Au col
On se levait vers les cinq, six heures, tu vois. Alors
on cavalait comme on pouvait dans le noir derrière ma mère sur les
sentiers de montagne et avant sept heures on était au col. Ma mère
sortait de son sac du pain et de la tomme. La montée nous avait affamés. La
tomme avait un bon goût de lait. On grattait la croute avec précaution pour ne
pas en perdre. Avec les grandes tranches de pain ça faisait du bonheur dans la
gorge.
Ensuite, quand le jour se levait on faisait le tour
des forêts là-haut, on cherchait des chanterelles, des bolets, des
russules. Ma mère nous avait tirés du lit malgré le sommeil qui nous collait
encore les yeux, mais on ne protestait pas. On savait mon frère et moi qu’on
n’avait pas le choix. Notre père était à la guerre. Mon frère travaillait aux
routes et ma sœur était placée. Ma mère irait vendre les champignons pendant
qu’on irait à l’école et ça nous ferait un peu de confort.
Une fois jeune homme, j’ai travaillé aux routes moi
aussi avec mon père, et je donnais la main à droite à gauche, je faisais de la
maçonnerie, je travaillais le bois. On se levait encore à l’aube, mais j’avais
l’habitude. Le casse-croute de dix heures, c’était comme dans l’enfance, sauf
qu’il y avait un canon de rouge avec. Le pain et la tomme avaient pris un goût
de vie adulte. On avait deux vaches. Ma mère demandait à la fille de ma sœur de
venir les garder. Elle portait le lait à la fruitière et en retour recevait sa
part de fromage. Jeune, elle le faisait elle-même, mais avec l’âge, elle aimait
mieux comme ça.
Après, il y a eu l’autre guerre. J’ai été mobilisé,
mais quelques mois plus tard il y a eu la débâcle et je suis rentré. Avec les
copains, on a organisé la résistance dans notre petite vallée. Il y avait ceux
des villes qui ne voulaient pas aller au S.T.O, et les autres, ceux d’ici,
paysans le jour et héros la nuit. On remontait à ce même col que je connaissais
par cœur depuis l’enfance, parce que c’étaient là-haut qu’ils larguaient les
parachutes. On allumait des petites lumières tout autour du Grand Leyat. En
attendant les avions, on sortait des besaces le pain, la tomme et la bouteille
de rouge. On était ensemble, entre copains, et on oubliait le danger même si on
était là pour récupérer des armes, du nylon, des tracts, et d’autres choses. Il
y en avait toujours un pour siffloter un refrain, pas trop fort à cause de
l’écho, mais juste assez pour qu’on se sente chez nous, allongés proches
les uns des autres sous les buissons, à l'affût. On mâchait la tomme et le pain
et c’était familier comme les sapins autour, les parfums de la nuit, les bruits
des animaux. On était jeunes encore et optimistes. C’était comme si rien de mal
ne pouvait nous arriver.
Un col et une tomme, dénominateur commun de situations bien différentes mais évocatrices d'instants uniques de partage. Joli récit, Danielle
RépondreSupprimeren effet, un bel air de résistance dans ces coins des Alpes
RépondreSupprimerLa guerre, ensemble, on peut la combattre
RépondreSupprimermais à un bon bout de fromage, on ne peut résister
De belles évocations autour de la tomme qui semble ne pas vouloir faire du temps qui passe, des tourments de la vie, de l'actualité... un autre sujet que celui d'un moment d'apaisement et de convivialité.
RépondreSupprimerC'est beau, on dirait un extrait de roman...
RépondreSupprimerJ'ai envie d'une tomme à midi !
Bisous Danielle
•.¸¸.•*`*•.¸¸☆
merci pour ces commentaires!
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