C'était un homme d'une beauté peu commune, portant son nez,
qu'il avait fort remarquable, droit et fier, telle l'étrave d'une héroïque
frégate voguant toutes voiles dehors vers un glorieux destin. Son regard
pétillant et bleuté masquait fort mal cette ingénuité que son sourire laissait
entrevoir. Ce personnage étrange avait depuis l'enfance la manie de
collectionner les clés, et chanceux qu'il était, avait su concilier passion et
nécessité par l'exercice du métier de concierge. Son territoire s'étendait
depuis peu sur quelques arpents de terre dominés par une somptueuse bâtisse que
d'aucuns nommaient affectueusement le manoir de la vieille poche. Cette
dernière, veuve, sénile et sourde comme un pot y errait toujours dans les couloirs,
poussant cahin-caha un déambulateur rongé par la rouille. Elle arpentait son
domaine en tous sens, disparaissant parfois plusieurs heures sans que ni sa
brave aide-soignante ni son infirmière ne puisse la trouver. Sa réputation de
vieille pochtrone se confirmait par les appendices crasseux qui ornaient son
compagnon à roulette, de chaque côté des poches contenant des fioles de porto
qui lui tenaient lieu de carburant. Plus ou moins abandonnée par ses rejetons
partis mener la grande vie sous les tropiques, elle avait désormais un chaperon
pour veiller sur elle 24 heures sur 24, William, concierge polyvalent.
Consciente un jour sur deux de ses faiblesses de vieille dame, Rosamond Woolf,
n'avait manifesté ni contentement ni curiosité à l'arrivée de William. Son
Alzheimer lui faisant revivre perpétuellement quelques épisodes tragiques ou
parfois heureux de sa longue et éprouvante existence, il ne demeurait que peu
d'espace pour le présent dans cette chronologie déglinguée. Elle poursuivait
des buts anachroniques, recherchait vainement ses proches disparus dans les
méandres du manoir ou une fois sur cinq, allez savoir pourquoi : les clefs du
cellier Nord. Le tempérament jovial de ses jeunes années s'était abîmé sur les
écueils de l'incertitude et de l'angoisse. Le présent l'intéressait peu, elle
s'y ancrait rarement, chahutée qu'elle était par les évènements passés. Quant à
l'avenir, le seul futur qu'elle anticipait consistait à se ravitailler en
précieux breuvage pourpre qu'elle cachait si mal dans les poches de son
bruissant attelage.
Le sémillant concierge, satisfait de ces nouvelles
fonctions, avait dès son arrivée amorcé une collection de clefs qui, à sa
grande joie, lui semblait presque infinie. En effet, l'insondable bâtiment
regorgeait de chambres et pièces dérobées dans des murs qu'il avait fort épais.
Et c'était sans compter les secrets de ses fondations, caves, celliers,
passages confidentiels et autres dépendances... La mémoire de Rosamond,
virevoltant d'une époque à l'autre, donnait bien de la peine à William qui
s'essayait à ramener la vieille dame au jour présent. Il l'écoutait,
l'aiguillait maladroitement vers la date du journal étalé sur la table de la
cuisine, lui rappelait qu'il fallait se vêtir convenablement avant de sortir
dans le jardin ou lui indiquait aimablement que son repas l'attendait au salon.
De son côté Rosamond semblait obstinée, mais ne s'agaçait que rarement,
préférant acquiescer sagement tout en envisageant secrètement une autre
réalité. Elle ne l'appelait jamais William, nom que ses neurones refusaient de
mémoriser, mais plutôt Richard, ancien domestique décédé quelques décennies
auparavant.
Le concierge, pour lui être agréable et utile, fabriqua des
tableaux à crochets pour y suspendre les milles et une clés et les étiqueta au
fur et à mesure de ses enquêtes. Chambre bleu aile ouest, salle de bain rose
nord, salon réception ouest, bureau Monsieur Woolf, salon à grande cheminée...
Au bout de six mois d'essais intempestifs et de recherche
méticuleuse, il apparut évident que la clef du cellier Nord manquait à l'appel,
ni elle ni son double ne passèrent jamais entre les mains de William. Il
s'entêta. Souleva pots de fleurs et matelas, farfouilla dans les tiroirs des
buffets qui étaient nombreux, mit sens dessus dessous les armoires et les
vide-poches... Bref, il chercha partout et dans tous les recoins. Rien. Et
puis, ce qui devait arriver... arriva. Rosamond dont la mémoire des lieux
s'effritait de plus en plus, disparu, comme avalée par les murs du manoir.
C'est l'aide-soignante qui sonna l'alerte, le lit toujours fait depuis la
veille n'avait pas été utilisé, Rosamond n'était pas dans sa chambre ni dans
une autre. On avait beau l'appeler, aucune réponse, ni elle, ni le cliquetis de
son déambulateur. Rien. On appela les voisins au secours pour fouiller la
propriété, puis la police en vain...
Le soir venu, impossible pour William de fermer l'oeil.
Sans doute la vieille dame avait eu un malaise dans un passage secret, ou pire
peut être y était elle morte, à moins qu'elle ne soit tombée dans le puits...
Alors que la lune donnait un peu de clarté à la nuit, dans
l'épais silence d'une campagne assoupie, une petite voix résonna en trois échos
distincts contre les pierres du manoir.
_ il y a quelqu'un ? Ouh, ouh, je suis là.
William reconnut immédiatement la voix légèrement
chevrotante de Rosamond.
_ Oui, je vous entend Madame Woolf, où êtes-vous ?
_ Ici, enfin à vrai dire je sais pas où, il fait noir
voyez-vous. Et mes yeux fatigués ne distinguent rien de remarquable à part la
nuit.
La voix parvenait toujours en trois échos rebondissant sur
les pierres. Impossible d'en distinguer l'origine.
_ Par où êtes-vous passée ? Vous en souvenez-vous ?
_Par où je passe d'habitude, je présume... s'agaça-t-elle.
_ Oui, mais par où ? Continuez de parler je cherche un
passage..
William se déplaça dans le manoir et il semblait que la
voix résonnait dans les murs, ce n'est qu'arrivé dans le salon à grande
cheminée qu'il n'y eût plus qu'un seul écho.
_Je ne sais plus, je cherchais Stéphane, mon mari je suppose,
à moins que ce soit ma fille Marie. Je ne sais plus. Oh, Richard, il fait si
froid... dépêchez-vous, je vais attraper un mauvais rhume... Qui a éteint la
lumière ? C'est une mauvaise blague les enfants !
Alors que le concierge progressait dans le salon, la voix
sembla venir du mur derrière la cheminée, il tâta les pierres. Rien. Il souleva
le portrait de feu Stéphane Woolf et découvrit une encoche dans la pierre. Il y
glissa les doigts et une porte étroite se dessina à gauche de la cheminée.
Il emprunta le passage étroit qui descendait en colimaçon
et donnait sur une sorte de cave sombre qu'il éclaira à l'aide de son téléphone
portable. Là, il découvrit Rosamond assise contre son déambulateur entre deux
immenses étagères remplies de bouteilles de porto. L'éclairage, une simple
ampoule, était grillé et avait probablement surpris la vieille dame. Le mobile
était limpide, il s'agissait du fameux cellier Nord, dont la clef manquait à la
collection. Rosamond avait dû emprunter le passage secret pour y accéder.
Lorsque William releva Rosamond, quelque chose brilla dans le fond d'une poche
du déambulateur. Une clef. Il l'essaya sur la porte du cellier. Bonne
pioche !
Les dédales de châteaux et leurs monstrueux trousseaux de clés m'ont toujours impressionné! Joli style, Ecumeuse !
RépondreSupprimerJ'imaginais très bien les lieux, tu racontes formidablement bien ! J'ai bien aimé !
RépondreSupprimerUne clé dans une poche du déambulateur pour ouvrir la porte du cellier.
RépondreSupprimerBonne idée ! Et pourquoi pas celle de la cave à vin ?
Tiens, il faudrait que j'y pense très prochainement.
une atmosphère étrange se dégage de ce lieu et de ces personnages, et un beau mystère élucidé grâce à celle qui perd la mémoire : un joli pied de nez !
RépondreSupprimerTrès bien écrit. On se laisse emporter par ton histoire et Rosamond et William, personnages sympathiques, nous emmènent littéralement dans ce château aux multiples clés. Un mélange réussi de passé et de présent. J'ai beaucoup aimé ton texte.
RépondreSupprimerChouette histoire que l'on vit en même temps que le gentil William.
RépondreSupprimerArg ! Trop long pour moi, en ce moment. Je reviendrai, promis.
RépondreSupprimerReviendu... Et pour quel régal ! Me ferait bien chti verre de porto blanc, tiens, pour l'apéro, ce soir. Grand merci pour ce talentueux récit, Ecumeuse.
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