jeudi 26 mars 2015

Arpenteur d'étoiles - Du gâteau

La cuisine de mon enfance

J’ai appris avec les yeux, avec le nez, avec les doigts. La cuisine est une affaire de sens, de sentiment et d’amour. Mais j’ai surtout appris avec Elle. En regardant les mains virevolter d’un ustensile à l’autre, d’un légume à l’autre. Les mains et le tablier noir. Et par-dessus tout cela, un regard bleu et rieur et un chignon blanc.

Elle ne cessait jamais. Les pâtés aux cerises du jardin (mon rôle était le dénoyautage avec une espèce d’engin à ressort). Les clafoutis aux cerises (mais celles-ci non dénoyautées). Des ragoûts, des vol-au-vent, des quenelles, des vacherins, des civets, des volailles, des soufflés, des pots au feu, des mirotons, des crèmes anglaises ou au beurre, des ganaches, des confitures, des bocaux, des liqueurs … Les parfums changeaient jour après jour et suivaient les saisons, bien sûr. Les légumes et les fruits étaient du jardin, les poulets aussi. On liait les sauces en un tournemain et on déglaçait au vin de pays, simplement. Les flammes montaient parfois un peu trop haut mais toujours dans le calme. Et il y avait en permanence quelque chose en train de mijoter au fond du fourneau et qui prenait paisiblement un goût inimitable.
Elle était dans son temps à elle, tout comme mon grand-père était dans son temps à lui. Taiseux, cosmique et paysan. Son temps était celui de la nature, lente et fidèle. Elle aussi était dans ce temps-là, mais autrement. Celui de la cuisson, de la levée des pâtes, des légumes ou des fruits mis en conserve et qui renaissaient au cœur de l’hiver. Ils n’étaient jamais dans le temps de l’urgence.

Pas de batterie de cuivre à la maison. Pas de piano. Des casseroles en fer blanc ou en fonte. Un fourneau à charbon avec barre de laiton et la réserve d’eau chaude pour les bains marie. Mes petits bonheurs : voler de la pâte au rouleau, goûter le flan avant qu’il ne soit enfourné, mettre le doigt dans les sauces brûlantes. Et puis surtout, faire couler le caramel sur les blancs en neige dans leur crème anglaise, en posant le pique-feu rougeoyant sur des morceaux de sucre.

Et puis l’année de mes quatorze ans, la cuisine s’est tu. Elle est devenue brutalement une pièce égarée, comme un bateau sans capitaine, sans but, sans voyage. Ainsi va la vie, ainsi va la mort.

Aujourd’hui, quand parfois je me mets aux fourneaux je pense à elle et je la revois, habile, vive, subtile et drôle. J’ai gardé en mémoire des saveurs, des goûts, des textures que je ne retrouverais sans doute jamais. Les produits ont changé, les façons de vivre et de manger aussi. Je consulte encore parfois son livre de recettes qui se résument pour la plupart à de simples proportions et à quelques annotations. Mais c’est son écriture et c’est un peu un témoin qui s’est transmis ainsi et qui un jour tombera de mes mains, définitivement.

Elle s’appelait Marie et elle était ma grand-mère.

Et cette partie d’enfance-là, c’était du gâteau. Du gâteau à la crème et du gâteau d’amour. Un gâteau formidable de vie simple.

8 commentaires:

  1. Très émue par ce texte dans lequel je me reconnais tout à fait. Merci.

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  2. Heureux ceux qui ont gardé de leur mamie-gâteau des gestes, des odeurs et bien plus...
    Beau récit l'Arpenteur, plein d'émouvants souvenirs.
    J'ai hérité du fameux dénoyauteur à ressort, et ça fonctionne toujours !

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  3. Je me suis... régalé. Merci!

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  4. Une enfance, une relation à ses grands parents comme on en rêve. Cela vit toujours en toi.

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  5. Ce n'est pas ton premier récit sur cette période de ton enfance et sur le souvenir de ta grand mère qui t'a marqué à tout jamais. Mais c'est toujours avec beaucoup d'émotion que l'on savoure tes textes empreints de nostalgie.

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  6. j'ai connu ta Mamie, trop peu de temps hélas, mais je l'aimais de tout mon cœur tellement elle m'avait adoptée simplement, tout contre son grand tablier blanc
    je crois vraiment qu'elle t'a légué le don de tendresse...et celui des desserts :)

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  7. Que voilà un texte comme je les aime ! C'est travaillé, documenté... et ça déborde de tendresse pour une grand-mère que tu réussis à nous faire aimer, une vieille bonne grand-mère que j'ai eu plaisir à imaginer. Bravo Arpenteur, on doit être bien dans tes étoiles. Bonne soirée !

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  8. Ton texte est très émouvant. Le temps y est omniprésent: le temps de faire bien, le temps de vivre et de mourir. C'est un bel hommage à Marie.

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