme ça que ça s'est passé, monsieur l'inspecteur, et pour fêter ça j'envoie un agent au café d'en bas chercher du nectar et de l'ambroisie, on trinque, on discute comme deux vieux potes, on refait le monde et la mythologie, on se souhaite le bonsoir et on va se coucher. »
Rien.
« Bon, on reprend tout à zéro, soupirai-je. Nom, profession.
- Aristée (*), apiculteur. J'affine aussi des fromages et je taille mes oliviers. »
(*) Aristée : fils d'Apollon et Cyrène
une modernisation mythologique des plus intéressantes :)
RépondreSupprimerJ'adore cette idée de moderniser la mite au logis... j'en ai encore des abeilles!!
RépondreSupprimergénial ! j'adore cette idée de plonger dans la mythologie pour traiter ce thème
RépondreSupprimeril y en un qui doit se préparer à descendre aux enfers ...