lundi 20 novembre 2017

Andiamo - Vide-greniers

L'écume des jours

C’était une de ces journées, où la saison vacille, une valse hésitation entre hiver et printemps, pas assez chaud pour être au printemps, ni assez froid pour être encore en hiver.
Je tuais l'ennui d'un Dimanche en flânant le long des quais, ce que j'appelais le vide greniers de la capitale, qui n'était autre que les bouquinistes.
On y trouvait parfois des trésors. mais de moins en moins il est vrai ! Je ne veux pas dire des ouvrages de grande valeur, mais à valeur sentimentale, ainsi un jour j'avais trouvé un journal de Spirou datant de mon enfance, j'en avais fait l’acquisition pour 3 euros seulement, une aubaine !
En le feuilletant, j'avais retrouvé une partie de mon enfance, quand en rentrant de l’école, je m'asseyais sagement sur le tapis du salon, une tartine de beurre plus confiture à la main, je découvrais les aventures de Jean Valhardi ou de Blondin et Cirage… Ma p’tite madeleine en quelque sorte.

Le Pont Neuf, la conciergerie en toile de fond, je la vis arriver : grande, brune, la démarche féminine en diable, une femme somptueuse, épanouie. Elle portait une robe assez courte, mais pas trop, bleu marine, avec dans le bas deux bandes blanches assez larges, cela me fit repenser à l’émission « DIM DAM DOM » dans laquelle des filles hyper sexys apparaissaient vêtues de robes semblables !
Le fond de l’air étant encore un peu frais, elle avait enfilé une sorte de caban mauve en harmonie avec ses yeux d’un bleu à faire pâlir un ciel de Provence un jour de grand mistral !
Des bottes de cuir terminaient la tenue, un sourire indéfinissable errait sur ses lèvres laissant apparaître une dentition parfaite.

Soudain elle s’arrêta net devant l’étal d’un bouquiniste, tenu par un vieux bonhomme assis sur une chaise pliante en toile, engoncé dans une canadienne hors d’âge, un « brûle-gueule » enfoncé dans sa bouche en partie édentée, il reniflait le « scaferlati » à cent pas. Il avait dû en crâmer des ballots de foin avant de s’imprégner de la sorte !

Le regard de la femme se porta sur un bouquin au format classique, elle le prit délicatement, le porta à son visage comme pour s’imprégner de son ôdeur, de son parfum, en le respirant elle fermait les yeux, un plaisir visiblement intense l’assaillait. Elle l’ouvrit délicatement à la page de garde, et deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.

Je m’approchais, ému, bouleversé par le spectacle, je n’ai jamais pu supporter de voir pleurer une jolie femme, et celle-ci dépassait en grâce tout ce que j’avais vu.
- Ca va Madame ? Questionnai-je bêtement .
- Oui ça n’est rien, ça passera… Merci.

La voix était à l’image de la femme, profonde, harmonieuse et fragile à la fois. Je regardais le bouquin qu’elle tenait à la main, il s’agissait d’une édition originale de « L’écume des jours » de Boris Vian, l’édition de 1947 parue chez Gallimard.


- C’est un bouquin assez rare lui dis-je..
- Oui, et hélas je n’ai pas pris beaucoup d’argent, je ne pensais pas faire des achats, mais là je me serais bien laissée tenter… Surtout CELUI là !

Je me suis alors tourné vers le fumeur de pipe.
- Combien ?

J’ai vaguement entendu 90 euros entre deux jets de salive et un claquement du tuyau de son brûle-gueule contre un ou deux de ses chicots.
- Je vous l’offre, vous avez tellement l’air d’y tenir !
- Ah ça non ! Je ne peux pas accepter, c’est une somme tout de même.
- Bon vous me rembourserez…
- Alors d’accord !

J’ai payé, le vieux a empoché la poignée de talbins, les collant comme ça à même la poche intérieure de sa canadienne crasseuse.
- Vous savez je vais vous rembourser, j’habite rue Lafayette, là, me dit-elle en pointant son index en direction de la rive droite.
- Je connais charmante Madame j’y suis né rue Lafayette
- Incredible ! Me répliqua-t-elle un sourire malicieux au coin de ses jolies lèvres à peine soulignées d’un trait de rose.

Je me penchais par-dessus le mur de pierre bordant le quai Conti et je lui dis :
- Bon y’a pas l’feu à la Seine ! Si on allait boire quelque chose ? Un petit café nous ferait du bien.. Non ?
- Excellente idée !

Nous fîmes demi tour, arrivé place Saint Michel je l’entraînais rue Saint André des Arts, dans un pub Irlandais charmant : le « Corcoran’s »
Je m’effaçais afin de la laisser entrer la première….
- Et galant avec ça ! Ironisa-t-elle.
- Vous n’avez pas tout vu encore…

Nous nous sommes assis, les enceintes diffusaient en sourdine de vieilles ballades irlandaises.
- Comment avez-vous deviné que j’aimais l’Irlande, et tout ce qui s’y rattache ?
- Vos éphélides sans doute…

Nous avons commandé un café pour moi, un thé pour elle. Ainsi j’en bois deux m’a-t-elle dit, les théières contiennent toujours deux tasses ! Elle riait en disant cela contente de sa trouvaille, à ce moment là on aurait dit une gamine et une furieuse envie de l’embrasser m’a pris.
Elle tenait son livre serré contre sa poitrine, c’est à ce moment là que je lui ai demandé comment elle s’appelait…
- Charline m’a-t-elle dit avec son large sourire que je commençais à connaître, et j’aime beaucoup mon prénom !
- Il est peu commun en effet, et vous va comme… Une paire de mitaines ai-je répondu en regardant ses mains couvertes par des gants de laine coupés à hauteur des phalanges.
- Et vous ?
- Alexandre, mais appelez moi Alex comme tout le monde… Faites voir votre livre s’il vous plaît ?
- Pour l’instant il est le vôtre vous l’avez payé n’oubliez pas, et elle me tendit le petit bouquin.

Un léger parfum de renfermé s’exhala lorsque j’ouvris l’ouvrage, puis je revins à la page de garde et tout en haut je vis LA dédicace, une écriture fine, celle de Boris Vian assurément, j’avais déjà vu sur internet des pages manuscrites de cet auteur touche à tout de génie.

Pour ma Charliine, pour qui le temps…
S’arrêta à matines
Ton Boris préféré….
Le livre me tomba des mains, heureusement la table l’empêcha d’aller à terre.
- Non dites moi que cette dédicace n’était pas pour vous ?

Elle me regardait, des grosses larmes coulaient maintenant sur ses joues devenues toutes pâles.
Non ça n’est pas possible Charline… Je peux vous appeler Charline ?
- Oui répondit-elle entre deux sanglots.
- Voyons le livre est paru en 1947, même si à l’époque vous n’aviez que 16 ou 17 ans ça vous ferait aujourd’hui…. 88 ans ! Allons ne me prenez pour un imbécile, je vous trouve sympa, voire plus, mais tout de même !

Alors elle ouvrit son sac et en sortit un permis de conduire, pas le permis à trois volets, non, les anciens roses format nouvelles cartes d’identité, il était si vieux qu’on y voyait à peine les inscriptions, toutefois j’ai pu lire :

Charline RIBIER, Née à Sisteron (Basses-Alpes) le 14 avril 1929….
Suivait : pour le préfet des Basses Alpes … Le 3 juillet 1948 : un gribouillis illisible.
Et juste à côté une photographie en noir et blanc, patinée par le temps.

Où lire Andiamo

20 commentaires:

  1. Ne serait-ce pas déjà chez toi, cher Andiamo, que j'ai signalé qu'"avec l'âge la vue baisse" ?

    Si ce n'est pas le cas, ces dames d'ici vont faire le siège pour découvrir les secrets de beauté de ton héroïne !

    Quant au bouquiniste comment n'as-tu pas reconnu la pipe de taureau de Léo Malet, le créateur de Nestor Burma ? ;-)

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    1. Joe : Tardi a fait une adaptation en B.D de "brouillard au pont de Tolbiac" L'un des romans de ce bon Leo Malet.

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  2. Zut, avant qu'elle ne donne son prénom, j'ai cru que tu avais rencontré Célestine !

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    1. Il ne faut jamais donner les clés, cher oncle ! ;-)

      Moi c'est le "incredible" qui m'a mis la puce à l'oreille pour déduire que "nan c'est pô elle !" ;-)

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    2. Walrus : grande, brune, des châsses commacks, ça n'est pas Pauline Carton sûr Ségur ! ];-D

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    3. Re Joe : Je n'ai pas voulu faire de jaloux, je commence à vous connaître !! ];-D

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  3. Ah Andiamounet, bien sûr que c'était moi ...mes aficionados m'auront bien reconnu, allez. Tu as semé des indices assez parlants...J'adore la façon dont tu as romancé notre rencontre...
    C'est tout l'art de l'écrivain de mélanger adroitement des éléments objectifs avec une part d'imagination...
    Pour les lecteurs, le jeu sera de se demander ce qui est vrai de ce qui est inventé...
    Merci pour cette belle histoire, mon roudoudou. ;-)
    ¸¸.•*¨*• ☆

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    1. Célestine : Où est le vrai où est l'imaginaire, tout est vrai ? Tout est faux ? Est ce un vrai faux ou un faux vrai ?
      Célestine est comme un fantôme, n'essayez pas de la garder...

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    2. C'était tremblant, c'était troublant...
      C'était vêtu d'un drap tout blanc...

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    3. Certes il manquait quelques osselets
      Mais le reste loin d'être laid
      Avait une grâce singulière...

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  4. Les vieux livres sont remplis de magie, de poudre-poussière qui nous saute aux yeux... Belle histoire et belle promenade dans Paris.

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    1. Pascal : Merci M'sieur ! Et je suis réellement né rue Lafayette il y a ... PFUUUUU ! ];-D

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  5. je trouve ton récit romanesque à souhait, et comme j'ai toujours été fleur bleue j'en ai presque eu les larmes aux yeux

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    1. Tisseuse : Aujourd'hui c'était Jekyll au clavier, mais Hyde n'est jamais bien loin ! Allons Tisseuse sèche tes yeux... Voilà ! ];-D

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    2. tu sais, je suis bon public en général ! mais beaucoup plus dans les récits d'imagination que dans la vie au final...
      mes 2 métiers m'ayant fait tant côtoyer le sordide chez l'humain (travail social en cité HLM, puis psy)

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  6. Tisseuse : Travail en cité HLM ? Au cœur du sordide, puis parfois un papillon bleu parmi cette détresse ?

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  7. Ah, je n'en doutais pas : une âme généreuse, Andiamo. Tu l'as bien mérité ton manteau demi-saison. ;-)

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    1. Marité : Aujourd'hui à Paris temps radieux, les quais en ce moment c'est WAOUH ! Avec ou sans manteau demi saison ^^

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  8. Beaucoup d'émotion dans ce récit. Merci :-)

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