La
maison du verbe
1
J'aime
l'autoroute,
piste large et balisée où le contrôle paisible de l'auto laisse à
la pensée un certain loisir d'évasion sur ses infinies rectitudes.
J'étais en mission d'entreprise, chargé d'un contact aux retombées
escomptées prometteuses par mes commanditaires.
L'autoroute
étant déserte à cette heure, je me plaisais dans la contemplation
des marques blanches défilant à mes yeux fascinés, volant figé
sur la bissectrice en pointillés de cet angle aigu - dont jamais ne
paraît le point de rencontre de ses côtés si longs... peut-être
aujourd'hui, rattrapant l'insaisissable horizon pied au plancher, le
verrais-je enfin ?... lorsque sur ma tête passait, si vite, le
panneau "SORTIE 23" - ma sortie ! Maudissant mon humeur
contemplative c'est peu après, éveillé aux réalités routières,
que je pris dépité la sortie "23 BIS".
Soudainement
rétrécie, la route s'engageait dans une zone boisée à la
végétation dense, et de son goudronnage incertain perçaient en son
milieu de longs massifs herbeux, dont le raclement sonore au bas de
caisse indiquait l'entretien et la fréquentation modestes. Privé
d'autre ressource, je poursuivis sur une bonne dizaine de kilomètres
sans croiser de véhicule, sans voir de carrefour, et sans le moindre
panneau indicateur.
Où
m'étais-je donc fourvoyé ?
2
Au
détour d'un virage serré, un espace dégagé parut enfin et, au
fond d'une esplanade goudronnée où stationnaient des autos : une
grande bâtisse de belle allure. J'allais enfin pouvoir demander ma
route. Garé parmi la quinzaine de véhicules plutôt cossus, je
franchis les quelques marches du perron de pierre blanche et poussai,
incongrue en ces lieux, la longue poignée dorée d'une porte de
verre fumé. Derrière un haut comptoir de marbre noir (était-ce un
hôtel ?), une employée sèche et défraîchie, les yeux grandis par
des verres épais, me fit sans préambule :
-
Entrez monsieur, je ne vous salue pas - vous connaissez les règles.
Nous n'attendions plus que vous ; c'est au fond du couloir.
De
mieux en mieux : m'y croyant égaré, je suis attendu en ce lieu !...
-
A... attendu dites-vous ?
-
Certes monsieur Naudières... André, n'est-ce pas ?
Ce
nom n'était pas le mien, pourtant j'acquiesçai d'un hochement de
tête assorti d'un demi-sourire.
-
Mais veuillez ne pas tarder, reprit-elle, nos gens s'impatientent
savez-vous... tenez, voici les documents, fit-elle me tendant
vivement un mince fascicule à la reliure rouge, que je pris par jeu
: un élan irrésistible me poussait à vivre le cocasse de la
situation jusqu'à son improbable dénouement. Qui n'a pas souhaité
un jour se trouver embarqué, dans un rêve éveillé, vers les
aventures...
3
D'une
curiosité croissante, j'empruntai le couloir désigné, et poussai
tout au fond la grande porte capitonnée où s'étalait en lettres
dorées l'énigmatique inscription "Salle du verbe". J'y
pénétrai.
La
dizaine de personnes assises là ne paraissait attendre aucun André
Naudières, ce que contredisait le fauteuil vide au délicieux
rembourrage qui, lui, m'accueillit. Les conversations allaient déjà
bon train, autour de la longue table ovale couverte d'un tapis vert
pareil à ceux des tables de billard.
A
mon bonjour intimidé succéda un silence général, et des têtes
sévères brièvement inclinées. Puis, au levé de doigt d'un des
participants - animateur, chef, président peut-être ? -, une phrase
prononcée de concert s'éleva, impérative, en lente litanie : "Vous
connaissez les règles" ; et, sans me laisser répondre, les
conversations reprirent en bloc, avec la même animation,
indifférents tous à la stupéfaction que je ne sus cacher.
4
C'est
alors que je perçus dans cette houle verbeuse qui allait et venait
un ton, une musicalité répétitive jamais ressentis, même au cours
des tristes réunions de travail auxquelles j'étais parfois tenu
d'assister. Et de ces sonorités au rythme régulier, émergeait un
fond plus sourd sur lequel on pouvait se laisser porter, comme au
concert, la pensée éteinte. Je parvins à isoler les expressions
les plus fréquentes :
"-
Donqueu voilà.
-
En fait on va dire - Voilà.
-
Ça va le faire.
-
Ha ha, ha !
-
En mêmeu temps...
-
C'est un peu...comment dire...Voilà.
-
En fait ya pad souci.
-
Hi hi, hi !
-
C'est queu du bonheur - Voilà.
-
On est sur du lourd.
-
Ha ha, ha !
-
Et c'est pas fini.
-
Ya pas assez de... En fait voilà.
-
Ho ho, ho !
-
Nous devons stigmatiser l'amalgame !
-
En fait, faut-il amalgamer les stigmates ?
-
Hi hi, hi !
-
Faut arrêter !
-
On reste connectés, et pour le coup : voilà.
-
On partage sur le "achtag".
-
En temps réel.
-
Ha ha, ha !
-
Donqueu, en fait voilà."
Soudain,
de la bouche d'une ravissante jeune femme en bout de table :
-
Savez-vous que la vérité reçue comme telle est parfois native du
cadavre des plus grands mensonges ?
Comme
d'un commutateur abaissé, tous se turent et reprirent dans un
ensemble parfait :
"-
Respectez les règles !..."
-
La remarque est juste fit-elle, rembrunie malgré ses cheveux blonds.
Celle-ci rassembla ses documents, les fourra dans sa mince serviette
de cuir, et se dirigea en silence vers la sortie sans protester,
alors que nos regards se croisaient.
Stupéfait
de la rigueur tacitement admise, je me figeai dans le silence -
attentif cependant.
Et
je ne fus pas long à comprendre, à la teneur des trains de mots qui
couraient autour des bouteilles d'eau minérale et des verres
disposés sur la feutrine verte, que l'on s'exerçait ici, dans une
ferveur indicible, à parler pour ne rien dire : la parole
signifiante y était bannie, au profit de mots et de rires formatés
issus tous du répertoire de quelques pages, inclus au fascicule que
l'hôtesse avait distribué. Le feuilletant, je fus tout à fait
édifié : le langage pratiqué là se voulait fondé sur le flot de
ces résidus linguistiques, où surnageraient, égarés, les mots
indispensables - qu'on ne prononçait pas ici sous peine d'exclusion
!
Et
tant de ces déchets verbaux - que l'assemblée s'obstinait à
manipuler jusqu'à maîtrise parfaite - vibraient dans les airs que
ceux-ci, par souci de purification, s'en libéraient, et l'on voyait
partout se répandre une neige sans poids dont les cristaux, de
lettres enchevêtrées, se déposaient sur la table, sur le parquet,
sur les épaules et les bras, sur les jambes des personnes assises à
cette table, dans la senteur et le crissement léger des chutes
alphabétiques.
On
ne vit bientôt dépasser que des têtes de la masse écumeuse.
5
Déployant
alors mon corps avachi du confort de son assise, je m'ébrouai
vivement de l'enduit lettreux, et me retirai à pas feutrés de cette
académie aux lettres purulentes ; passant la porte silencieux, je
pris le couloir à pas de géant, franchis le hall d'accueil à la
course une main levée vers l'hôtesse, sautai les trois marches du
perron, et me retrouvai sur le parking assis au volant de mon auto
portière ouverte, les yeux hagards et hors de souffle ; lorsque
j'entendis :
-
Vous aussi, vous n'avez pas pu n'est-ce pas...
C'était
la jeune femme qui avait dû quitter la séance, suite à son erreur
de langage.
-
C'est donc vous... je n'ai même pas essayé ; qu'est-ce que tout
ceci ?...
-
Un autre monde, un autre monde, savez-vous...
Et
la jeune femme (m'avait-elle remarqué - et attendu ?...) me conta
par le menu la somme des capacités requises - que l'on tentait de
développer derrière ces murs -, pour être admis comme animateur ou
chroniqueur des émissions populaires du petit écran ; selon
celle-ci, on exigeait là plutôt des incapacités poussées à leur
paroxysme, et perçues en vertus audimatiques par les chaînes de
télévision.
Elle
n'avait pu masquer un quotient intellectuel hélas trop élevé.
Cette
révélation me laissa sans paroles.
-
Un autre monde vous dis-je, me répéta t'elle en s'éloignant, non
sans m'avoir remis sa carte de visite avec un sourire.
6
Le
GPS me ramena à bon port, non sans quelques maleroutes
supplémentaires, car il ne paraissait pas informé de ces lieux
obscurs.
Le
retard pris à l'occasion de cette journée perdue, où je
"paraissais avoir oublié ma mission d'approche de la toute
puissante société POWERCOM", me fut vertement reproché lors
d'une réunion toute autre - où le discours n'était que trop
compréhensible.
Toute
ressemblance avec des situations réelles serait surprenante.
J'aime beaucoup. La "purée de mots" m'a toujours affligée.
RépondreSupprimerMerci de m'avoir lu, j'ai pas réussi à abréger...
SupprimerPas que ça à la télé, mais le niveau ne s'améliore pas.
absolument excellent !
RépondreSupprimerm'a rappelé les sketch de Raymond Devos : "Parler pour ne rien dire" https://www.youtube.com/watch?v=Td4pqnCCo0M
Merci Tisseuse, déjà d'avoir lu ces pages.
SupprimerJ'aime beaucoup Devos, je relis parfois les textes de ses sketches - et merci pour la comparaison !
Absolument scotchant : le suspense augmente, on reste figé, on a même peur ! Vraiment un texte qui happe et défrise les tangentes !
RépondreSupprimerMerci beaucoup Anne, heureux que ma modeste nouvelle (c'en est une finalement) t'ait plu.
SupprimerEt d'avoir fait l'effort de la lire (4 pages A4...)
Mais comment inventer de telles histoires où dès le début nous nous sentons impliqués et nous demandons mais comment cela va se terminer ?
RépondreSupprimerMerci Gérard,
SupprimerMais, si tu te rappelles, c'est Michel et toi qui m'avez donné le sujet, samedi passé en causant de "certaines émissions de télé populaires"...
A bientôt, JC
formidable ... tu as finalement atterri dans la société de demain qui est déjà celle d'aujourd'hui d'ailleurs. Il suffit d'écouter la radio et de regarder la télé pour les fermer le plus rapidement possible et retourner à nos livres ou nos écritures ou parfois à des émissions moins people (gens banal en fait !) genre la grande librairie par exemple ... j'ai vraiment aimé et ton idée et ton récit !!
RépondreSupprimerMerci infiniment Arpenteur, d'avoir lu ce long texte, que je manigançais depuis quelque temps - et que Les Impromptus ont fini par cristalliser.
SupprimerLa Grande Librairie est bien sûr aussi une de mes émissions favorites (enfin allongée à 1h30)...
L art du parler creux parfaitement illustré par ce texte qui ne lasse pas, il faut le souligner!
RépondreSupprimerMerci beaucoup Clémence, un langage qui progresse hélas...
RépondreSupprimerHeureux que ce texte long puisse se lire sans trop lasser - j'avais de sérieux doutes.