Voilà une belle journée qui commence.
C’est important de bien formuler, dès
le matin, un tel constat. Cela permet de créer une dynamique qui va
nous porter jusqu’au soir : de bonne humeur, j’ai avalé mon
petit déjeuner de fruits et me suis mis en route pour mon travail.
J’aime mon travail.
Chaque matin, je traverse la ville par
les chemins de verdure jusqu’au centre historique et là, dans un
vaste bâtiment de pierre de taille, imposant, même si, aux
standards de l’époque de sa construction, on l’eût trouvé un
peu maniéré.
Mais peu importe : j’y pénètre
par une petite entrée, discrète et sécurisée, et une succession
de couloirs et de portes m’amène dans l’immense espace de cette
bibliothèque.
J’aime cette bibliothèque.
On dit qu’elle contient plus de cent
millions de documents, mais ce sont les livres, parfois vieux de
plusieurs siècles, qui me fascinent.
Je commence ma journée par une
inspection visuelle, flânant le long des galeries de bois à
contempler l’alignement des reliures, humant l’air, attentif à
la moindre odeur de moisissure suspecte. La base du travail de
conservateur.
Dix ans que je suis à l’affût du
moindre signe d’altération de cette mémoire irremplaçable des
siècles de civilisation qui nous ont précédé.
Les chroniques du Grand Basculement ont
disparu, les Hommes ayant eu l’inconscience de les confier aux
seuls ordinateurs, et les transcriptions réalisées plus tard de la
tradition orale sont sujettes à caution. Tout ce l’on sait est là.
Ici et dans une poignée d’établissements semblables aux quatre
coins de la planète – une expression un peu loufoque puisqu’elle
est ronde, mais les Humains semblaient l’apprécier et nous l’avons
conservée.
L’Humanité, qui nous a façonné
pour lui survivre, dans le remords tardif de la destruction de nos
écosystèmes, a disparu depuis des générations.
Ainsi, j’inspecte.
Il m’est aisé de me déplacer à
vive allure jusqu’aux plus hauts rayonnages, car les capacités de
mes ancêtres arboricoles me sont parvenues intactes. Je peux ainsi
transporter sans aide mécanique les vieux volumes que je peux
entretenir avec déférence.
Et même lire.
J’aime lire ces livres.
Les derniers Hommes nous ont laissé en
héritage de gènes modifiés pour que nous puissions articuler un
langage complexe et améliorer l’efficacité des zones cérébrales
correspondantes. Malheureusement, ils n’ont pas eu le temps de nous
apprendre la lecture. Ils ont disparu avant, ironie du sort, eux qui
savaient modifier la nature au niveau atomique ont été anéantis en
quelques années par une poignée de protéines, un prion.
Il nous a fallu
plusieurs générations à nous, les Grands Singes, pour retrouver le
mécanisme du déchiffrement.
Quelle révélation !
Nous
avons pu nous approprier toute l’humanité qui s’est peu à peu
dévoilée. Ses rêves, ses perversions, ses peines et ses joies. Ses
aveuglements. Nous avons compris cette cupidité inouïe, cette
oscillation perpétuelle entre solidarité et rejet de l’autre,
cette schizophrénie ontologique qui a créé tant de drames et nous
avons appris.
Nous avons appris
de leurs erreurs, nous avons compris leurs joies, nous avons partagé
le beau.
Grâce au legs
précieux de ces livres.
Comment pourrais-je
ne pas les aimer ?
Quel héritage ! Conserve-le bien
RépondreSupprimergénialissime cette vision de type "planète des singes" !
RépondreSupprimerDéjà Félicien Champsaur avait réussi l'expérience dans l'excellent bouquin "Nora la guenon devenue femme", emprunté dans la bibliothèque paternelle alors que j'étais encore enfant, chez moi il n'y avait pas de censure . ];-D
RépondreSupprimerDélicieuse uchronie. Merci, très précieux Jacquot !
RépondreSupprimerAh, que l'homme remonte au singe, sage, finalement !
RépondreSupprimerÉvidemment cela ne me fait pas plaisir de nous savoir rayés de la carte, mais j’avoue avoir toute confiance en ce conservateur, la littérature humaine est entre de bonnes mains 😊
RépondreSupprimerDans la lignée du "Demain les chiens" de Clifford D. Simak, tu livres ici un texte superbe, d'une sagesse inouïe !
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