Les inspecteurs Tardy
et Dalban : la rencontre (texte long)
Salut, mon vieux Georges. Je me
fais un peu rare ces temps-ci, mais les bandes qui tiennent les
marchés de la came et des filles sont tout énervées. Les places de
Vaulx-en-Velin et de Rillieux sont en train de changer de main, et tu
connais les mecs de maintenant, ça défouraille pour un oui pour un
non. Il se passe pas une semaine sans qu’on ait des macchabées
dans les pauvres plates bandes des cités, si c’est pas dans les
entrées taguées des barres où l’on meurt aussi d’ennui. Une
sacrée routine, tu peux me croire, de ramasser des corps quasi
adolescents, avec les yeux encore ouverts qui semblent te demander
pourquoi eux. La misère n’a ni frontière, ni scrupule, ni
éducation. Elle frappe les plus faibles et engraisse les plus
salauds.Et j'te parle pas du reste ...
Alors ce soir, j’ai eu envie de replonger dans
mes souvenirs, retrouver une illusion de jeunesse, peut-être ;
va savoir ce qui peut passer par la tête d’un vieux flic en manque
de whisky. L’Antoinette est fermée, Dalban en repos et j’évite
d’aller chez Hortense en période de blues. Alors voilà :
L’histoire
se passait au tout début des années soixante dix. Jeune inspecteur
tout frais, tout beau, je venais juste d’intégrer la brigade, mais
sur Saint Etienne. Un matin on est appelé dans le massif du Pilat,
aux limites de notre juridiction. C’était l’été et tout le
monde s’en foutait un peu : une vieille qui disait que son
petit fils avait trouvé un homme dans le jardin d'un vieille ferme,
ça sentait le fait divers sans intérêt. Du coup le chef me confia
à la fois l’affaire et la 4L de service …
-
Madame Angèle Bonnard …Madame Bonnard …
-
"Voui ?" Fait une voix dans la cour.
Des pas vifs et la porte en bois brûlé par le soleil s’entrebâille.
Des pas vifs et la porte en bois brûlé par le soleil s’entrebâille.
-
Vous êtes le monsieur de la police ? Et ben c’est pas trop tôt
miladzeu !
Petite,
rabougrie, vêtue de noir, la peau comme une reliure de vieux cuir,
une voix aiguë de trop avoir appelé les poules aux grains. De l'autre côté de la barrière, elle m'observe avec un regard bleu un peu moqueur.
-
Dites, c’est pas à côté, madame.
-
Voui, voui, c’est vrai que vous venez de Santsiève. Fouilla quelle
histoire. C’est le matru qui l’a trouvé ce matin. Je lui avais
dit « Mimi, c’est le jour des gandoux. Porte les équevilles
au bout du chemin, tu veux ». Il est parti en courant, comme
toujours et est revenu tout aussi vite mais en hurlant « Mémé,
Mémé, y a un monsieur petafiné au fond du jardin, vers la boutasse ». Alors
j’y suis allée et c’est là que je l’ai vu, tout ramassé et
tout rouge. J’ai ben vite compris que le gars était pas fin soûl
comme ça arrive des fois. Alors j’ai dit au Mimi de pas regarder
ça. Et puis, je me suis approchée. Je me suis mise à cacasson, à
mon âge dite donc, et je l’ai reconnu. Voui !
-
Reconnu ?
-
Ben tiens, bien sur. C’est le brigand de grand chemin, le Robert
Pitaval que la mère habite à Cussieux, là en contrebas. Il était
venu deux ou trois jours après être sorti de prison. Je l’avais
vu … attendez … tiens pas plus tard qu’hier.
On
avait été cueillir des framboises sur la route du semitierre avec
le pillot. Il donnait un coup de main à sa mère pour essorer les
draps. Ils les tordaient fallait voir comment. Je me suis dit que
c’était un drôle de moment pour faire la lessive des lits, mais
comme il était pas souvent là, la vieille avait du en profiter. On
les a salués et elle nous a crié qu’il l’emmenait le soir à la
gare pour prendre le train de Lyon, passer quelques jours chez sa
fille.
Quand
même, ça a beau être un pas grand chose, ça fait bien de la
peine. Beauseigne ! Pensez donc monsieur, je l’ai connu tout
petit.
Robert
Pitaval ! Pour une affaire de rien, je tombais sur un grand de
la truanderie stéphanoise. Mac à ses heures avec des filles rue du
Clapier, mais aussi tueur d’occasion et surtout braqueur de la plus
grande banque de la région. Il avait fait 10 piges pour ce coup là,
mais on n’avait jamais retrouvé le magot. On le surnommait «le
professeur » du fait qu’il avait exercé au lycée Fauriel,
en histoire. Le destin prend parfois de drôle de tournure
Accompagné
d’Angèle, je me rends sur les lieux et découvre le cadavre couché
sur le côté gauche en chien de fusil avec un trou juste derrière
l’oreille. Les salades
autour sont
maculées de sang. Exit « le professeur ». En notant mes
observations, je m’aperçois que la main droite, seule visible,
semble serrer un bout de papier ou de tissu. Je m’approche et
parviens à grand peine à ouvrir les doigts déjà rigides pour
sortir délicatement une feuille quadrillée, froissée, un peu
grisâtre où je lis : « les
chiffres »,
puis en dessous « Alex
LG ».
Ceci me laisse pour le moins perplexe, mais le bonhomme est paraît-il
un spécialiste de l’énigme.
-
Angèle, on peut téléphoner quelque part, ici ?
-
A votre avis, je vous ai appelé par sémaphore ? Elle
hausse les épaules en souriant.
-
Chez la
madame
Granotier. C’est la maison qu’on voit le toit après le tournant.
Vous y allez de ma part, elle est très gentille. Tiens c’est
drôle, mais son fils est né là, aussi, Ils étaient bien copain
avec Pitaval. Et puis les chemins se séparent. Lui il est devenu
Obtrétri … obstré … quelque chose. Enfin, toubib pour les
femmes, quoi ! Il fait ça à l’hôpital Bellevue. De mon
temps, quand c’était le moment, on faisait cuire de l’eau dans
les lessiveuses et on mettait au monde dedans la chambre, avec la
sage femme. Et puis deux jours plus tard on allait traire les vaches
… Enfin, je suis peut-être née cinquante ans trop tôt,
finalement. Elle soupira.
-
Je reste là va ! Personne viendra vous le prendre votre
mort !
Après
un compte rendu circonstancié à mon chef, je rejoins Angèle,
recouvre le corps avec une couverture trouvée dans la 4L et me
prépare à attendre.
-
Dites, vous voulez pas un café ? J’ai une débéloise vraie
pleine dans le coin du fourneau. Allez, il va pas s’envoler le
Pitaval de toute façon. Et pis le petit sera content de vous voir.
Elle
sortit du buffet en formica jaune, deux bols en arcopal qu’elle
posa sur la toile cirée. La boite à sucre en plastique blanc avec
le couvercle rouge les rejoignit prestement et elle versa à chacun
une grande rasade de café bien noir. Le petit Michel surgit de nulle
part et vint s’asseoir en face de moi en me dévisageant d’un air
curieux.
-
Alors, t’es policier ?
-
Ben oui. Et toi, tu veux faire quoi plus tard ?
-
Archéologue.
-
Dis donc, c’est pas banal. Tu travaille bien à l’école ?
-
Pensez-donc, répondit Angèle il a juste dix ans et il passe en
cinquième. J’sais pas comment il fait, mais il comprend tout, tout
de suite.
-
Et ton Papa et ta maman, ils sont où ?
-
Papa est parti très tôt ce matin pour aller acheter un taureau à
la foire de Bourg, répondit fièrement Michel. Et maman elle pique
les fesses des gens malades. Enfin, je crois que ça s’appelle
infirmière à domicible. Puis, sans transition :
-
Moi c‘est l’histoire que j’aime le mieux à l’école. Surtout
la préhistoire et l’antiquité … et puis l’Égypte aussi. C’est
vachement bien l’Égypte !
-
Dis pas « vachement », Mimi, reprit Angèle avec un geste
de la main.
-
N’empêche, que c’est drôlement bien quand même …
Machinalement
je déplie le billet trouvé dans la main de Pitaval. Pris d’une
sorte d’inspiration je le montre au gamin :
-
Est-ce que ça te dirait quelque chose ça ?
-
« Les
chiffres »
ben non … mais « Alex
LG »
ça me fait penser à Alexandre le Grand.
Alexandre
le Grand, pensais-je. Et Pitaval qui était prof d’histoire.
-
Vous avez un dictionnaire, ou une encyclopédie ici ?
Angèle
me regarda d’un air bizarre, mais Michel s’écria soudain :
-
J’ai tous les « Tout l’univers » et y a plein de
trucs
d’histoire dedans. Même qu’il y a une photo de Ramsès II
-
On va les voir, si tu veux bien. Vous permettez madame ?
-
Dis oui Mémé. Et puis je lui ferai montrer Mireille.
-
Enfin, Mimi ta ratapena n’intéresse pas monsieur l’inspecteur.
Puis se tournant vers moi :
-
Il l’a recueillie la semaine dernière, un peu abîmée et il l’a
soignée. Je crois qu’il a réussi à la guérir. Seulement il veut
pas encore la laisser partir. Dites lui vous, que la prison c’est
pas une vie. Allez y, montez, mais regardez pas le ménage hein ..
Dans
la chambre du haut, on a ouvert les Tout l’Univers et on a trouvé
la photo d’Alexandre le grand.
-
Il est beau hein. Mais attend je crois qu’il y en a une autre où
il tranche le nœud gordien avec son épée.
-
Qu’est ce que tu as dit, là ?
-
Ben si, tu sais, le nœud gordien. Il fallait qu’il le coupe pour
continuer ses conquêtes.
-
T’es un vrai génie, Mimi. Je l’embrasse et descend les escaliers
quatre à quatre..
-
Madame Angèle, vous m’avez bien dit que vous aviez vu Pitaval et
sa mère tordre les draps ?
-
Ben voui.
-
La mère Pitaval elle a pas d’essoreuse, alors ?
-
Non, non, trop serrée du cordon la vieille.
-
Qu’est ce qu’on en fait après des draps lavés ?
-
Z’en avez de bonne vous. On les tord bien, puis on joint les deux
extrémités que l’on passe dans la boucle. Puis on les mets dans
un grand baquet pour les emmener au pré où on les étend pour les
faire blanchir et sentir bon.
-
Donc elle a du les entreposer quelque part et ça n’a sans
doute pas bougé puisqu’elle avait son train à prendre. D’accord ?
-
Voui. Elle les met sous le chapit. Ils doivent encore y être.
-
Je vous emmène, on va trancher le nœud gordien, madame Angèle.
On
a trouvé la lessiveuse pleine de draps noués. On les a dénoués un
à un. Dans le dernier il y avait une feuille quadrillée protégée
par une enveloppe en plastique. Sur la feuille, un numéro de compte
en Suisse. La boucle était bouclée. Pitaval avait laissé une
dernière énigme, juste au moment de mourir, comme un dernier clin
d’œil.
Quand
les collègues sont enfin arrivés, j’ai pris le chef à part et
lui ai tout expliqué. Il m’a félicité chaleureusement. J’ai
dit que c’était grâce au petit Michel. Il a fait tss, tss, tss.
Puis il m’a présenté un gars en costard bleu :
-
Lui c’est Augagneur, Jacques Augagneur. Il est lyonnais. Vous allez
faire équipe ensemble. Et il nous a laissé la 4L et notre après
midi pour rentrer à Sainté.
Avant
de partir, je suis allé embraser Angèle et remercier le petit.
-
A bientôt monsieur l’inspecteur.
-
Sait-on jamais. Et puis, Michel, oublie pas de libérer Mireille.
-
Promis monsieur, je le ferai ce soir.
Je
lui serrais la main cérémonieusement et montais dans la voiture où
m’attendait le dénommé Augagneur. Je le regardais du coin de
l’œil. On devait avoir le même age. Je ne me doutais pas qu’il
allait devenir mon seul vrai ami, un coéquipier formidable et un
flic brillant. Je ne me doutais pas non plus que son amour de la
langue verte et des films des années cinquante allait lui valoir le
surblaze de Dalban.
Après
quelques kilomètres dans la montagne, juste avant d’arriver à
Chaubouret, il me demanda :
-
C’est qui Mireille ?
-
Une chauve-souris. Je t’expliquerai.
-
Pas la peine. Quand j’étais gone j’en ai eu une. Elle s’appelait
Claudine.
-
Tu l’as laissée partir ?
-
Un peu mon neveu !
Et
tu sais quoi, Georges, et ben on a jamais pu retrouver l'assassin de
Pitaval. Pas un indice, pas un témoin. Rien ! On a enquêté
durant des semaines, des mois. Y même a eu un paquet de flics sur le
coup. Que dalle. Et puis on a abandonné et rangé le dossier dans les
archives. Il y avait bien d'autres coups tordus à gérer.
Un an après j'étais muté à Lyon ou je rejoignais l'ami Dalban. Notre carrière commune commençait à la Croix Rousse avec l'affaire d'Augustin Cherchevie … Mais c'est une autre histoire.
Un an après j'étais muté à Lyon ou je rejoignais l'ami Dalban. Notre carrière commune commençait à la Croix Rousse avec l'affaire d'Augustin Cherchevie … Mais c'est une autre histoire.
Vocabulaire
Gaga (parler stéphanois).
-
Miladzeu : interjection fréquente : « mes aïeux ».
-
Saintsiève : Saint Etienne (ou Sainté).
-
Fouilla : interjection encore plus fréquente qu’on peut
traduire à peu près « ouh là là ».
-
Matru : gamin.
-
Pillot : poussin. Mot affectueux pour les enfants (mon pillot,
ma pillotte).
-
Gandoux : éboueurs.
-
Equevilles : ordures ménagères.
- Boutasse : réserve d'eau, mare.
- Boutasse : réserve d'eau, mare.
-
Semitierre : cimetière.
-
Petafiné : mort et par extension, abîmé, usé, cassé.
-
A cacasson : accroupi.
-
Débéloise : grosse cafetière.
- Beauseigne : encore plus fréquent que tout
le reste. Expression de pitié, de compassion signifiant « beau
seigneur »;
-
Ratapena : chauve-souris.
comme tu le sais, je suis une fan absolue des ces flics que tu as créés et dont tu nous régales parfois d'une histoire (pas assez souvent à mon goût en fait)
RépondreSupprimermais évidemment, sur cette histoire là c'est toute la campagne proche de Saint Etienne qui vient chatouiller mes souvenirs, et son patois gaga. par contre, le Robert Pitaval, je l'ai pas eu comme prof au lycée Fauriel :o)
Toi aussi tu as dû bien t'amuser ! Truculente l'Angèle.
RépondreSupprimerChez moi "miladzeu" veut dire tout autre chose...
Un beau sac de noeuds tout ça... heureusement qu'il y avait le petit Michel et le lexique Gaga à la fin!
RépondreSupprimerJ'ai passé la nuit à lire, ça tient en haleine, hein, mais je me suis bien amusé et j'ai enrichi mon vocabulaire
RépondreSupprimerAh si le "Tout l'Univers" n'avait pas existé. :-)
RépondreSupprimerT'aimes bien ce genre de thème (policier), tu y es vraiment à l'aise. Sûr, que si on limitait pas le nombre de lignes, tu nous pondrais un roman entier. :o))
c'est mon genre favori et mon pays d'adoption, alors merci
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