samedi 10 septembre 2016

Mabata - En attendant la pluie

NEMBE

Le papé était assis dans son fauteuil, au coin du feu. Il venait de rentrer de sa promenade quotidienne, à laquelle il s’astreignait malgré ses rhumatismes. Il pensait que s’il arrêtait, ses pauvres articulations resteraient bloquées… Il avait posé sa canne contre le dossier du fauteuil, avait enfilé ses charentaises bien fourrées, et attendait maintenant l’heure de la soupe. C’est Bernadette, sa bru, qui la lui apportait en général.

Mais ce soir, au léger toc-toc-toc contre la porte, il savait que ce n’était pas elle, mais Vincent, son arrière petit fils de huit ans. Il était « à la campagne » pour les vacances, histoire de respirer le bon air, car ses parents habitaient la capitale.
Le petit poussa la porte au son de la grosse voix bourrue de son aïeul. Petit chaperon bleu, il avait dans son panier, non pas une soupe, mais un bout de saucisson, du fromage, du pain et une pomme. Sa grand-mère avait été retenue auprès d’une vache qui vêlait, et elle n’avait pas eu le temps pour la soupe…
Vincent dit bonjour, s’avança vers le papé, déposa le panier sur la petite table près de lui, puis il s’assit en tailleur par terre, face au vieux, à environ un mètre de lui et attendit.
Le vieux l’observait, et le petit restait silencieux. Et ainsi, tous deux accrochés au regard de l’autre, laissaient la pendule faire la conversation toute seule. Tic tac, tic tac…
Le papé avait les cheveux très blancs, assez longs, avec la marque de sa casquette. Le teint basané d’un homme qui avait passé sa vie aux champs, les rides marquées. Ses yeux noirs en boutons de bottine pétillaient de malice. Ils regardaient l’enfant. Celui-ci, très brun, les cheveux en bataille, posait le même regard sur le vieux dont il avait hérité des yeux. Un sourire vint lui fendre le visage, montrant une dentition encore aléatoire…
Ce fut le vieux qui craqua en premier :
-    Si je comprends bien, tu la veux ton histoire ?
Le gamin hocha la tête ; se balança d’une fesse sur l’autre afin d’assurer son assise, cala ses coudes sur ses genoux, et appuya légèrement sa tête sur ses mains en coupole. Il était prêt.
Le vieux commença alors :
-    Il était une fois…
Le petit soupira d’aise.
-    Il était une fois, reprit le grand-père, un petit garçon haut comme trois pommes, un peu comme toi, lui dit-il dans un sourire. Ce petit garçon habitait dans un pays lointain et était très pauvre. Une épidémie avait atteint son village, et il en était le seul survivant, avec sa chèvre. Il savait que s’il voulait vivre, il lui fallait aller trouver de l’aide dans le village voisin. Mais ce village était à des kilomètres et des kilomètres du sien. Cependant, il n’avait pas le choix. Il devait partir. Alors il se mit en route à la tombée de la nuit, car il faisait moins chaud, et la lune et les étoiles lui éclairaient le chemin.
-    Il n’avait pas peur ? l’interrompit l’enfant.
-    Non, reprit le papé. C’était un petit garçon très courageux. Dans son pays où il faisait très très chaud, si chaud que le sol brulait les pieds, les enfants devaient dès leur plus jeune âge se débrouiller tout seul. Les papas étaient le plus souvent à la chasse, et les mamans avaient beaucoup de travail pour s’occuper des bêtes, des cultures, des repas et des tout petits…
-    Comment il s’appelait ?
-    Nembé, il s’appelait Nembé.

Le papé reprit :
-    Nembé marcha. Il marcha pendant des heures. Droit devant lui, tirant la biquette par sa corde derrière lui. Il marcha jusqu’à ce que ses plantes de pied lui fassent mal. Alors il s’adossa à un arbre, serra l’animal contre lui, et s’endormit.
C’est un feulement qui le réveilla. En ouvrant les yeux, il vit trois lionnes couchées en face de lui, à quelques mètres. Elles ne bougeaient pas et le fixaient. Il comprit qu’elles avaient faim et qu’elles attendaient le moment propice pour les croquer, lui et sa chèvre. D’ailleurs, il ne comprenait pas pourquoi elles ne les avaient pas déjà dévorés ! Aussi il tourna lentement la tête vers l’arrière et vit un groupe d’hommes, armes à la main. Eux aussi étaient immobiles, lances levées prêtes à jaillir. Eux aussi attendaient le bon moment. Hommes et bêtes sauvages se mesuraient pour leur survie.
Nembé ne bougeait pas, tout à sa frayeur, serrant la biquette très fort contre lui.

Et tout à coup un ricanement effrayant déchira le silence… Suivi de plusieurs autres… Une meute de hyènes, ennemies mortelles des lions… Elles étaient en nombre, et nos trois pauvres lionnes avaient du souci à se faire. Bloquées par les hyènes à l’arrière, par les lances des hommes à l’avant, leur sort était douteux… Aussi elles se jetèrent sur les côtés dans une course folle, immédiatement suivies par les hyènes. Les hommes en profitèrent pour attraper Nembé et sa biquette et courir à toutes jambes vers leur village.
-    Et les lionnes, elles ont réussi à se sauver ?
-    Ca, l’histoire ne le dit pas. C’est Nembé qui nous intéresse, non ?
-    Oui, mais quand même…
-    Bon, je continue ou pas ?
-    Oh oui, Papé, excuse-moi… La suite s’il te plait…
-    Les chasseurs ramenèrent Nembé dans leur village. Il fut bien accueilli, car avec sa chèvre, il était riche… Mais il ne parlait pas la même langue qu’eux. Le chef du village, qui avait voyagé le comprenait un peu et lui fit raconter son histoire qu’il traduisit pour les autres membres de la tribu… On le plaignit. On lui donna une ancienne case pour dormir. Toutes les cases du village étaient faites de branchages entrelacés et étaient régulièrement endommagées à la saison des pluies. On devait les consolider, voire les refaire entièrement. La sienne était très grande. Elle avait résisté à l’eau, mais le feuillage était flétrit, un peu disparate, et plutôt que de la refaire, il avait été décidé d’en construire une autre plus belle et plus solide un peu plus loin.
On le laissa tout seul dans cette grande case. Il n’avait pas encore été « adopté » par la tribu. Le chef du village lui avait expliqué qu’à la prochaine fête du lézard, tous se rassemblerait pour désigner sa future famille. Mais en attendant, il devait rester seul.
-    C’est quoi la fête du lézard ?
-    Vas-tu enfin arrêter de m’interrompre sans arrêt ? La fête du lézard je te la raconterai un autre jour, c’est une cérémonie très importante et ce serait trop long aujourd’hui. Bon, où j’en étais moi ?
Ah oui. Même les enfants, curieux par nature, le délaissaient. Les femmes lui donnaient à manger, mais à l’écart. On le traitait bien, mais sans chaleur humaine.
Il passait ses journées à se promener tout seul (ou avec sa biquette qu’on lui avait laissée), ou bien assis par terre devant sa case. Il jouait avec la terre… La saison des pluies venait de se terminer, et il y avait encore autour du village de grandes mares.
Aussi pour se distraire, il faisait des pâtés de boue. Il en fit plusieurs. De différentes tailles, de différentes formes. Il en entassa certains. Il en mélangea d’autres avec de la paille, d’autres encore avec de la bouse ou bien les deux.
-    De la bouse ! Tu veux dire du caca de vache ? s’écria l’enfant, scandalisé.
-    Oui du caca. Mais pas de vache, il n’y en avait pas dans son pays. D’autres mammifères.
-    Mais c’est dégoutant !
-    C’est dégoutant pour toi, petit occidental. Mais à cette époque et dans ce pays, ce n’était pas aussi sale que ça. Enfin, c’était pas du caca à la rose, mais on n’avait pas le même à priori sur les excréments qui servaient aussi d’engrais pour les cultures.
-    Bon… répondit dubitativement le petit. Il ne voulait pas contrarier le Papé, car il tenait à la suite de son histoire.
-    Je continue ?
-    Oh oui Papé !
-    Nembé observait les pâtés : ceux qui séchaient le plus vite, ceux qui étaient le plus solide. Il fit ce qu’on appellerait maintenant « une étude comparative très sérieuse ». Il finit par les former en briques, puis monta un petit mur, à l’intérieur de sa case délabrée.
Mais la saison des pluies était terminée depuis des semaines. Et Nembé ne trouvait plus d’eau pour faire ses tas.
Il lui vint alors une idée. Il pourrait se construire une case en dur…à la prochaine saison des pluies.
Alors en attendant la pluie, il dessina des plans sur la terre sèche. Il réfléchissait beaucoup. Sa case était très spacieuse : il imagina donc de construire sa petite maison à l’intérieur même de la case. Comme ça, il pourrait également polir les murs extérieurs et les décorer à l’abri des regards, et comme personne ne venait jamais le voir, on ne lui poserait pas de question.
Il n’avait jamais été à l’école, et pour cause, il n’y avait pas d’école ni dans son village, ni dans celui qui l’avait accueilli.
-    Oh, le veinard !
-    Tu crois vraiment que c’est une chance de ne pas aller à l’école ?
-    Oh oui, il n’est pas obligé de se lever de bonne heure le matin !
-    Alors pour toi c’est une chance de ne pas savoir ni lire, ni écrire, ni compter…
-    Non, j’ai pas dit ça…
-    Bon, je préfère, dit le Papé en faisant les gros yeux. On en discutera une autre fois…
-    Tu veux bien continuer l’histoire, demanda timidement le petit.
-    Pfff… Bien sûr que je le veux. Alors où j’en étais ?
-    T’en étais que Nembé avait eu l’idée de se faire une maison en dur.
-    Ah oui. Il se mit à dessiner sur le sol en terre sèche avec un bâton. Il commença par les quatre murs de la maison. Puis il représenta un des murs à plat sur le sol (il s’était allongé par terre pour prendre les mesures) et les briques à l’intérieur. Il avait comprit qu’il faudrait qu’il en façonne autant que sur son dessin, et cela quatre fois ! C’était un gros travail. Mais inventer tout ça lui avait pris beaucoup de temps, et il n’avait que ça à faire.
-    Ben dis donc, il était intelligent quand même !
-    ça, tu peux le dire ! et courageux en plus !
-    Et alors ?
-    Alors ? La saison des pluies dure six mois là-bas.
-    Il pleut tout le temps pendant six mois !
-    Non. Il ne pleut pas toute la journée. Mais la quand la pluie tombe, c’est tellement fort, qu’à la fin, la terre ne peut plus absorber l’eau et qu’il y a des inondations.
-    Non !!! Et les autres six mois ?
-    Les autres six mois, il fait tellement chaud, que toute l’eau s’évapore, et que parfois la sécheresse est telle que l’eau vient à manquer, et que la pluie est attendue avec impatience. Ils ont même des chants et des danses pour la faire venir.
-    Et ça marche ?
-    Heu… je sais pas vraiment. Mais où j’en étais moi ? Ah oui. Nembé décida donc de fabriquer le plus de briques possible pendant ces mois. Et comme il avait pris le coup de main, il ne lui fallut pas six mois pour tout préparer. Il eut le temps de monter les murs, et même de faire le toit. Il faut dire qu’il avait fait la maison plutôt petite, juste à sa taille. Il réussit à lisser les murs. Il sculpta un gros lézard d’un côté de la porte un crocodile de l’autre côte, et un boa au-dessus, tous des animaux porte bonheur.
Pendant la saison sèche qui suivit, il habita sa petite maison, à l’intérieur de sa grande case. Il était bien protégé de la chaleur grâce aux murs épais. Il était fier de sa maison. Elle était déjà très belle et très confortable. Mais il eut envie de la décorer encore plus.

Il observa les femmes fabriquer les enduits et peintures pour les porteries. Puis à l’aide de galets, de balais et de plumes il dessina sur les murs des motifs symboliques, triangles, carrés, étoiles. Le résultat était époustouflant de beauté.
Un jour une immense tempête traversa le pays, avec un vent si fort qu’il détruisit pratiquement toutes les cases, comme le souffle du loup dans les trois petits cochons. Quelle ne fut pas la surprise des villageois quand ils virent la case en dur de Nembé au milieu des débris des leurs. Ils eurent d’abord un peu peur. Mais Nembé en sortit tout souriant et leur expliqua comment il avait fait. Pendant tout ce temps il avait aussi appris la langue du village.
- Et après, qu’est-ce qu’il est devenu ?
- Après tout le monde le respectait et prenait son avis. Chacun avait voulu une case identique, et tous s’entraidaient pour construire chacune. Et ce furent les femmes qui furent charger des décorations, elles étaient bien plus douées que les hommes pour ça. Plus tard Nembé devint chef du village. Mais tout ça, c’était il y a très très longtemps…
- Et il existe toujours son village à Nembé ?
- Le sien je ne sais pas vraiment, mais il y en a encore un construit sur son modèle.
- Et on peut aller le voir ? Et…
- Ca suffit maintenant. Il est l’heure d’aller au lit. Allez file te coucher et à demain si tu veux que je te raconte la fête du lézard.
- A demain Papé, et merci !




1 commentaire:

  1. Arpenteur d'étoiles11 septembre 2016 à 10:37

    quelle belle histoire de Nembé créateur, artiste, racontée par Papé.
    La pluie, la sécheresse et l'inventivité qui a permis de créer ses maisons superbes du village de Tiebelé. Très belle idée !!

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