En Pente
(Saynète métabolique aérobie alpine en dix considérations biochimiques)
Synthèse du Citrate.
Oh ! De la neige ! C'est agréable, tiens, de rencontrer un peu de neige.
Certes, ce n'est qu'un pauvre névé qui s'accroche au fonds d'un vallon encaissé, mais c'est tout de même un peu de neige.
Et depuis toutes ces heures passées à me traîner au milieu de ce paysage de cailloux à peine troublé par un lac par-ci, un conifère rabougri par là, écrasé sous le soleil de cette fin août, c'est bien, un peu de neige.
Déshydratation du Citrate.
Je n'ai pas de sensation de soif, je m'impose toutefois la consommation à intervalles réguliers d'un peu de boisson énergétique. Ça m'aide à relativiser la petitesse des silhouettes, là-haut sur la crête, là où je dois aller. Elles sont si petites, j'en voue aux gémonies mon altimètre qui prétend que je suis à deux mille huit cent mètres. Je ne peux pas être à deux mille huit cent mètres, le sommet de cette montée caillouteuse ne serait pas si loin.
Hydratation du cis-aconinate.
Je profite d'une rupture de pente, un peu moins raide pendant quelques dizaines de mètres, pour avaler un gel « coup de fouet ».
Coup de fouet…
« Muletisés jusque dans l'âme » écrivait Samivel, pour des alpinistes se traînant en Val Monjoie sur les raideurs de Tré-la-Tête...A chaque ascension pénible, ces mots m'obsèdent, et voilà que le vocabulaire publicitaire de la diététique sportive abonde dans son sens...hue dia !
Coup de fouet…
Moi qui me rêvais sculpteur de ma propre statue, je ne suis que le muletier sadique de ma propre errance, maudit ego, maudit...
Oxydation de l'isocitrate.
Ce n'est pas moi, je vous le jure.
Moi, je voulais la lever, la jambe gauche, pour que le pied qui la termine aille se poser un peu plus haut dans la pente, juste sur ce caillou là. Mais ma jambe n'a pas voulu bouger. Je contemple le fanion rouge au bout de sa tige, quelques mètres plus haut, coincé entre deux cailloux.
Comme moi.
Décarboxylation de l'oxalosuccinate.
C'est mon prochain défi. Aller, non pas jusqu'au prochain fanion, mais bien jusqu'à celui placé un peu plus loin. L'altimètre m'accorde dix mètres de gain d'altitude dans cette pente de plus en plus raide, dans laquelle les pierres instables sont légion. Deux mille huit cent soixante mètres.
Seulement.
Décarboxylation oxydative de l'alpha-cétoglutarate.
Je devrais être euphorique, car non seulement j'ai atteint le fanion rouge placé après le fanion rouge, mais j'ai continué tout droit, jusqu'au fanion d'après, gagnant dans cet instant de grâce douze mètres d'altitude supplémentaire, un triomphe.
Formation du succinate.
« La route est droite mais la pente est raide»
L'alignement des fanions jusqu'au sommet, pile au-dessus de moi, me fait penser à cette proclamation un peu naïve, que je ne suis pas certain de reproduire avec exactitude. La pente est-elle « raide » ou « rude » ?
Ou « forte » ?
Je ne sais plus bien, mais pendant que je cherche en vain la réponse dans mon crâne écrasé par la céphalée, je gagne d'un trait quatorze mètres d'altitude.
Oxydation du succinate.
Voilà, deux mille neuf cent seize mètres. Dix mètres, encore.
Un pas, l'autre, encore un. Neuf mètres.
Deux pieds dans mon champ de vision, ceux de la bénévole qui attend que je finisse d’ahaner pour noter mon numéro de dossard. J'échange quelques mots, avant de penser qu'il ne faut pas que je cesse de respirer. Je monte encore un peu, jusqu'à ce que cette maudite pente disparaisse, qu'il n'y ait plus rien au-dessus de moi que cette maudite croix de bois, et que mon regard puisse enfin embrasser cette vue éblouissante sur les Alpes, surtout vers le sud, la silhouette élégante de la Meije, la pyramide de l'Olan, la Muzelle et son glacier qui s'accroche envers et contre le réchauffement climatique, et puis là-bas, au loin, noyé dans la brume, le Dévoluy et la silhouette spectaculaire du Pic de Bure où est née ma passion pour la montagne. Je pleure un peu de bonheur, mais je suis bien obligé de repartir dans la pente, il me reste encore cent dix kilomètres à parcourir. Qu'on ne me demande pas pourquoi.
Hydratation du fumarate.
La pente, cette pente sadique, interminable, est redevenue mon amie.
Déjà, j'oublie ma souffrance, la céphalée s'éloigne et tiens, voici de nouveau le petit névé. Je trottine, un kilomètre, deux...un col, une descente le long d'un glacier étriqué qui s'accroche au pied d'une face nord, une marmotte qui me siffle, un autre lac d'un vert bleuté irréel...mais je trébuche, je suis maladroit.
Là bas, au loin, je sais qu'une autre pente m'attend. Puis une autre…
Je songe à ces gens qui traversent des déserts, des montagnes, des mers pour poursuivre l'espoir ténu d'une survie meilleure, et je me sens misérable à user mon énergie vitale sur ces sentiers escarpés...
Oxydation du malate.
J'ai froid. Je sens le poids de la couverture qui devrait conserver ma chaleur mais j'ai froid.
Il fait sacrément froid, dans cette salle de réveil.
J'ai mal, un truc bizarre serre douloureusement mon poignet droit. Et j'ai froid.
Le médecin vient aux nouvelles. Il me parle d'athérome, d'atteinte sub occlusive d'une bifurcation et d'option thérapeutique interventionnelle, de revascularisation fonctionnellement complète du myocarde, tente une blague que je ne suis pas certain de comprendre sur l'altitude...
Tout ce que je comprends, c'est que je peux croire en l'espoir de retrouver « mes » sentiers, et baignées dans la douce lumière de la fin août, les massifs alpins et leurs maudites pentes.
Note aux lecteurs :
Les lecteurs versés en biochimie auront reconnu dans les intertitres les étapes clés du Cycle de Krebs. Les autres, dont je faisais partie jusqu'à ce que ma progéniture entame ses études supérieures, découvriront que ce cycle, outre d'être le cauchemar des étudiants en sciences de la vie, correspond à un processus clé du métabolisme de tout ce qui respire, depuis les écrivains amateurs jusqu'aux pratiquants de course à pied en montagne.
Citer une Raffarinade en plein effort... chapeau !
RépondreSupprimerC'est mon côté besogneux...:)
SupprimerLecture à bout de souffle...
RépondreSupprimerAh ben pardi, avec deux coronaires en vrac...
SupprimerMoi je ne sais pas pour vous mais je suis épuisée ! ;-)
RépondreSupprimerc'est une évidence : je préfère la randonnée, plus cool :)
RépondreSupprimeret cela me confirme que j'ai bien fait autrefois de ne pas continuer dans mes études de biologie
j'aime l'angle d'attaque que tu as pris pour ce thème : une analyse pointue des effets de la pente....
La différence entre la randonnée et la course en montagne, pour le commun des écrivains amateurs, ne tient qu'à la présence du dossard...Et contrairement à la course sur route, ça laisse le temps de la réflexion.
Supprimerexcellentissime et le récit de la course et l'aspect chimique et médical et le parallèle sprotif / écrivain ... super !
RépondreSupprimerS'en passe à notre insu dans notre corps !
RépondreSupprimerMon neveu fait ça, à haut niveau même...
Pour moi la montagne (les Pyrénées sont proches) c'est la nature de la Nature et non celle du sport (même si ça se mérite...)
En tout cas belle performance littéraire : un grand bravo !
J'ai lu ce texte presque sans reprendre mon souffle! Époustouflant et grandiose. Un mix radieux entre la nature, la compétition et le...réveil.
RépondreSupprimerMerci pour cette expédition!