La pluie du dedans
Quand
j’étais tout gamin, j’aimais bien regarder la pluie ; c’était toujours un
spectacle changeant, un interlude fantaisiste, une démonstration bruineuse
intéressante. Je montais sur une chaise, je poussais le rideau et je me passionnais…
Sur
les vitres de la salle à manger, les gouttes se couraient après, avec des
trajectoires sinueuses de rallye abracadabrant. Les plus grosses
s’accidentaient en absorbant les plus petites, elles dévalaient un instant,
puis elles s’arrêtaient comme si elles cherchaient leur route ; après
quelques hésitations, mues par un allant de conquête, elles repartaient à l’assaut
d’une autre gloire éphémère. Parfois, une fulgurante parcourait la glace à vive
allure, c’était une goutte filante parmi les autres. Il ne restait d’elle que
sa trace momentanée, très vite barrée par une autre goutte empressée, et le
souvenir fugace que j’avais encore de sa course zébrée.
Certaines,
des solitaires, semblaient attendre du renfort pour s’aventurer plus loin sur
la vitre. Elles étaient belles comme des perles de rosée cherchant un pendentif
pour mieux se laisser contempler par tous mes regards de petit voyeur.
Moi,
j’aurais bien aimé grimper sur leur dos, m’enfuir en caracolant sur la vague
superbe de leur glissade. J’aurais levé des armées de pluie, des fontaines de
hallebardes, des régiments de bombardes. J’aurais conquis des surfaces de vitre
à la sueur de ces larmes insatiables…
D’autres
tambourinaient à la fenêtre, comme si elles voulaient entrer, comme si on se
connaissait ! C’était des « toc, toc, toc » irréguliers qui
cadençaient leurs incessantes envies d’intrusion. Chacun de leurs impacts était
différent ; chacune de leur sonorité, aux bruits tambourinant, était une
note magicienne sur le clavier du Temps.
Elles
éclaboussaient sans façon, bouillonnaient sans raison ou rebondissaient en
éclatant avec d’autres projections plus ruisselantes. J’aimais bien ces
crépitations de feu d’artifice pluvieux. Le monde de la Pluie forgeait des
paysages chimériques aux continuelles déformations derrière la vitre. Entre les
gouttes, c’était un monde que je reconnaissais encore mais dans les gouttes,
c’était une fantasmagorie grossissante, un rêve d’une autre dimension, un
enchantement opaque au devenir incertain. De ricochets en mouchetures, c’était,
dans la vitre réceptacle, toute une pléiade de gouttes disparates. Pourtant, si
ressemblantes, si attachantes, elles ne pouvaient venir que du même nuage, du
même visage. Enfin, derrière cette vitre, c’était toutes mes conclusions de
jeune explorateur météorologue.
C’est
présomptueux, une petite goutte de pluie. A la fois si petite et si forte, si
fragile et si parfaite, elle s’immisce, elle s’insinue, elle transgresse, elle
s’approprie, elle s’étale, elle inonde. Elle transporte la tristesse du Ciel,
c’est la messagère du mauvais temps, l’hallali du soleil ; à elle seule,
elle est un tout, c’est un monde. On se voit dans une goutte de pluie, elle est
le miroir de notre reflet mélancolique, elle réfléchit nos pensées, refroidit nos
illusions, relativise nos desseins, submerge nos sensations, délaye nos
urgences, noie nos évidences. Une goutte de pluie, c’est une larme céleste
qu’on regarde couler avec la curiosité d’un innocent. La pluie du ciel, c’est des
pleurs qu’on ne peut pas consoler.
Moi,
j’avais mon mouchoir pour balayer la buée et pour continuer mes investigations
spectatrices. Je posais mon doigts sur la vitre et j’essayais de deviner la
future trajectoire de la petite goutte évadée du ciel. Je tentais de la suivre,
de la caresser, de l’amadouer, comme si elle était ma copine de l’instant, mais
elle s’enfuyait plus vite, absorbée par son clan de fureteuses. Je recommençais
avec une autre, puis une autre, sans jamais me lasser.
A
force de gouttes et de gouttes, il se créait, çà et là, des petits ruisseaux
verticaux sur le parchemin de la vitre. En équilibre instable, ils s’écoulaient
en douceur dans un labyrinthe larmoyant et rejoignaient des lacs fragiles qui
se vertébraient eux-mêmes vers des mers plus improbables encore. La pluie du
dehors, c’était la dépression du Ciel, c’était la maîtresse du décor, c’était
ma télé en couleur. Sur le patchwork de la vitre de la salle à manger, ces
gouttes de pluie, c’était comme des signatures intérimaires, des leçons de
choses au tableau changeant de la Nature ; c’était d’interminables
promenades d’école buissonnière, des bifurcations sinueuses aux mille
interprétations magiques. Ici ou là, je pouvais deviner des visages
boursouflés, des masques boutonneux, des costumes de héros passagers, des
cavalcades effrénées ; partout, c’était des constellations d’étoiles de
pluie remplies d’animaux fabuleux, de cabalistiques figures géométriques.
Et
puis, la pluie, elle sentait bon. Quand ma mère entrouvrait la fenêtre, à cause
de ma vapeur d’eau contemplative, je reniflais l’air à pleins poumons. Toutes
les gouttes transportaient les parfums fruités du jardin d’en face, les
effluves enchanteurs de notre petit chemin, les senteurs boisées du
platane ; cette pluie, c’était naturellement du pur extrait de bon temps.
J’étais l’enthousiaste public devant toutes ces sensationnelles arabesques.
Quand
il pleut, j’aime bien regarder les aiguillages de la pluie ruisselant sur la
fenêtre. Assis sur ma chaise, je reste des heures à contempler ces frissons de
vitre ; en fermant les yeux, je revois mes traces de doigts, celles
courant sur la buée brumeuse du Passé. Aux aléas du hasard, au grand voyage,
aux secousses du Temps, plus que dehors, la perturbation est dedans…
j'aime ce texte. La pluie sur les vitres est un beau spectacle.
RépondreSupprimerJe suis épatée par ce développement sur la pluie. Voilà un texte que je qualifierais bien de proustien ou de balzacien... Bref, un univers dans une goutte d'eau...
RépondreSupprimerJ'aime bien cette conclusion... :)
Supprimersuite de l'étude ? très réussie !
RépondreSupprimerLa paréidolie de la pluie sur les vitres, aidée par l'imagination d'un enfant particulièrement sensible.
RépondreSupprimerQue du bonheur !
¸¸.•*¨*• ☆
combien sommes-nous, enfants, à avoir passé du temps ainsi à voyager dans une goutte d'eau...
RépondreSupprimerbien vu !