L’année où mon copain Joop Zoetemelk gagna le tour de France, j’étais au pied du podium en haut des Champs Elysées, où nous nous étions donné rancart. J’étais vachement fier de lui, car il avait tout fait à l’eau claire. Ça avait été chaud dans la descente du Télégraphe mais après le contre la montre de Saint-Étienne, les commentateurs avaient dit que c’était dans la musette. Dans les dernières étapes, blaguant avec ses adversaires et remerciant ses équipiers qui avaient chassé la canette dans la montée de Pra-Loup et ailleurs, il s’était baladé jusqu’à Paris, où le belge Verschuere avait réglé le sprint du peloton.
C’est un autre belge, Rudy Pevenage, qui avait remporté le maillot vert. Le speaker était bavard, la sono braillait, la remise des trophées n’en finissait pas. Encombré d’un lion en peluche et d’un gros bouquet de tournesols, mon Joop, après les félicitations du ministre des Sports, fit part de sa joie d’avoir gagné le Tour et promit de revenir l’année suivante. Il me repéra dans la foule et me fit un clin d’œil joyeux Nous avions prévu que sitôt la cérémonie protocolaire terminée, nous rentrerions dans la nuit en Hollande, où il voulait s’aligner au départ de l’Amstel Gold Race, et où la saison des critériums d’après-tour allait démarrer. Depuis l’opération colmatage au sommet de la Madeleine et l’escalade du col de Joux-Plane, qui lui avait quasiment assuré la victoire finale, Joop était sans cesse relancé par les organisateurs. Comme enfant du pays, il s’attendait à être accueilli en héros à Boxmeer et Etten-Leur. Rijpwetering, son village natal, avait même improvisé une course ouverte à tous dont il serait le clou. Il y avait aussi des florins à gagner.
Les haut-parleurs se turent enfin et la foule s’égailla. Aussitôt, les camions de nettoyage arrivèrent et les éboueurs se mirent à chasser à la lance d’arrosage les prospectus de la caravane, les casquettes et les éditions spéciales de l’Equipe. J’allai récupérer ma vieille DAF 600 garée dans une rue alentour, nous mîmes son vélo sur le toit et en route. « Fatigué, Joop ? » « Penses-tu, Bric’, j’ai pédalé dans la joie, j’ai juste chatouillé les pédales. T‘as pas vu comme j’avais la socquette légère ? Et puis on a roulé en facteur aujourd’hui, comme toujours avant d’entrer sur les Champs. » N’empêche, il s’endormit comme une masse avant le périphérique et mangea de la luzerne jusqu’à la frontière.
Nous traversâmes tranquillement la Belgique, qui est un pays montagneux, tout en ravins, gorges et parois abruptes. Comme nous grimpions le Pottelberg, et pour relancer la mécanique de mon Joop, qui, mal réveillé, faisait une tête à monter dans la voiture-balai, je lui posai la question qui me trottait dans la tête. « C’est encore un belge qui a gagné le sprint aujourd’hui. Comment t’analyses ça, Joop, les coureurs belges, ils peuvent s’entraîner pour le maillot à pois toute l’année, en tout cas dès la fonte des neiges, grâce à tous les sommets dont est hérissé leur pays, la Baraque Michel, la Côte de la Caillou qui Bique, Kanarieberg, Mon Idée, le Col du Rosier, Hoge Blekker, pour ne parler ques des plus hauts, et pourtant c’est une nation de sprinters. » Il réfléchit un moment, je voyais son cerveau changer de braquet. « Tu peux pas dire ça, Bric’. Regarde Merckx ou Van Impe. Les belges sont bons sur tous les terrains. » Puis il ajouta : « C’est une question de régime alimentaire : cinq frites et légumes par jour. »
Les douaniers hollandais, qui avaient regardé l’arrivée de l’étape dans leur guérite, reconnurent la machine de Zoetemelk sur le toit. Il y eut une petite fête improvisée, Joop dut renfiler son maillot jaune pour faire des selfies, des joints circulèrent, et nous nous quittâmes bons amis à la nuit tombée. De polder en polder, nous reprîmes la route des digues : Rotterdam, Amsterdam, où Joop voulut faire la bringue au quartier rouge et s’en fumer un dernier dans un coffee shop avant la reprise de l’entraînement, Monnickendam, Volendam, Edam.
Au petit matin, la DAF ayant un peu chauffé dans les lacets de l’ascension, nous arrivâmes enfin au sommet du Cauberg, qui culmine à 141 mètres et domine la petite ville où mon pote, quand il ne court pas les classiques et les grands tours, vit avec sa femme et ses enfants. C’est alors que la maréchaussée royale nous tomba dessus pour un contrôle antidopage à l’improviste. Nous dûmes tirer un bock pour les besoins d’une analyse d’urine à la bonne franquette, debout côte à côte au bord de la route, tout en admirant, le souffle coupé, le paysage qui s’étendait à nos pieds.
À perte de vue sous le ciel de faïence bleu gris de lin du jour naissant, des champs de tulipes, que séparaient des éclairs lumineux de jonquilles et de narcisses et les traits noirs des canaux d’un tableau de Mondrian. Sur les chemins de halage marchaient, courbés par le vent, les mangeurs de pommes de terre de Van Gogh et des bourgeois ventripotents fumant des pipes en céramique. Ça et là tournaient les ailes des moulins à vent asséchant les polders. Des digues et des meules de Gouda, de Leerdammer, de mimolette et d’Old Alkmaar bornaient l’horizon. Au loin les cercles concentriques de la ville, les clochetons des béguinages autour des cours herbues, les pignons de briques colorées des maisons proprettes, les cheminées fuligineuses des hauts-fourneaux.
Joop Zoetemelk se rajustait avec émotion. « Tu vois, Bric’, ici c’est chez moi, c’est là que je fais des bornes et des parties de manivelles avec les copains avant le début des classiques du printemps. La ville, c’est Etadam. J’y ai acheté une petite maison avec mes premières primes, quand je suis passé pro. Sur les routes du Tour, chaque fois que j’ai la fringale, je pense à ce paysage, à mon Etadam. » Que voudriez-vous que j’ajoute. Je dis juste, et pas seulement parce que c’est mon pote, chapeau le champion. Quand même, avant de rentrer le surlendemain, je pris quelques clichés de la Hollande.
Un Etadam cocasse et plein d'anecdotes! La petite reine appréciera :)
RépondreSupprimerstouf
RépondreSupprimerBah j'me souviens,c'était de la triche,tu le poussais à la celle en courant derrière au mont Ventoux. Moi j'étais dans la caravane à préparer les "mixtures" pour mon pote Eddy Mercks,l'ogre de Tervuren !
C'est sure que nous les belges on est meilleurs que les brouteurs d'herbes de hollande. ;o)
Il est chouette votre texte! :-)
RépondreSupprimerUn vrai plaisir à lire.
Merci.
un vrai bonheur de lire ce texte et l'Etadam est excellentissime (et puis Joop et Lucien rappellent de vieux souvenirs :o)) )
RépondreSupprimerMerci pour ce large sourire!
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