L'Arpenteur d'étoiles - La vengeance

Vengeance à l'Egyptienne

Je ne supporte pas les pleureuses, leurs jérémiades, leur façon de se frapper le cœur ou la tête. C’est d’un ridicule achevé. Aujourd'hui, je porte le masque d’Anubis et le titre de grand prêtre. Trente ans que j’attends ce moment. Je vous jure. Trente balais à subir les humiliations de ce bouffon dont on m’apporte le corps, à moi, précisément là, dans la "maison du rajeunissement". Curieuse appellation pour une momification.

Les acolytes sont à mes ordres. Pas de danger qu’ils me reconnaissent car ils ne m’ont jamais vu ni entendu. Et aujourd’hui, ils me doivent un absolu respect : je suis le grand prêtre. L’autre, le vrai, il est bien ficelé au fond de son trou de sable, nom d’Osiris ! Il est un peu mort aussi. Les vieilles larmoyantes sont parties. Nous sommes seuls. La joie de le voir nu, là, sur la table est inimaginable. Adipeux, laid, petit, jaunâtre. Un ministre du pharaon, ça ? Le grand vizir rendant la justice, ce pantin ? Il m’a accusé à tort de vol, et m'a exilé dix ans en plein désert pour des raisons indéfinissables dont la jalousie n'était certainement pas exclue. Seul le désir de me venger m’a fait tenir. Je suis revenu endurci à l'extrême, mais trop tard pour le tuer moi-même. A deux jours près.
J’ai assisté le grand prêtre si souvent par le passé que ma mémoire est demeurée intacte malgré les dix ans écoulés. Néanmoins je dois me concentrer pour rester parfaitement crédible. D'abord, le crochet. Je dois lui rompre l’os du nez. Là, ça y est. Allez, grattage et mise en bouillie du cerveau. Emballé c’est pesé. A ce sujet, je me demande bien le poids d’une âme aussi noire ... Après, les yeux. Un simple coup de cuiller pour les excaver ! La famille a les moyens, vu les prothèses oculaires qu'elle a choisies. Tiens je vais le faire loucher un peu, ça fera rire les défunts sur les champs Elysées.

Puis, le bonheur : ouvrir le ventre, retirer les viscères. Je vais lui enlever le cœur aussi. Il risque d'avoir du mal dans l’au delà sans son palpitant. Ceux qui sont censés m'assister n'y verront que du feu. Ils ont du abuser du vin de palme compte tenu de leur haleine de fennec. Ensuite, on enveloppe le tout dans les linges, les épices, la myrrhe pure (au prix où c’est, ça confirme la fortune des descendants) et on fourre tout ça dans les vases canopes. Fin du processus : remplissage avec des linges au natron, on rajoute encore des épices et des aromes et on recoud. On enduit le tout d’huile et on va le foutre au soleil pendant quarante jours. Une misère ; moi, j’y suis resté dix ans !Quand ils le mettront dans les bandelettes et le sarcophage, je serai loin.

Mais j’ai une belle idée pour parfaire ma vengeance. Moi, évaporé, le prêtre assigné légèrement mort et, qui plus est, introuvable, il leur faudra bien en choisir un autre. Et là, j’ai tout prévu : mon vieil ami Kamosis est LE remplaçant désigné. Il a fait toutes les études obligatoires, il sait dialoguer avec les dieux et connait sur le bout des ongles l'ensemble des rituels. Aujourd'hui il m’avait laissé la place pour que je m’amuse un peu (Anubis inspire une déférence incommensurable), mais dès demain il reprend le flambeau.

Pour le dernier acte, le plus important en quelque sorte, il m’a promis de dire les formules sacrées à l’envers. Quand il touchera la bouche du vieux momifié avec le bâton pour libérer le Ka, et bien il l’enfermera pour toujours. Et ça, c’est de la vengeance éternelle !

Maintenant que tout est consommé, je m'en vais rejoindre Kamosis dans une petite auberge sur le bord du Nil. Je lui dois bien une bière ! Et puis, la copine à sa copine c'est une bombe de déesse avec ses yeux immenses et son sourire énigmatique.