lundi 15 juin 2015

Chri - La vengeance

Froide.

Ça ne se mange pas froid d’habitude ?
Autant dire que le type qui venait de prononcer cette phrase d’un ton presque neutre était méconnaissable. On ne devinait que trop qu’il essayait de garder une contenance, de faire comme s’il ne s’était rien passé et pourtant. Sa propre mère n’aurait pas mis un prénom sur lui. Du haut de la calvitie naissante qu’il tentait, sans succès, de dissimuler, en permanence, jusqu’au milieu de son torse, une sorte de crême, de jus, de sauce, de préparation marronnasse, agrémentée de vagues morceaux de choses,méconnaissables elles aussi, lui dégoulinait sur le visage, les épaules, la veste et la chemise. Pour l’instant, elle lui couvrait les yeux dont on espérait qu’il avait eu le temps de les fermer juste  avant la grande avalanche. La chaise en face de lui était vide. De toute évidence, quelqu’un en était parti. Autour de lui, un serveur compatissant et néanmoins vaguement souriant déjà s’affairait.À l’aide d’une grande serviette blanche en tissu, on était dans un restaurant de qualité, il s’occupait de lui nettoyer les yeux et leurs pourtours de ce qui les masquait.
___ Dépêchez vous, s’il vous plait,  ça brûle ! Entendait-il.
___ Je fais de mon mieux, Monsieur, ne bougez pas s’il vous plait, bonne nouvelle, on commence à apercevoir vos paupières…
Autour, sur les tables voisines, personne ne s’était levé pour lui porter secours. Ici, on ne se mêlait pas des affaires des autres, on trouvait même plutôt déplacé que certaines, suivez notre regard, viennent se régler en public. C’était inconvenant. Les regards réprobateurs avaient fait place à une indifférence forcée. On avait détourné les têtes et même repris les conversations là où on les avait interrompues. On n’en pensait pas moins, mais désormais, l’incident était clos.
Le type commençait à pouvoir ouvrir les yeux. Une odeur épouvantable de cassoulet renversé, car il s’agissait bien de cela, lui emplissait maintenant les narines. Il fumait des épaules. Quelques haricots hésitaient encore sur le dessus de ses oreilles et certains morceaux de viande cuite,dont une cuisse entière de canard confite tomba de son épaule droite.
___ Si Monsieur veut bien se lever et me suivre aux toilettes…

___ D’ordinaire ça se mange froid, répéta-t-il, en se levant, une immense tristesse dans la voix.

7 commentaires:

  1. "une cuisse entière de canard confite tomba de son épaule droite"... droite-cassoulet ou gauche-caviar, la vengeance frappe partout!

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  2. Saisissant d'hyperréalisme... on le voit, on le sent, ce cassoulet renversé....Ciselé comme un Arcimboldo

    Vengeance ou pas, je me suis régalée ;))) .... au propre comme au figuré !

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  3. Écœurant ! Bien sûr ce texte est drôle, magnifique, en suspens jusqu'à la fin, n'empêche : cette humiliation dans ce restaurant où j'ai mes habitudes, et mon costume foutu. Je me vengerai.

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  4. L'Arpenteur d'étoiles15 juin 2015 à 22:27

    excellent !!
    bon une affaire réglée ... quelques instants plus tard, la femme pénétra dans un autre restaurant avec un autre homme ... elle avait choisi la cuisine italienne et adorait les tagliatelles à la bolognaise ... lui un peu moins vraisemblablement :o))

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  5. la fin des haricots ! tu as renouvelé l'entartage !

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  6. Bien vu, belle image de rupture à caser au cinéma - ou au théâtre ; j'aime les épaules fumantes.

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  7. c'est tout de même dommage pour le cassoulet :o)

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