Le
chemin de l’école
La
maison embaumait encore les reliefs de notre repas, la tisane de mon
père fumait lentement dans son bol, le chien était allongé dans un
rayon de soleil quand, à treize heures, je retournais à l’école.
Les mains dans les poches, l’âme conquérante et les bêtises en
bandoulière, je revisitais notre quartier et ses frontières pendant
ces moments d’école buissonnière.
Dans
la torpeur ouvrière, Romans dormait d’une sieste d’avant la
reprise des usines de chaussures au diapason de leurs sirènes
retentissantes. Il flottait une agréable douceur de bien-être. Tout
était silencieux comme si la ville récupérait des efforts de la
matinée. La route gonflée de chaleur laissait respirer ses effluves
de goudron chaud, les bouches des caniveaux rotaient leur digestion
ordinaire, l’œil noir des soupiraux semblait guetter les passants.
Aussi, je courais après mon ombre si petite et mes sandales
claquaient sur le trottoir une cadence d’allant remplie de crainte
et de curiosité.
Sous
les bras levés du passage à niveau, je m’arrêtais entre les
rails d’une des deux voies et je vérifiais les horizons et la
chorégraphie burlesque de leurs mirages dansants.
De
chaque côté, le chemin de fer se perdait dans ces vapeurs
improbables aux mille reflets intrigants. C’était inquiétant, ce
trouble lointain encerclant notre gare. A croire que Romans dépassait
d’un immense nuage et que là-bas, au bout du monde, c’était ces
sorcières déguisées en torchères diaphanes qui attendaient les
voyageurs. Les parfums de ballasts, les herbes brûlées de soleil,
le goudron fondant des traverses de la voie, ajoutaient encore une
dimension enivrante à toutes mes déductions de jeune explorateur.
Au
loin, j’imaginais toujours les deux yeux blancs d’un train
fonçant sur moi. Son énorme carcasse lugubre tremblait en se
déhanchant sous les effets des aiguillages successifs ; je
pouvais voir son panache de fumée noire saupoudré d’escarbilles
orangées et les relents de sa vapeur bouillonnante expulsée dans
les remblais. Comme si je voulais dompter le monstre, j’écartais
les bras pour l’immobiliser, pour le faire reculer, pour le
renvoyer dans ces limbes éloignés, bien loin des murs de notre
cité.
Chaque
jour d’école, c’était mon œuvre de courage au passage à
niveau ; dans l’enchantement de mon jeu, je défiais le dragon
de fer et je le renvoyais dans les enfers. C’est toujours le
sifflet péremptoire du chef de gare empirique qui m’envolait
promptement de ce perchoir chimérique…
La
place Carnot était déserte comme pendant un après-midi de
dimanche. Après les encombrements du midi, les files allongées de
voitures s’étaient naturellement diluées. Les ménagères en
cabas, les collégiens en cartables et les ouvriers en vélos, tout à
l’heure coincés aux portiques des barrières, avaient disparu eux
aussi dans l’espace de leur emploi du temps. Baignée de grand
soleil, la place semblait bronzer dans cet interlude apaisant.
Facilement, je pouvais voir la librairie Foxonnet, à l’entrée de
la rue Jacquemart, la dame couronnée du monument des Etats Généraux
et les fauteuils alignés des Négociants.
A
l’orée de leurs nids, j’écoutais les petits oiseaux dans les
branches, sifflant leurs cantates, flûtant encore leurs prises de
bec, jusqu’à ce qu’un coup de vent les ébouriffe dans un sermon
de Dame Nature. Pendant cette pause de détente, tout était si calme
qu’on pouvait même entendre une mobylette passer au loin, un
nouveau-né en retard de biberon, les aboiements d’un chien au
métronome de la démarche arrogante d’un chat promenant devant sa
niche. Des troupes de martinets déchiraient le ciel de la place en
piaillant farouchement leurs poursuites vertigineuses ! Ils
frôlaient les toits, zigzaguaient entre les cheminées ou
s’élevaient tels des cerfs-volants en quête d’un vent
ascendant ! C’était comme des éclairs en couleur !
Tantôt leur plumage brillait un arc-en-ciel dans le soleil, tantôt,
la noirceur de leur livrée se confondait avec le clair-obscur des
maisons !
Parfois,
le claquement de l’aile d’une tourterelle perchée sur un cèdre
me retournait et je cherchais sa provenance comme un chasseur soudain
attentif, à l’affût de son gibier. Parfois encore, des pigeons en
meute survolaient la place ! Un instant, leurs ombres pressées
ricochaient sur la route, couraient sur les murs, mais elles
s’enfuyaient aussi vite, trahies par les circonvolutions
frénétiques de leurs sujets…
Après
le passage à niveau, j’avais le choix. A gauche, même s’il
m’était défendu de traverser, je pouvais jouer à la marelle,
dans les flaques des ombres, sous les grands marronniers qui longent
la gare. Amusée, la brise savait changer mon jeu au dédale de ses
cases éphémères, s’enfuyant ou revenant au gré de ses facéties.
A cloche-pied, la tête dans mes comptes, j’arrivais même jusque
devant l’entrée de la gare, bien en-dehors de l’itinéraire de
mon école !
A
droite, inquiétantes, c’était les clameurs exaltées du Café du
Taxi, les chocs de comptoir, les raclements convulsifs des chaises,
les verres brinquebalés autour d’une autre tournée, la balle du
baby-foot heurtant violemment les contreforts du jeu avec une
obstination rémanente, les champignons du flipper sollicités par la
frénésie abrutie du joueur, l’incrémentation forcenée des
chiffres sur le compteur, le claquement brutal de la partie gratuite.
C’était l’odeur oppressante du pastis, des cigarettes, des
parfums souillés de sueur, des fleurs assoiffées avachies dans
leurs vasques asséchées…
Un
peu plus loin, c’était un immense hangar avec une foultitude de
bus alignés à l’intérieur. J’aimais bien ce tunnel à la
profondeur si éloignée. Dans la toiture, des tuiles transparentes
éclairaient cet antre de géant ; c’était des éclats de
lumière réfractés à intervalles réguliers dans la pénombre
inquiétante. Çà et là se cachaient des ombres de fraîcheur
mystérieuses courant aux aléas des nuages passagers. Ha, j’aurais
pu en tracer des routes à la craie sur cet extraordinaire glacis,
j’en aurais fait courir de mes petites voitures sous ces panaches
d’éclairage surnaturel… De ce grand dépôt, il se dégageait
des senteurs de pneus tièdes, d’huile et de gaz d’échappement.
Des poutres enchevêtrées du plafond, pendaient des ampoules
blotties sous des abat-jour en forme d’assiettes creuses. Le vent
baladeur les occupait en les balançant mollement sur leur fil.
Soit
je continuais par le boulevard de la Libération, soit je traversais
la route pour me retrouver nez à nez avec un petit bistrot, à
l’étalage rempli des meilleurs bonbons du quartier et j’empruntais
la rue du Réservoir. Là, c’était encore d’autres effluves,
d’autres surprises, d’autres jeux, d’autres découvertes,
toujours plus sensationnelles…
très coloré, et presque cinématographique, ce chemin d'école !
RépondreSupprimerTu aurais pu en faire un Romans ! Excellent. ];-D
RépondreSupprimerc'est fait ! :)
SupprimerColoré et odorant, aussi. Belles réminiscences !
RépondreSupprimerLa précision de tes souvenirs m'impressionne !
RépondreSupprimerMagnifique ...
•.¸¸.•*`*•.¸¸☆
Cette narration (superbement visuelle) me fait à la fois regretter un bon ami (L'Arpi'...), longtemps présent sur cet espace, et me réjouir qu'une telle écriture se produise à nouveau en ce lieu. Grand merci, Pascal ♥
RépondreSupprimerQuel chemin! Une véritable aventure... ;-)
RépondreSupprimerC'est un itinéraire imagè et original, suivi par un enfant rêveur
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