vendredi 9 septembre 2016

Pascal - En attendant la pluie



La pluie du dedans 

Quand j’étais tout gamin, j’aimais bien regarder la pluie ; c’était toujours un spectacle changeant, un interlude fantaisiste, une démonstration bruineuse intéressante. Je montais sur une chaise, je poussais le rideau et je me passionnais…

Sur les vitres de la salle à manger, les gouttes se couraient après, avec des trajectoires sinueuses de rallye abracadabrant. Les plus grosses s’accidentaient en absorbant les plus petites, elles dévalaient un instant, puis elles s’arrêtaient comme si elles cherchaient leur route ; après quelques hésitations, mues par un allant de conquête, elles repartaient à l’assaut d’une autre gloire éphémère. Parfois, une fulgurante parcourait la glace à vive allure, c’était une goutte filante parmi les autres. Il ne restait d’elle que sa trace momentanée, très vite barrée par une autre goutte empressée, et le souvenir fugace que j’avais encore de sa course zébrée.
Certaines, des solitaires, semblaient attendre du renfort pour s’aventurer plus loin sur la vitre. Elles étaient belles comme des perles de rosée cherchant un pendentif pour mieux se laisser contempler par tous mes regards de petit voyeur.

Moi, j’aurais bien aimé grimper sur leur dos, m’enfuir en caracolant sur la vague superbe de leur glissade. J’aurais levé des armées de pluie, des fontaines de hallebardes, des régiments de bombardes. J’aurais conquis des surfaces de vitre à la sueur de ces larmes insatiables…  

D’autres tambourinaient à la fenêtre, comme si elles voulaient entrer, comme si on se connaissait ! C’était des « toc, toc, toc » irréguliers qui cadençaient leurs incessantes envies d’intrusion. Chacun de leurs impacts était différent ; chacune de leur sonorité, aux bruits tambourinant, était une note magicienne sur le clavier du Temps.
Elles éclaboussaient sans façon, bouillonnaient sans raison ou rebondissaient en éclatant avec d’autres projections plus ruisselantes. J’aimais bien ces crépitations de feu d’artifice pluvieux. Le monde de la Pluie forgeait des paysages chimériques aux continuelles déformations derrière la vitre. Entre les gouttes, c’était un monde que je reconnaissais encore mais dans les gouttes, c’était une fantasmagorie grossissante, un rêve d’une autre dimension, un enchantement opaque au devenir incertain. De ricochets en mouchetures, c’était, dans la vitre réceptacle, toute une pléiade de gouttes disparates. Pourtant, si ressemblantes, si attachantes, elles ne pouvaient venir que du même nuage, du même visage. Enfin, derrière cette vitre, c’était toutes mes conclusions de jeune explorateur météorologue.

C’est présomptueux, une petite goutte de pluie. A la fois si petite et si forte, si fragile et si parfaite, elle s’immisce, elle s’insinue, elle transgresse, elle s’approprie, elle s’étale, elle inonde. Elle transporte la tristesse du Ciel, c’est la messagère du mauvais temps, l’hallali du soleil ; à elle seule, elle est un tout, c’est un monde. On se voit dans une goutte de pluie, elle est le miroir de notre reflet mélancolique, elle réfléchit nos pensées, refroidit nos illusions, relativise nos desseins, submerge nos sensations, délaye nos urgences, noie nos évidences. Une goutte de pluie, c’est une larme céleste qu’on regarde couler avec la curiosité d’un innocent. La pluie du ciel, c’est des pleurs qu’on ne peut pas consoler.

Moi, j’avais mon mouchoir pour balayer la buée et pour continuer mes investigations spectatrices. Je posais mon doigts sur la vitre et j’essayais de deviner la future trajectoire de la petite goutte évadée du ciel. Je tentais de la suivre, de la caresser, de l’amadouer, comme si elle était ma copine de l’instant, mais elle s’enfuyait plus vite, absorbée par son clan de fureteuses. Je recommençais avec une autre, puis une autre, sans jamais me lasser.

A force de gouttes et de gouttes, il se créait, çà et là, des petits ruisseaux verticaux sur le parchemin de la vitre. En équilibre instable, ils s’écoulaient en douceur dans un labyrinthe larmoyant et rejoignaient des lacs fragiles qui se vertébraient eux-mêmes vers des mers plus improbables encore. La pluie du dehors, c’était la dépression du Ciel, c’était la maîtresse du décor, c’était ma télé en couleur. Sur le patchwork de la vitre de la salle à manger, ces gouttes de pluie, c’était comme des signatures intérimaires, des leçons de choses au tableau changeant de la Nature ; c’était d’interminables promenades d’école buissonnière, des bifurcations sinueuses aux mille interprétations magiques. Ici ou là, je pouvais deviner des visages boursouflés, des masques boutonneux, des costumes de héros passagers, des cavalcades effrénées ; partout, c’était des constellations d’étoiles de pluie remplies d’animaux fabuleux, de cabalistiques figures géométriques.
Et puis, la pluie, elle sentait bon. Quand ma mère entrouvrait la fenêtre, à cause de ma vapeur d’eau contemplative, je reniflais l’air à pleins poumons. Toutes les gouttes transportaient les parfums fruités du jardin d’en face, les effluves enchanteurs de notre petit chemin, les senteurs boisées du platane ; cette pluie, c’était naturellement du pur extrait de bon temps. J’étais l’enthousiaste public devant toutes ces sensationnelles arabesques.

Quand il pleut, j’aime bien regarder les aiguillages de la pluie ruisselant sur la fenêtre. Assis sur ma chaise, je reste des heures à contempler ces frissons de vitre ; en fermant les yeux, je revois mes traces de doigts, celles courant sur la buée brumeuse du Passé. Aux aléas du hasard, au grand voyage, aux secousses du Temps, plus que dehors, la perturbation est dedans…

6 commentaires:

  1. j'aime ce texte. La pluie sur les vitres est un beau spectacle.

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  2. Je suis épatée par ce développement sur la pluie. Voilà un texte que je qualifierais bien de proustien ou de balzacien... Bref, un univers dans une goutte d'eau...

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  3. suite de l'étude ? très réussie !

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  4. La paréidolie de la pluie sur les vitres, aidée par l'imagination d'un enfant particulièrement sensible.
    Que du bonheur !
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  5. combien sommes-nous, enfants, à avoir passé du temps ainsi à voyager dans une goutte d'eau...
    bien vu !

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