lundi 16 mars 2015

L'Arpenteur d'étoiles - Un crime

Les inspecteurs Tardy et Dalban : la rencontre (texte long)

Salut, mon vieux Georges. Je me fais un peu rare ces temps-ci, mais les bandes qui tiennent les marchés de la came et des filles sont tout énervées. Les places de Vaulx-en-Velin et de Rillieux sont en train de changer de main, et tu connais les mecs de maintenant, ça défouraille pour un oui pour un non. Il se passe pas une semaine sans qu’on ait des macchabées dans les pauvres plates bandes des cités, si c’est pas dans les entrées taguées des barres où l’on meurt aussi d’ennui. Une sacrée routine, tu peux me croire, de ramasser des corps quasi adolescents, avec les yeux encore ouverts qui semblent te demander pourquoi eux. La misère n’a ni frontière, ni scrupule, ni éducation. Elle frappe les plus faibles et engraisse les plus salauds.Et j'te parle pas du reste ...
Alors ce soir, j’ai eu envie de replonger dans mes souvenirs, retrouver une illusion de jeunesse, peut-être ; va savoir ce qui peut passer par la tête d’un vieux flic en manque de whisky. L’Antoinette est fermée, Dalban en repos et j’évite d’aller chez Hortense en période de blues. Alors voilà :

L’histoire se passait au tout début des années soixante dix. Jeune inspecteur tout frais, tout beau, je venais juste d’intégrer la brigade, mais sur Saint Etienne. Un matin on est appelé dans le massif du Pilat, aux limites de notre juridiction. C’était l’été et tout le monde s’en foutait un peu : une vieille qui disait que son petit fils avait trouvé un homme dans le jardin d'un vieille ferme, ça sentait le fait divers sans intérêt. Du coup le chef me confia à la fois l’affaire et la 4L de service …

- Madame Angèle Bonnard …Madame Bonnard …
- "Voui ?" Fait une voix dans la cour.
Des pas vifs et la porte en bois brûlé par le soleil s’entrebâille.
- Vous êtes le monsieur de la police ? Et ben c’est pas trop tôt miladzeu !
Petite, rabougrie, vêtue de noir, la peau comme une reliure de vieux cuir, une voix aiguë de trop avoir appelé les poules aux grains. De l'autre côté de la barrière, elle m'observe avec un regard bleu un peu moqueur.
- Dites, c’est pas à côté, madame.
- Voui, voui, c’est vrai que vous venez de Santsiève. Fouilla quelle histoire. C’est le matru qui l’a trouvé ce matin. Je lui avais dit « Mimi, c’est le jour des gandoux. Porte les équevilles au bout du chemin, tu veux ». Il est parti en courant, comme toujours et est revenu tout aussi vite mais en hurlant « Mémé, Mémé, y a un monsieur petafiné au fond du jardin, vers la boutasse ». Alors j’y suis allée et c’est là que je l’ai vu, tout ramassé et tout rouge. J’ai ben vite compris que le gars était pas fin soûl comme ça arrive des fois. Alors j’ai dit au Mimi de pas regarder ça. Et puis, je me suis approchée. Je me suis mise à cacasson, à mon âge dite donc, et je l’ai reconnu. Voui !
- Reconnu ?
- Ben tiens, bien sur. C’est le brigand de grand chemin, le Robert Pitaval que la mère habite à Cussieux, là en contrebas. Il était venu deux ou trois jours après être sorti de prison. Je l’avais vu … attendez … tiens pas plus tard qu’hier. On avait été cueillir des framboises sur la route du semitierre avec le pillot. Il donnait un coup de main à sa mère pour essorer les draps. Ils les tordaient fallait voir comment. Je me suis dit que c’était un drôle de moment pour faire la lessive des lits, mais comme il était pas souvent là, la vieille avait du en profiter. On les a salués et elle nous a crié qu’il l’emmenait le soir à la gare pour prendre le train de Lyon, passer quelques jours chez sa fille. Quand même, ça a beau être un pas grand chose, ça fait bien de la peine. Beauseigne ! Pensez donc monsieur, je l’ai connu tout petit.

Robert Pitaval ! Pour une affaire de rien, je tombais sur un grand de la truanderie stéphanoise. Mac à ses heures avec des filles rue du Clapier, mais aussi tueur d’occasion et surtout braqueur de la plus grande banque de la région. Il avait fait 10 piges pour ce coup là, mais on n’avait jamais retrouvé le magot. On le surnommait «le professeur » du fait qu’il avait exercé au lycée Fauriel, en histoire. Le destin prend parfois de drôle de tournure

Accompagné d’Angèle, je me rends sur les lieux et découvre le cadavre couché sur le côté gauche en chien de fusil avec un trou juste derrière l’oreille. Les salades autour sont maculées de sang. Exit « le professeur ». En notant mes observations, je m’aperçois que la main droite, seule visible, semble serrer un bout de papier ou de tissu. Je m’approche et parviens à grand peine à ouvrir les doigts déjà rigides pour sortir délicatement une feuille quadrillée, froissée, un peu grisâtre où je lis : « les chiffres », puis en dessous « Alex LG ». Ceci me laisse pour le moins perplexe, mais le bonhomme est paraît-il un spécialiste de l’énigme.
- Angèle, on peut téléphoner quelque part, ici ?
- A votre avis, je vous ai appelé par sémaphore ? Elle hausse les épaules en souriant.
- Chez la madame Granotier. C’est la maison qu’on voit le toit après le tournant. Vous y allez de ma part, elle est très gentille. Tiens c’est drôle, mais son fils est né là, aussi, Ils étaient bien copain avec Pitaval. Et puis les chemins se séparent. Lui il est devenu Obtrétri … obstré … quelque chose. Enfin, toubib pour les femmes, quoi ! Il fait ça à l’hôpital Bellevue. De mon temps, quand c’était le moment, on faisait cuire de l’eau dans les lessiveuses et on mettait au monde dedans la chambre, avec la sage femme. Et puis deux jours plus tard on allait traire les vaches … Enfin, je suis peut-être née cinquante ans trop tôt, finalement. Elle soupira.
- Je reste là va ! Personne viendra vous le prendre votre mort !

Après un compte rendu circonstancié à mon chef, je rejoins Angèle, recouvre le corps avec une couverture trouvée dans la 4L et me prépare à attendre.

- Dites, vous voulez pas un café ? J’ai une débéloise vraie pleine dans le coin du fourneau. Allez, il va pas s’envoler le Pitaval de toute façon. Et pis le petit sera content de vous voir.
Elle sortit du buffet en formica jaune, deux bols en arcopal qu’elle posa sur la toile cirée. La boite à sucre en plastique blanc avec le couvercle rouge les rejoignit prestement et elle versa à chacun une grande rasade de café bien noir. Le petit Michel surgit de nulle part et vint s’asseoir en face de moi en me dévisageant d’un air curieux.

- Alors, t’es policier ?
- Ben oui. Et toi, tu veux faire quoi plus tard ?
- Archéologue.
- Dis donc, c’est pas banal. Tu travaille bien à l’école ?
- Pensez-donc, répondit Angèle il a juste dix ans et il passe en cinquième. J’sais pas comment il fait, mais il comprend tout, tout de suite.
- Et ton Papa et ta maman, ils sont où ?
- Papa est parti très tôt ce matin pour aller acheter un taureau à la foire de Bourg, répondit fièrement Michel. Et maman elle pique les fesses des gens malades. Enfin, je crois que ça s’appelle infirmière à domicible. Puis, sans transition :
- Moi c‘est l’histoire que j’aime le mieux à l’école. Surtout la préhistoire et l’antiquité … et puis l’Égypte aussi. C’est vachement bien l’Égypte !
- Dis pas « vachement », Mimi, reprit Angèle avec un geste de la main.
- N’empêche, que c’est drôlement bien quand même …

Machinalement je déplie le billet trouvé dans la main de Pitaval. Pris d’une sorte d’inspiration je le montre au gamin :
- Est-ce que ça te dirait quelque chose ça ?
- « Les chiffres » ben non … mais « Alex LG » ça me fait penser à Alexandre le Grand.
Alexandre le Grand, pensais-je. Et Pitaval qui était prof d’histoire.
- Vous avez un dictionnaire, ou une encyclopédie ici ?
Angèle me regarda d’un air bizarre, mais Michel s’écria soudain :
- J’ai tous les « Tout l’univers » et y a plein de trucs d’histoire dedans. Même qu’il y a une photo de Ramsès II
- On va les voir, si tu veux bien. Vous permettez madame ?
- Dis oui Mémé. Et puis je lui ferai montrer Mireille.
- Enfin, Mimi ta ratapena n’intéresse pas monsieur l’inspecteur. Puis se tournant vers moi :
- Il l’a recueillie la semaine dernière, un peu abîmée et il l’a soignée. Je crois qu’il a réussi à la guérir. Seulement il veut pas encore la laisser partir. Dites lui vous, que la prison c’est pas une vie. Allez y, montez, mais regardez pas le ménage hein ..

Dans la chambre du haut, on a ouvert les Tout l’Univers et on a trouvé la photo d’Alexandre le grand.
- Il est beau hein. Mais attend je crois qu’il y en a une autre où il tranche le nœud gordien avec son épée.
- Qu’est ce que tu as dit, là ?
- Ben si, tu sais, le nœud gordien. Il fallait qu’il le coupe pour continuer ses conquêtes.
- T’es un vrai génie, Mimi. Je l’embrasse et descend les escaliers quatre à quatre..
- Madame Angèle, vous m’avez bien dit que vous aviez vu Pitaval et sa mère tordre les draps ?
- Ben voui.
- La mère Pitaval elle a pas d’essoreuse, alors ?
- Non, non, trop serrée du cordon la vieille.
- Qu’est ce qu’on en fait après des draps lavés ?
- Z’en avez de bonne vous. On les tord bien, puis on joint les deux extrémités que l’on passe dans la boucle. Puis on les mets dans un grand baquet pour les emmener au pré où on les étend pour les faire blanchir et sentir bon.

- Donc elle a du les entreposer quelque part et ça n’a sans doute pas bougé puisqu’elle avait son train à prendre. D’accord ?
- Voui. Elle les met sous le chapit. Ils doivent encore y être.
- Je vous emmène, on va trancher le nœud gordien, madame Angèle.
On a trouvé la lessiveuse pleine de draps noués. On les a dénoués un à un. Dans le dernier il y avait une feuille quadrillée protégée par une enveloppe en plastique. Sur la feuille, un numéro de compte en Suisse. La boucle était bouclée. Pitaval avait laissé une dernière énigme, juste au moment de mourir, comme un dernier clin d’œil.

Quand les collègues sont enfin arrivés, j’ai pris le chef à part et lui ai tout expliqué. Il m’a félicité chaleureusement. J’ai dit que c’était grâce au petit Michel. Il a fait tss, tss, tss. Puis il m’a présenté un gars en costard bleu :
- Lui c’est Augagneur, Jacques Augagneur. Il est lyonnais. Vous allez faire équipe ensemble. Et il nous a laissé la 4L et notre après midi pour rentrer à Sainté.

Avant de partir, je suis allé embraser Angèle et remercier le petit.
- A bientôt monsieur l’inspecteur.
- Sait-on jamais. Et puis, Michel, oublie pas de libérer Mireille.
- Promis monsieur, je le ferai ce soir.
Je lui serrais la main cérémonieusement et montais dans la voiture où m’attendait le dénommé Augagneur. Je le regardais du coin de l’œil. On devait avoir le même age. Je ne me doutais pas qu’il allait devenir mon seul vrai ami, un coéquipier formidable et un flic brillant. Je ne me doutais pas non plus que son amour de la langue verte et des films des années cinquante allait lui valoir le surblaze de Dalban.

Après quelques kilomètres dans la montagne, juste avant d’arriver à Chaubouret, il me demanda :
- C’est qui Mireille ?
- Une chauve-souris. Je t’expliquerai.
- Pas la peine. Quand j’étais gone j’en ai eu une. Elle s’appelait Claudine.
- Tu l’as laissée partir ?
- Un peu mon neveu !

Et tu sais quoi, Georges, et ben on a jamais pu retrouver l'assassin de Pitaval. Pas un indice, pas un témoin. Rien ! On a enquêté durant des semaines, des mois. Y même a eu un paquet de flics sur le coup. Que dalle. Et puis on a abandonné et rangé le dossier dans les archives. Il y avait bien d'autres coups tordus à gérer.
Un an après j'étais muté à Lyon ou je rejoignais l'ami Dalban. Notre carrière commune commençait à la Croix Rousse avec l'affaire d'Augustin Cherchevie … Mais c'est une autre histoire.

Vocabulaire Gaga (parler stéphanois).
- Miladzeu : interjection fréquente : « mes aïeux ».
- Saintsiève : Saint Etienne (ou Sainté).
- Fouilla : interjection encore plus fréquente qu’on peut traduire à peu près « ouh là là ».
- Matru : gamin.
- Pillot : poussin. Mot affectueux pour les enfants (mon pillot, ma pillotte).
- Gandoux : éboueurs.
- Equevilles : ordures ménagères.
- Boutasse : réserve d'eau, mare.
- Semitierre : cimetière.
- Petafiné : mort et par extension, abîmé, usé, cassé.
- A cacasson : accroupi.
- Débéloise : grosse cafetière.
- Beauseigne : encore plus fréquent que tout le reste. Expression de pitié, de compassion signifiant « beau seigneur »;
- Ratapena : chauve-souris.

6 commentaires:

  1. comme tu le sais, je suis une fan absolue des ces flics que tu as créés et dont tu nous régales parfois d'une histoire (pas assez souvent à mon goût en fait)
    mais évidemment, sur cette histoire là c'est toute la campagne proche de Saint Etienne qui vient chatouiller mes souvenirs, et son patois gaga. par contre, le Robert Pitaval, je l'ai pas eu comme prof au lycée Fauriel :o)

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  2. Toi aussi tu as dû bien t'amuser ! Truculente l'Angèle.
    Chez moi "miladzeu" veut dire tout autre chose...

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  3. Un beau sac de noeuds tout ça... heureusement qu'il y avait le petit Michel et le lexique Gaga à la fin!

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  4. J'ai passé la nuit à lire, ça tient en haleine, hein, mais je me suis bien amusé et j'ai enrichi mon vocabulaire

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  5. Ah si le "Tout l'Univers" n'avait pas existé. :-)

    T'aimes bien ce genre de thème (policier), tu y es vraiment à l'aise. Sûr, que si on limitait pas le nombre de lignes, tu nous pondrais un roman entier. :o))

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  6. c'est mon genre favori et mon pays d'adoption, alors merci

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