Le papé était assis dans son
fauteuil, au coin du feu. Il venait de rentrer de sa promenade quotidienne, à
laquelle il s’astreignait malgré ses rhumatismes. Il pensait que s’il arrêtait,
ses pauvres articulations resteraient bloquées… Il avait posé sa canne contre
le dossier du fauteuil, avait enfilé ses charentaises bien fourrées, et
attendait maintenant l’heure de la soupe. C’est Bernadette, sa bru, qui la lui
apportait en général.
Mais ce soir, au léger
toc-toc-toc contre la porte, il savait que ce n’était pas elle, mais Vincent,
son arrière petit fils de huit ans. Il était « à la campagne » pour
les vacances, histoire de respirer le bon air, car ses parents habitaient la
capitale.
Le petit poussa la porte au
son de la grosse voix bourrue de son aïeul. Petit chaperon bleu, il avait dans
son panier, non pas une soupe, mais un bout de saucisson, du fromage, du pain
et une pomme. Sa grand-mère avait été retenue auprès d’une vache qui vêlait, et
elle n’avait pas eu le temps pour la soupe…
Vincent dit bonjour, s’avança
vers le papé, déposa le panier sur la petite table près de lui, puis il s’assit
en tailleur par terre, face au vieux, à environ un mètre de lui et attendit.
Le vieux l’observait, et le
petit restait silencieux. Et ainsi, tous deux accrochés au regard de l’autre,
laissaient la pendule faire la conversation toute seule. Tic tac, tic tac…
Le papé avait les cheveux
très blancs, assez longs, avec la marque de sa casquette. Le teint basané d’un
homme qui avait passé sa vie aux champs, les rides marquées. Ses yeux noirs en
boutons de bottine pétillaient de malice. Ils regardaient l’enfant. Celui-ci,
très brun, les cheveux en bataille, posait le même regard sur le vieux dont il
avait hérité des yeux. Un sourire vint lui fendre le visage, montrant une dentition
encore aléatoire…
Ce fut le vieux qui craqua en
premier :
-
Si je comprends
bien, tu la veux ton histoire ?
Le gamin hocha la tête ;
se balança d’une fesse sur l’autre afin d’assurer son assise, cala ses coudes
sur ses genoux, et appuya légèrement sa tête sur ses mains en coupole. Il était
prêt.
Le vieux commença
alors :
-
Il était une
fois…
Le petit soupira d’aise.
-
Il était une
fois, reprit le grand-père, un petit garçon haut comme trois pommes, un peu
comme toi, lui dit-il dans un sourire. Ce petit garçon habitait dans un pays
lointain et était très pauvre. Une épidémie avait atteint son village, et il en
était le seul survivant, avec sa chèvre. Il savait que s’il voulait vivre, il
lui fallait aller trouver de l’aide dans le village voisin. Mais ce village
était à des kilomètres et des kilomètres du sien. Cependant, il n’avait pas le
choix. Il devait partir. Alors il se mit en route à la tombée de la nuit, car
il faisait moins chaud, et la lune et les étoiles lui éclairaient le chemin.
-
Il n’avait pas peur ?
l’interrompit l’enfant.
-
Non, reprit le
papé. C’était un petit garçon très courageux. Dans son pays où il faisait très
très chaud, si chaud que le sol brulait les pieds, les enfants devaient dès
leur plus jeune âge se débrouiller tout seul. Les papas étaient le plus souvent
à la chasse, et les mamans avaient beaucoup de travail pour s’occuper des
bêtes, des cultures, des repas et des tout petits…
-
Comment il
s’appelait ?
-
Nembé, il
s’appelait Nembé.
Le papé reprit :
-
Nembé marcha. Il
marcha pendant des heures. Droit devant lui, tirant la biquette par sa corde
derrière lui. Il marcha jusqu’à ce que ses plantes de pied lui fassent mal. Alors
il s’adossa à un arbre, serra l’animal contre lui, et s’endormit.
C’est
un feulement qui le réveilla. En ouvrant les yeux, il vit trois lionnes
couchées en face de lui, à quelques mètres. Elles ne bougeaient pas et le
fixaient. Il comprit qu’elles avaient faim et qu’elles attendaient le moment
propice pour les croquer, lui et sa chèvre. D’ailleurs, il ne comprenait pas
pourquoi elles ne les avaient pas déjà dévorés ! Aussi il tourna lentement
la tête vers l’arrière et vit un groupe d’hommes, armes à la main. Eux aussi
étaient immobiles, lances levées prêtes à jaillir. Eux aussi attendaient le bon
moment. Hommes et bêtes sauvages se mesuraient pour leur survie.
Nembé
ne bougeait pas, tout à sa frayeur, serrant la biquette très fort contre lui.
Et
tout à coup un ricanement effrayant déchira le silence… Suivi de plusieurs
autres… Une meute de hyènes, ennemies mortelles des lions… Elles étaient en
nombre, et nos trois pauvres lionnes avaient du souci à se faire. Bloquées par
les hyènes à l’arrière, par les lances des hommes à l’avant, leur sort était
douteux… Aussi elles se jetèrent sur les côtés dans une course folle, immédiatement
suivies par les hyènes. Les hommes en profitèrent pour attraper Nembé et sa
biquette et courir à toutes jambes vers leur village.
-
Et les lionnes,
elles ont réussi à se sauver ?
-
Ca, l’histoire ne
le dit pas. C’est Nembé qui nous intéresse, non ?
-
Oui, mais quand
même…
-
Bon, je continue
ou pas ?
-
Oh oui, Papé,
excuse-moi… La suite s’il te plait…
-
Les chasseurs
ramenèrent Nembé dans leur village. Il fut bien accueilli, car avec sa chèvre,
il était riche… Mais il ne parlait pas la même langue qu’eux. Le chef du
village, qui avait voyagé le comprenait un peu et lui fit raconter son histoire
qu’il traduisit pour les autres membres de la tribu… On le plaignit. On lui
donna une ancienne case pour dormir. Toutes les cases du village étaient faites
de branchages entrelacés et étaient régulièrement endommagées à la saison des
pluies. On devait les consolider, voire les refaire entièrement. La sienne
était très grande. Elle avait résisté à l’eau, mais le feuillage était flétrit,
un peu disparate, et plutôt que de la refaire, il avait été décidé d’en
construire une autre plus belle et plus solide un peu plus loin.
On
le laissa tout seul dans cette grande case. Il n’avait pas encore été
« adopté » par la tribu. Le chef du village lui avait expliqué qu’à
la prochaine fête du lézard, tous se rassemblerait pour désigner sa future
famille. Mais en attendant, il devait rester seul.
-
C’est quoi la
fête du lézard ?
-
Vas-tu enfin
arrêter de m’interrompre sans arrêt ? La fête du lézard je te la
raconterai un autre jour, c’est une cérémonie très importante et ce serait trop
long aujourd’hui. Bon, où j’en étais moi ?
Ah
oui. Même les enfants, curieux par nature, le délaissaient. Les femmes lui
donnaient à manger, mais à l’écart. On le traitait bien, mais sans chaleur
humaine.
Il
passait ses journées à se promener tout seul (ou avec sa biquette qu’on lui
avait laissée), ou bien assis par terre devant sa case. Il jouait avec la
terre… La saison des pluies venait de se terminer, et il y avait encore autour
du village de grandes mares.
Aussi
pour se distraire, il faisait des pâtés de boue. Il en fit plusieurs. De
différentes tailles, de différentes formes. Il en entassa certains. Il en mélangea
d’autres avec de la paille, d’autres encore avec de la bouse ou bien les deux.
-
De la bouse !
Tu veux dire du caca de vache ? s’écria l’enfant, scandalisé.
-
Oui du caca. Mais
pas de vache, il n’y en avait pas dans son pays. D’autres mammifères.
-
Mais c’est
dégoutant !
-
C’est dégoutant
pour toi, petit occidental. Mais à cette époque et dans ce pays, ce n’était pas
aussi sale que ça. Enfin, c’était pas du caca à la rose, mais on n’avait pas le
même à priori sur les excréments qui servaient aussi d’engrais pour les
cultures.
-
Bon… répondit
dubitativement le petit. Il ne voulait pas contrarier le Papé, car il tenait à
la suite de son histoire.
-
Je
continue ?
-
Oh oui Papé !
-
Nembé observait les
pâtés : ceux qui séchaient le plus vite, ceux qui étaient le plus solide.
Il fit ce qu’on appellerait maintenant « une étude comparative très
sérieuse ». Il finit par les former en briques, puis monta un petit mur, à
l’intérieur de sa case délabrée.
Mais
la saison des pluies était terminée depuis des semaines. Et Nembé ne trouvait
plus d’eau pour faire ses tas.
Il
lui vint alors une idée. Il pourrait se construire une case en dur…à la
prochaine saison des pluies.
Alors
en attendant la pluie, il dessina des plans sur la terre sèche. Il
réfléchissait beaucoup. Sa case était très spacieuse : il imagina donc de
construire sa petite maison à l’intérieur même de la case. Comme ça, il
pourrait également polir les murs extérieurs et les décorer à l’abri des
regards, et comme personne ne venait jamais le voir, on ne lui poserait pas de
question.
Il
n’avait jamais été à l’école, et pour cause, il n’y avait pas d’école ni dans
son village, ni dans celui qui l’avait accueilli.
-
Oh, le
veinard !
-
Tu crois vraiment
que c’est une chance de ne pas aller à l’école ?
-
Oh oui, il n’est
pas obligé de se lever de bonne heure le matin !
-
Alors pour toi
c’est une chance de ne pas savoir ni lire, ni écrire, ni compter…
-
Non, j’ai pas dit
ça…
-
Bon, je préfère,
dit le Papé en faisant les gros yeux. On en discutera une autre fois…
-
Tu veux bien
continuer l’histoire, demanda timidement le petit.
-
Pfff… Bien sûr
que je le veux. Alors où j’en étais ?
-
T’en étais que
Nembé avait eu l’idée de se faire une maison en dur.
-
Ah oui. Il se mit
à dessiner sur le sol en terre sèche avec un bâton. Il commença par les quatre
murs de la maison. Puis il représenta un des murs à plat sur le sol (il s’était
allongé par terre pour prendre les mesures) et les briques à l’intérieur. Il
avait comprit qu’il faudrait qu’il en façonne autant que sur son dessin, et cela
quatre fois ! C’était un gros travail. Mais inventer tout ça lui avait
pris beaucoup de temps, et il n’avait que ça à faire.
-
Ben dis donc, il
était intelligent quand même !
-
ça, tu peux le
dire ! et courageux en plus !
-
Et alors ?
-
Alors ? La
saison des pluies dure six mois là-bas.
-
Il pleut tout le
temps pendant six mois !
-
Non. Il ne pleut
pas toute la journée. Mais la quand la pluie tombe, c’est tellement fort, qu’à
la fin, la terre ne peut plus absorber l’eau et qu’il y a des inondations.
-
Non !!! Et
les autres six mois ?
-
Les autres six
mois, il fait tellement chaud, que toute l’eau s’évapore, et que parfois la
sécheresse est telle que l’eau vient à manquer, et que la pluie est attendue
avec impatience. Ils ont même des chants et des danses pour la faire venir.
-
Et ça
marche ?
-
Heu… je sais pas
vraiment. Mais où j’en étais moi ? Ah oui. Nembé décida donc de fabriquer
le plus de briques possible pendant ces mois. Et comme il avait pris le coup de
main, il ne lui fallut pas six mois pour tout préparer. Il eut le temps de
monter les murs, et même de faire le toit. Il faut dire qu’il avait fait la
maison plutôt petite, juste à sa taille. Il réussit à lisser les murs. Il
sculpta un gros lézard d’un côté de la porte un crocodile de l’autre côte, et
un boa au-dessus, tous des animaux porte bonheur.
Pendant
la saison sèche qui suivit, il habita sa petite maison, à l’intérieur de sa grande
case. Il était bien protégé de la chaleur grâce aux murs épais. Il était fier
de sa maison. Elle était déjà très belle et très confortable. Mais il eut envie
de la décorer encore plus.
Il observa les femmes fabriquer les enduits et peintures pour les porteries. Puis à l’aide de galets, de balais et de plumes il dessina sur les murs des motifs symboliques, triangles, carrés, étoiles. Le résultat était époustouflant de beauté.
Un jour une immense tempête traversa le pays, avec un vent si fort qu’il détruisit pratiquement toutes les cases, comme le souffle du loup dans les trois petits cochons. Quelle ne fut pas la surprise des villageois quand ils virent la case en dur de Nembé au milieu des débris des leurs. Ils eurent d’abord un peu peur. Mais Nembé en sortit tout souriant et leur expliqua comment il avait fait. Pendant tout ce temps il avait aussi appris la langue du village.
- Et après, qu’est-ce qu’il est devenu ?
- Après tout le monde le respectait et prenait son avis. Chacun avait voulu une case identique, et tous s’entraidaient pour construire chacune. Et ce furent les femmes qui furent charger des décorations, elles étaient bien plus douées que les hommes pour ça. Plus tard Nembé devint chef du village. Mais tout ça, c’était il y a très très longtemps…
- Et il existe toujours son village à Nembé ?
- Le sien je ne sais pas vraiment, mais il y en a encore un construit sur son modèle.
- Et on peut aller le voir ? Et…
- Ca suffit maintenant. Il est l’heure d’aller au lit. Allez file te coucher et à demain si tu veux que je te raconte la fête du lézard.
- A demain Papé, et merci !
quelle belle histoire de Nembé créateur, artiste, racontée par Papé.
RépondreSupprimerLa pluie, la sécheresse et l'inventivité qui a permis de créer ses maisons superbes du village de Tiebelé. Très belle idée !!