Le singe qui aimait les livres
Maman disait
de moi que je suis un singe. Parce que je bougeais tout le temps. Parce que
j'aimais grimper aux arbres. Parce qu’à l’école, moi je préférais voir rire les
autres, inventer mes histoires,… Et je ne voulais pas qu’on formate mon esprit
comme l’école aime tant le faire. Je suis un singe, et on m’oblige à apprendre
à voler. Je ne sais pas. Je ne saurai jamais. Alors je suis un singe. Juste un
amuseur public. Juste une coquille vide. Enfin, ça, c’est ce qu’ils disent,
eux, les « grands », les adultes. Parce que les autres enfants, ils
m’adorent. Et leur tirer un simple sourire, même en coin, un regard de soutien,
ça fait du bien. A eux, comme à moi. Je le sens, je le sais. Je ne sais juste
pas l’expliquer.
On perd notre
capacité à trouver mille façons d’utiliser chaque objet, de vivre chaque
instant en grandissant. Je le vois bien. Les jeux se perdent, la sensibilité se
perd au profit de l’uniformisation, de la bien-pensance. Tout est standardisé.
L’école, la famille, le travail, ce qu’on doit faire, dire,… Mais moi je ne
vois pas les choses comme ça. Je ne veux pas perdre ça. Je me bats pour
maintenir ma naïveté.
J’aimais bien
monter aux arbres. Encore, et encore plus haut. Maman me disait tout le temps
de redescendre. Plus je montais, plus elle voulait que je descende. Et plus
elle m’appelait, plus je grimpais. « Encore, je veux vous voir sous un
autre angle. Je ne veux pas de votre ordre social, je ne veux pas de vos lois
injustes, que vous-même vous ne savez pas expliquer. »
Au final, je
ne sais pas expliquer grand chose… Vous avez raison. Je ressens plus que je ne
sais les choses… Et je lutte contre tout ce que vous voulez m’imposer. Je ne me
laisserai pas enfermer dans votre monde, dans votre vie. Si seulement vous
pouviez voir le monde comme je le vois…
Et puis un
jour, je suis tombé dessus. Un vieil homme qui était décédé, ses enfants
avaient mis ses affaires sur le trottoir. Belle image: on se débarrasse du papy
trop lourd, comme on se débarrasse de ses affaires, trop encombrantes… Ou peut
être est-ce le contraire… Allez savoir. En tout cas, là, à coté du carton, il y
avait ce truc tout rapiécé, dépecé, mi vivant mi mort. Je l’ai pris dans les
mains. Je n’arrivais pas à savoir ce que c’était au premier abord. Ça puait, ça
partait en lambeaux. C’était bizarre. C’était lourd. Et … Ça avait tout l’air
d’un truc que je n’aimais pas. Et puis il a glissé de mes mains. Il s’est …
ouvert … j’ai reconnu immédiatement… Ils appelaient ça « un livre ».
J’en voulais pas. Je me suis toujours débrouillé sans. J’ai détourné le regard
d’abord, fier de ne pas m’être fait avoir par cet objet qui dicte une parole
unique. Il y en avait plein l’école des trucs comme ça… Je ne voulais pas avoir à faire à un autre truc de cette espèce. J’ai continué mon chemin, les mains
dans les poches, le sourire de dédain et de conquérant collé au visage. Je ne
m’étais pas fait prendre par leur « livre ».
Un coup de
vent. Un bruit de papier, comme un souffle qui m’a arrêté. Et j’ai cru entendre
un truc. Alors je me suis retourné. Et là… mon regard fut irrémédiablement
accroché par ce que le vent venait de faire découvrir à mes yeux. Dans le
livre… Il y avait des dessins dedans. Des dessins qui me parlaient. Je me suis
approché, j’ai hésité, longtemps… Mais je me suis quand même baissé. J’ai
ramassé le livre dont certaines pages commençaient à tomber… Et j’ai regardé de
plus près ce qui me semblait impossible. Il y avait bien des dessins dedans.
Des dessins qui me parlaient. Qui racontaient. Je les ressentais, je les
comprenais. Il y avait des animaux grimés en humains, des humains qui
ressemblaient plus à des animaux qu’à des Hommes. Ça m’a fait rire, moi qui
était celui qui faisait rire d’habitude. Ça m’a touché. Comme rien auparavant.
Je l’ai feuilleté rapidement. J’ai regardé autour de moi… Personne. J’ai mis le
livre dans mon manteau et je suis parti.
Je suis monté
au sommet de mon arbre, en bon singe que j’étais. J’ai rouvert l’ouvrage, et
j’ai littéralement plongé dedans. Mon sourire de vainqueur de tout à l’heure
fut chassé par tellement de grimaces différentes. Je fus transporté par la
profondeur de ces dessins. J’ai ressenti des choses que je n’avais jamais
ressenties avant, d’une telle intensité. C’en était hypnotisant, addictif.
J’étais devenu l’ivre du livre. Je me suis mis à lire ce qu’il y avait d’écrit
à côté. Ça parlait de gens dont les noms m’étaient inconnus : Granville, Doré et
tant d’autres.
Un livre qui
parlait d’illustrateurs. J’en avais jamais entendu parler… Du dessin plus fort
que du texte… Alors qu’on nous bouffe la tête en nous disant que seul les
livres sans images valent la peine, au risque d’être un très péjoratif
« bébé ». Je me retrouvais dans les histoires de ces artistes, de ces
passeurs d’émotions, dans les méandres de leur vision du monde et de la
société, dans leur envie de ne pas se conformer et de vouloir à tout prix
montrer le monde au-delà des mots et des apparences si chèrement défendues à
leur époque. Ils voyaient des choses que les autres ne voyaient pas, ils ressentaient
ce que les autres ne comprenaient même pas. Ils croquaient au sens propre le
monde, et en rendaient différents morceaux choisis au travers de leurs dessins,
caricatures, illustrations. Ils transformaient le monde. J’ai dévoré leur vie,
leur univers, comme si je n’avais jamais mangé. C’était si bon !!! Si bon de
voir que dans le monde il existe de telles personnes, que je n’étais pas seul
au final à voir les choses différemment. Même deux siècles plus tard, ils ont
su transformer mon propre monde.
Alors ont
commencé mes fouilles. Il fallait que j’en sache plus. Toujours plus, sur ces
gens qui voient le monde autrement. Je me suis mis à lire, de manière effrénée.
A aller sur les trottoirs, les quais, à rechercher partout les moindres livres
un peu oubliés, un peu abîmés, les vrais livres comme j’aimais dire. Et je les
dévorais, et plus je les dévorais plus ils me déformaient, et me formaient, me
faisant oublier mon paradigme premier, mes problématiques, me faisant me
questionner encore plus sur le monde, sur les autres.
Au sommet de
mon arbre, des livres plein les branches, je m’envolais. Mes yeux s’ouvraient.
Mon cœur se débarrassait de ce qui l’harassait depuis toutes ses années. Mes
poumons s’ouvraient à des vents de libertés et de renouveau. J’entendais
toujours ma mère m’appeler. Et je ne redescendais toujours pas de mon arbre,
mais là, c’était différent. Je l’ai regardée gesticuler, pousser des cris.
C’est là que j’ai compris : Je n’étais plus singe. C’était eux, eux tous en
bas, qui étaient les singe de ce monde, à jouer la comédie, à imiter sans
inventer, à faire de ce monde uniquement ce qu’il était déjà auparavant, dont
les actions sont purement pavloviennes. Mais non, je me regarde. Je leur
ressemble tellement à première vue. Je suis singe aussi. Mais… moi, je suis le
rusé qui a été trouvé par les livres; je suis le malin qui a su se trouver et
trouver le monde dans les livres; je suis l’adroit qui voit désormais le monde
tel qu’il est et pas tel qu’on lui présente; je suis le singe qui aime les
livres…
Que dire à part "Bienvenue au club" :)
RépondreSupprimeroui bienvenue à toi sur ce site des Impromptus !
RépondreSupprimerton histoire m'a rappelé celle de "Jonathan Livingston le goéland"
Superbe entrée en matière ! J'ai savouré ce soliloque empreint d'humanisme, au poil !
RépondreSupprimerNur... was hast dass zu tun mit Panzer ? Vorsicht..
RépondreSupprimer