Ça ne se
mange pas froid d’habitude ?
Autant dire
que le type qui venait de prononcer cette phrase d’un ton presque neutre était
méconnaissable. On ne devinait que trop qu’il essayait de garder une
contenance, de faire comme s’il ne s’était rien passé et pourtant. Sa propre mère
n’aurait pas mis un prénom sur lui. Du haut de la calvitie naissante qu’il
tentait, sans succès, de dissimuler, en permanence, jusqu’au milieu de son
torse, une sorte de crême, de jus, de sauce, de préparation marronnasse,
agrémentée de vagues morceaux de choses,méconnaissables elles aussi, lui
dégoulinait sur le visage, les épaules, la veste et la chemise. Pour l’instant,
elle lui couvrait les yeux dont on espérait qu’il avait eu le temps de les
fermer juste avant la grande avalanche. La
chaise en face de lui était vide. De toute évidence, quelqu’un en était parti. Autour
de lui, un serveur compatissant et néanmoins vaguement souriant déjà
s’affairait.À l’aide d’une grande serviette blanche en tissu, on était dans un
restaurant de qualité, il s’occupait de lui nettoyer les yeux et leurs
pourtours de ce qui les masquait.
___ Dépêchez
vous, s’il vous plait, ça brûle !
Entendait-il.
___ Je fais
de mon mieux, Monsieur, ne bougez pas s’il vous plait, bonne nouvelle, on
commence à apercevoir vos paupières…
Autour, sur
les tables voisines, personne ne s’était levé pour lui porter secours. Ici, on
ne se mêlait pas des affaires des autres, on trouvait même plutôt déplacé que
certaines, suivez notre regard, viennent se régler en public. C’était
inconvenant. Les regards réprobateurs avaient fait place à une indifférence
forcée. On avait détourné les têtes et même repris les conversations là où on
les avait interrompues. On n’en pensait pas moins, mais désormais, l’incident
était clos.
Le type
commençait à pouvoir ouvrir les yeux. Une odeur épouvantable de cassoulet
renversé, car il s’agissait bien de cela, lui emplissait maintenant les narines.
Il fumait des épaules. Quelques haricots hésitaient encore
sur le dessus de ses oreilles et certains morceaux de viande cuite,dont une
cuisse entière de canard confite tomba de son épaule droite.
___ Si
Monsieur veut bien se lever et me suivre aux toilettes…
___
D’ordinaire ça se mange froid, répéta-t-il, en se levant, une immense tristesse
dans la voix.
"une cuisse entière de canard confite tomba de son épaule droite"... droite-cassoulet ou gauche-caviar, la vengeance frappe partout!
RépondreSupprimerSaisissant d'hyperréalisme... on le voit, on le sent, ce cassoulet renversé....Ciselé comme un Arcimboldo
RépondreSupprimerVengeance ou pas, je me suis régalée ;))) .... au propre comme au figuré !
Écœurant ! Bien sûr ce texte est drôle, magnifique, en suspens jusqu'à la fin, n'empêche : cette humiliation dans ce restaurant où j'ai mes habitudes, et mon costume foutu. Je me vengerai.
RépondreSupprimerexcellent !!
RépondreSupprimerbon une affaire réglée ... quelques instants plus tard, la femme pénétra dans un autre restaurant avec un autre homme ... elle avait choisi la cuisine italienne et adorait les tagliatelles à la bolognaise ... lui un peu moins vraisemblablement :o))
la fin des haricots ! tu as renouvelé l'entartage !
RépondreSupprimerBien vu, belle image de rupture à caser au cinéma - ou au théâtre ; j'aime les épaules fumantes.
RépondreSupprimerc'est tout de même dommage pour le cassoulet :o)
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