- Trop grande, trop petite; les cousins ont décidément les yeux écartés et une grosse tête. Ah zut ! celle-ci, j'ai cassé une branche et à celle-là il manque un verre. Pfff ! Et cette paire là, à quoi peut-elle servir ? A faire beau sans doute. Ces étrangers, je ne comprends pas pourquoi ils aiment autant les choses inutiles.
Zak, un vieux singe balinais explore sa caisse réservée aux lunettes. Fébrilement, il les examine une à une pour trouver la paire qui peut lui convenir. Ce ne sont pas les provisions en la matière qui font défaut : toute la famille lui fournit chaque jour des lunettes et en ce moment, les cadeaux du genre affluent, chacun s'apercevant que son parent souffre d'une déficience oculaire galopante.
On le lui a pourtant assez seriné, surtout sa compagne : "Zak, tu passes ta vie dans les livres. C'est mauvais pour ta vue. Sors un peu de ce temple, va t'aérer, voir du monde. En ce moment, les touristes pullulent et les regarder se marier à la mode de chez nous ne manque pas de piquant."
Pendant que ses congénères passent le plus clair de leur temps à rançonner les visiteurs du temple de Pura Pulaki où la troupe réside, Zak, lui, se pelotonne dans une vieille couverture près de "sa pile". C'est ainsi qu'il nomme le tas de brochures qui encombre toute une partie de son gourbi. Bien installé, il commence à feuilleter un livre au hasard. Sa pile ! Parlons plutôt d'un amoncellement disparate, brouillon et surtout très sale. Qu'importe ! Zak est fier de ses trouvailles accumulées au fil des années et les garde jalousement. Malheur à ceux qui s'en approchent ! Alors que dans sa tribu, on vole pour manger, lui vole - ou plutôt volait quand il le pouvait encore - surtout pour s'instruire. Un sage quoi !
D'autres, parmi les siens collectionnent indifféremment les appareils photo, les chapeaux, les casquettes et maintenant les téléphones portables qu'ils jettent sans plus s'en soucier. Zak collectionne les livres. Et il les couve précieusement. Il aime les toucher, les feuilleter. Il les hume, les tourne, les retourne, les ouvre, les ferme. Il aime corner les pages et même les arracher. Il manie son feutre préféré d'un vert luisant pour annoter, souligner, biffer. Il n'a pas de préférence particulière. Tout lui plait : romans, biographies, policiers...Cependant, il a un faible, une passion pour les livres d'images. Toute la journée, il compulse, étudie, déplace un à un les ouvrages et "sa pile" change de coin et de forme, pour son plus grand plaisir.
Depuis quelques temps, Zak choisit les "large vision" mais hélas, il y en a peu. Qui aimerait se promener avec de tels ouvrages ? "Sûrement pas ces touristes qui veulent à tout prix cacher leur décrépitude, particulièrement en vacances pense amèrement Zak. Bon sang, il va falloir que je reprenne du service moi qui m'en croyais définitivement exempt. Il faut absolument que je trouve une paire de lunettes convenable. Mes amis m'apportent n'importe quoi. On n'est jamais mieux servi que par soi-même."
Zak devient vieux et l'agilité lui fait cruellement défaut. Aussi, il évite désormais les chapardages sous peine de recevoir un mauvais coup. Sa famille pourvoit à son alimentation et rien ne manque. Bananes, mangues, gâteaux etc... arrivent toute la journée. Sa compagne lui apporte des livres qu'elle va directement voler sur les serviettes ou dans les sacs de plage. Il n'en manque donc pas.
Zak serait parfaitement heureux si ses yeux ne lui jouaient de plus en plus un vilain tour lui donnant de méchantes céphalées qui le font souffrir. Il faut y remédier. Il lui est impossible de se passer de ses chers livres et du bonheur qu'ils lui procurent.
Un matin, Zak se décide à agir. Il se poste tant bien que mal sur une petite colonne à l'entrée du temple et attend. Lunettes de soleil, non, ça ne va pas. Lunettes de vue, non plus. Jumelles, pas mieux. Il possède déjà tout ça. Il faut autre chose, mais quoi ?
Zak commence à s'impatienter, son dos lui fait mal. Il va partir, dépité, quand il avise une femme approchant de sa colonne pour en examiner de près les sculptures. Elle manie un objet qu'elle porte en sautoir. Un gros verre rond qui lui fait un œil de bœuf. Zak a compris : c'est exactement ce qu'il lui faut. Il tend le bras et attrape le sautoir-loupe d'un geste vif. Il manque tomber en descendant de son perchoir mais il a le temps de se sauver avant que la dame, surprise, reprenne ses esprits et se mette à crier.
Si vous allez à Bali, ne manquez pas de chercher dans le temple de Pura Pulaki un vieux singe trônant parmi un monceau de livres, sa jolie loupe dorée autour du cou. Personne n'a eu le cœur d'enlever ce bijou à Zak, le macaque bibliophile, surtout pas mon amie Bernadette.
ça sent le vécu cette histoire.
RépondreSupprimerAutrefois je collectionnais les livres, aujourd'hui ce sont les dollars !
Tu veux acheter du pétrole à Donald ?
SupprimerCe cher Zak on a envie d'aller lui serrer la pince !
RépondreSupprimerZak devrait essayer des Dolce & Banana ?
RépondreSupprimerC'est un nouvel éditeur ? :-)
Supprimer...de lunettes s'entend !
RépondreSupprimerZak a une parenté avec la guenon de l'histoire de Lilousoleil, c'est certain !
RépondreSupprimerou bien c'est l'effet papillon qui, de Bali à Lyon, agit d'un bout à l'autre de la planète....
Attachant, le vieux singe au filant tropisme. Un texte sympa qui laisse rêveur. Merci, Marité ♥
RépondreSupprimerIl est chouette ce ZAK.. Chapardeur mais c'est pour la bonne cause... ;-)
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