mercredi 15 novembre 2017

Joe Krapov - Forêt automnale

DE RIMBAINE A VERLAUD. 3, Forêt automnale

M. Arthur Rimbaine
Agence d’exploration de villes extraordinaires
et d’us et coutumes à mettre dans les annales
8, quai Arthur Rimbaud
08000 Charleville-Mézières

Monsieur Paul Verlaud
Société de géographie des Maladives et du Miraginaire
73, rue Sonneleur
62812 Vent-Mauvais

Saint-Pétersbourg, le 15 octobre 2017

Mon cher Paul

J’ai toujours cette musique dans la tête, « Nathalie » de Gilbert Bécaud, et c’est d’autant plus idiot que je suis à Saint-Pétersbourg et non à Moscou. Qui plus est mon guide ne s’appelle pas Nathalie mais Gabrièle. Oui, je sais, ça ne fait pas très russe non plus comme prénom.

Je t’écris pour t’annoncer que nous avons trouvé, dans la salle de bal du palais de l’Ermitage, le tableau dont tu nous avais parlé. Il est, paraît-il, d’un certain M. Piekielny et représente un paysage de forêt automnale. Le phénomène que tu m’as indiqué s’est reproduit à merveille. J’ai dit à Gabrièle :
- Frappe-toi le cœur trois fois en prononçant le mot « ardeu »r et nous nous retrouverons ensemble dans ce tableau ».

Nous avons fait cela et soudain la liberté de délirer s’est emparée de moi.



J’étais devenu un jeune chevalier en armure et en quête de l’épée de vérité. Je devais la ravir à la sorcière Bakhita et la remettre à ma reine bien-aimée. Mais avant cela, comme il est de tradition dans ce genre de contes, il me fallait subir un certain nombre d’épreuves redoutables : affronter le géant Zabor, soulever et déplacer les huit montagnes de l’Altaï, couper trois griffes au dragon Tchoudo-Youdo, etc. Je te fais grâce des détails pour te perdre un peu moins mais dis-toi que je sais désormais comment vivre en héros même si, après tous ces exploits, ça s’est encore compliqué. Car sur le chemin du retour je me suis aperçu tout à coup que Gabrièle ne m’avait pas accompagné, qu’elle était absente de l’aventure.

Lorsque je fus rendu au château je remis à la reine, devant toute la cour assemblée, les trois griffes du dragon et l’épée de vérité. Sa Majesté me demanda ce que je désirais en récompense. Je lui répondis qu’il était dans la nature des choses que je refusasse les cadeaux et que, simplement, je ressortisse du tableau et retournasse dans la réalité qui était la mienne. La reine éclata de rire et toute la cour suivit son exemple.
- C’est la légende d’un dormeur éveillé que tu nous contes là, chevalier Arthur ! me répondit la reine. Il n’y a qu’une réalité ici et c’est la nôtre !

Tu imagines bien, j’espère, mon cher Paul, combien fut grand mon désarroi. Heureusement pour moi l’épée de vérité se leva de la table où on l’avait posée. Elle se mit à flamboyer, à venir tourner autour de ma tête et je m’apprêtais déjà à rédiger mon autopsie quand l’objet magique s’immobilisa et me glissa à l’oreille :
- Tire-lui la tresse gauche !
- Euh ? Côté cour ou côté jardin ?
- Ia nié ponimaiou ? Je ne comprends pas ?
- La tresse gauche, c’est celle qui est à ma droite ?
- Oui, espèce d’idiot ! Tire-la vite !

Alors, sans craindre aucunement de commettre un crime de lèse-majesté, je m’approchai de la reine et lui tirai les cheveux comme on le faisait jadis dans les cours d’école et… je me retrouvai dans la salle de bal du Musée de l’Ermitage. Mais seul, désemparé et encore hanté de ces hérésies glorieuses : Gabrièle avait disparu et le paysage d’automne du tableau aussi : à sa place on voyait une fille dans la jungle. Elle tendait les bras devant elle comme pour sortir d’un labyrinthe, comme si elle était au fond de l’eau d’un aquarium et cherchait à briser la vitre en la poussant. Et, bien sûr, elle avait le visage de Gabrièle !

A l’accueil du musée j’ai été pris en charge par Mercy, Mary, Patty et Irina, les guides interprètes stagiaires. La dernière parlait un français impeccable. Elle m’a annoncé que Gabrièle en avait eu marre de m’attendre et que je la retrouverais au café Pouchkine pour y prendre un chocolat sur le coup de dix-sept heures.

Pour le tableau je n’avais pas à m’inquiéter. Les conservateurs de cette vénérable institution étaient au courant du phénomène. Ce mystérieux M. Piekielny l’avait peint avec des encres d’automne fabriquées par lui : une décoction de feuilles mortes, de couleurs changeantes, de matières mouvantes et il avait versé dans ses godets trois verres de vodka. Cela expliquait la nature mouvante et kaléidoscopique de la toile.

L’autre explication étant que depuis que je suis à Pétrograd qui est devenue Leningrad puis Saint-Pétersbourg, j’en bois moi aussi trois à l’apéro du midi et six au repas du soir, des verres de vodka.


Do svidania et Na zdorovié, cher Paul !

Où lire Joe Krapov

9 commentaires:

  1. Trois verres le midi et six le soir ? C'est Madame Smirnoff qui doit être contente, les affaires prospèrent !!
    Belle histoire, mais enfin que de manières pour arriver à te débarrasser de la belle Gabrielle en la noyant dans un aquarium, la Volga, le Kama ou le Don auraient fait l'affaire, demande moi la prochaine fois, je suis de bon conseil !!

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    1. C'est vrai qu'elle avait un peu tendance à lui brûler l'épaule ! ;-)

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  2. Quelle imagination dans la vodka ! A ta santé !

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  3. Otchèn vriémia (swarbon) !
    Hashtag woup! nnnnn... #woup...
    Z'ont dû mettre in' chtouille de bête-grave nann'dans, ou bien ? 'Tan... Si, si... 'Tan... Noilàche... >zip<... Bon, qu'on va z'où mainnnnnant, tavariche - ou pauvre, c'est tu...toi qui choises, pravilna ?...?

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  4. Tout pareil que là-bas, m'n onc !
    J'aime !
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  5. attention à toi, l'ami ! elle est très titrée la vodka là-bas :)

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  6. Encres d'automne et vodka, on comprend mieux... bien vu le délire !

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  7. Que de verres cassés ! Il t'a vraiment dépaysé ce paysage d'automne Joe. Mais j'ai un doute tout à coup : Joe, c'est amerloque isn't it ?

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  8. Arpenteur d'étoiles19 novembre 2017 à 11:54

    J'adore, cette lettre pour Paul et la Russie et Saint-Pétersbourg et le café Pouchkine ... bravo !!

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