mercredi 27 janvier 2016

JCP - Fantastique


La maison du verbe

1
J'aime l'autoroute, piste large et balisée où le contrôle paisible de l'auto laisse à la pensée un certain loisir d'évasion sur ses infinies rectitudes. J'étais en mission d'entreprise, chargé d'un contact aux retombées escomptées prometteuses par mes commanditaires.
L'autoroute étant déserte à cette heure, je me plaisais dans la contemplation des marques blanches défilant à mes yeux fascinés, volant figé sur la bissectrice en pointillés de cet angle aigu - dont jamais ne paraît le point de rencontre de ses côtés si longs... peut-être aujourd'hui, rattrapant l'insaisissable horizon pied au plancher, le verrais-je enfin ?... lorsque sur ma tête passait, si vite, le panneau "SORTIE 23" - ma sortie ! Maudissant mon humeur contemplative c'est peu après, éveillé aux réalités routières, que je pris dépité la sortie "23 BIS".
Soudainement rétrécie, la route s'engageait dans une zone boisée à la végétation dense, et de son goudronnage incertain perçaient en son milieu de longs massifs herbeux, dont le raclement sonore au bas de caisse indiquait l'entretien et la fréquentation modestes. Privé d'autre ressource, je poursuivis sur une bonne dizaine de kilomètres sans croiser de véhicule, sans voir de carrefour, et sans le moindre panneau indicateur.
Où m'étais-je donc fourvoyé ?

2
Au détour d'un virage serré, un espace dégagé parut enfin et, au fond d'une esplanade goudronnée où stationnaient des autos : une grande bâtisse de belle allure. J'allais enfin pouvoir demander ma route. Garé parmi la quinzaine de véhicules plutôt cossus, je franchis les quelques marches du perron de pierre blanche et poussai, incongrue en ces lieux, la longue poignée dorée d'une porte de verre fumé. Derrière un haut comptoir de marbre noir (était-ce un hôtel ?), une employée sèche et défraîchie, les yeux grandis par des verres épais, me fit sans préambule :
- Entrez monsieur, je ne vous salue pas - vous connaissez les règles. Nous n'attendions plus que vous ; c'est au fond du couloir.
De mieux en mieux : m'y croyant égaré, je suis attendu en ce lieu !...
- A... attendu dites-vous ?
- Certes monsieur Naudières... André, n'est-ce pas ?
Ce nom n'était pas le mien, pourtant j'acquiesçai d'un hochement de tête assorti d'un demi-sourire.
- Mais veuillez ne pas tarder, reprit-elle, nos gens s'impatientent savez-vous... tenez, voici les documents, fit-elle me tendant vivement un mince fascicule à la reliure rouge, que je pris par jeu : un élan irrésistible me poussait à vivre le cocasse de la situation jusqu'à son improbable dénouement. Qui n'a pas souhaité un jour se trouver embarqué, dans un rêve éveillé, vers les aventures...

3
D'une curiosité croissante, j'empruntai le couloir désigné, et poussai tout au fond la grande porte capitonnée où s'étalait en lettres dorées l'énigmatique inscription "Salle du verbe". J'y pénétrai.
La dizaine de personnes assises là ne paraissait attendre aucun André Naudières, ce que contredisait le fauteuil vide au délicieux rembourrage qui, lui, m'accueillit. Les conversations allaient déjà bon train, autour de la longue table ovale couverte d'un tapis vert pareil à ceux des tables de billard.
A mon bonjour intimidé succéda un silence général, et des têtes sévères brièvement inclinées. Puis, au levé de doigt d'un des participants - animateur, chef, président peut-être ? -, une phrase prononcée de concert s'éleva, impérative, en lente litanie : "Vous connaissez les règles" ; et, sans me laisser répondre, les conversations reprirent en bloc, avec la même animation, indifférents tous à la stupéfaction que je ne sus cacher.

4
C'est alors que je perçus dans cette houle verbeuse qui allait et venait un ton, une musicalité répétitive jamais ressentis, même au cours des tristes réunions de travail auxquelles j'étais parfois tenu d'assister. Et de ces sonorités au rythme régulier, émergeait un fond plus sourd sur lequel on pouvait se laisser porter, comme au concert, la pensée éteinte. Je parvins à isoler les expressions les plus fréquentes :

"- Donqueu voilà.
- En fait on va dire - Voilà.
- Ça va le faire.
- Ha ha, ha !
- En mêmeu temps...
- C'est un peu...comment dire...Voilà.
- En fait ya pad souci.
- Hi hi, hi !
- C'est queu du bonheur - Voilà.
- On est sur du lourd.
- Ha ha, ha !
- Et c'est pas fini.
- Ya pas assez de... En fait voilà.
- Ho ho, ho !
- Nous devons stigmatiser l'amalgame !
- En fait, faut-il amalgamer les stigmates ?
- Hi hi, hi !
- Faut arrêter !
- On reste connectés, et pour le coup : voilà.
- On partage sur le "achtag".
- En temps réel.
- Ha ha, ha !
- Donqueu, en fait voilà."

Soudain, de la bouche d'une ravissante jeune femme en bout de table :
- Savez-vous que la vérité reçue comme telle est parfois native du cadavre des plus grands mensonges ?
Comme d'un commutateur abaissé, tous se turent et reprirent dans un ensemble parfait :
"- Respectez les règles !..."
- La remarque est juste fit-elle, rembrunie malgré ses cheveux blonds. Celle-ci rassembla ses documents, les fourra dans sa mince serviette de cuir, et se dirigea en silence vers la sortie sans protester, alors que nos regards se croisaient.
Stupéfait de la rigueur tacitement admise, je me figeai dans le silence - attentif cependant.
Et je ne fus pas long à comprendre, à la teneur des trains de mots qui couraient autour des bouteilles d'eau minérale et des verres disposés sur la feutrine verte, que l'on s'exerçait ici, dans une ferveur indicible, à parler pour ne rien dire : la parole signifiante y était bannie, au profit de mots et de rires formatés issus tous du répertoire de quelques pages, inclus au fascicule que l'hôtesse avait distribué. Le feuilletant, je fus tout à fait édifié : le langage pratiqué là se voulait fondé sur le flot de ces résidus linguistiques, où surnageraient, égarés, les mots indispensables - qu'on ne prononçait pas ici sous peine d'exclusion !

Et tant de ces déchets verbaux - que l'assemblée s'obstinait à manipuler jusqu'à maîtrise parfaite - vibraient dans les airs que ceux-ci, par souci de purification, s'en libéraient, et l'on voyait partout se répandre une neige sans poids dont les cristaux, de lettres enchevêtrées, se déposaient sur la table, sur le parquet, sur les épaules et les bras, sur les jambes des personnes assises à cette table, dans la senteur et le crissement léger des chutes alphabétiques.
On ne vit bientôt dépasser que des têtes de la masse écumeuse.

5
Déployant alors mon corps avachi du confort de son assise, je m'ébrouai vivement de l'enduit lettreux, et me retirai à pas feutrés de cette académie aux lettres purulentes ; passant la porte silencieux, je pris le couloir à pas de géant, franchis le hall d'accueil à la course une main levée vers l'hôtesse, sautai les trois marches du perron, et me retrouvai sur le parking assis au volant de mon auto portière ouverte, les yeux hagards et hors de souffle ; lorsque j'entendis :
- Vous aussi, vous n'avez pas pu n'est-ce pas...
C'était la jeune femme qui avait dû quitter la séance, suite à son erreur de langage.
- C'est donc vous... je n'ai même pas essayé ; qu'est-ce que tout ceci ?...
- Un autre monde, un autre monde, savez-vous...
Et la jeune femme (m'avait-elle remarqué - et attendu ?...) me conta par le menu la somme des capacités requises - que l'on tentait de développer derrière ces murs -, pour être admis comme animateur ou chroniqueur des émissions populaires du petit écran ; selon celle-ci, on exigeait là plutôt des incapacités poussées à leur paroxysme, et perçues en vertus audimatiques par les chaînes de télévision.
Elle n'avait pu masquer un quotient intellectuel hélas trop élevé.
Cette révélation me laissa sans paroles.
- Un autre monde vous dis-je, me répéta t'elle en s'éloignant, non sans m'avoir remis sa carte de visite avec un sourire.

6
Le GPS me ramena à bon port, non sans quelques maleroutes supplémentaires, car il ne paraissait pas informé de ces lieux obscurs.
Le retard pris à l'occasion de cette journée perdue, où je "paraissais avoir oublié ma mission d'approche de la toute puissante société POWERCOM", me fut vertement reproché lors d'une réunion toute autre - où le discours n'était que trop compréhensible.


Toute ressemblance avec des situations réelles serait surprenante.

12 commentaires:

  1. J'aime beaucoup. La "purée de mots" m'a toujours affligée.

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    1. Merci de m'avoir lu, j'ai pas réussi à abréger...
      Pas que ça à la télé, mais le niveau ne s'améliore pas.

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  2. absolument excellent !
    m'a rappelé les sketch de Raymond Devos : "Parler pour ne rien dire" https://www.youtube.com/watch?v=Td4pqnCCo0M

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    1. Merci Tisseuse, déjà d'avoir lu ces pages.
      J'aime beaucoup Devos, je relis parfois les textes de ses sketches - et merci pour la comparaison !

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  3. Absolument scotchant : le suspense augmente, on reste figé, on a même peur ! Vraiment un texte qui happe et défrise les tangentes !

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    1. Merci beaucoup Anne, heureux que ma modeste nouvelle (c'en est une finalement) t'ait plu.
      Et d'avoir fait l'effort de la lire (4 pages A4...)

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  4. Mais comment inventer de telles histoires où dès le début nous nous sentons impliqués et nous demandons mais comment cela va se terminer ?

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    1. Merci Gérard,
      Mais, si tu te rappelles, c'est Michel et toi qui m'avez donné le sujet, samedi passé en causant de "certaines émissions de télé populaires"...
      A bientôt, JC

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  5. Arpenteur d'étoiles28 janvier 2016 à 19:15

    formidable ... tu as finalement atterri dans la société de demain qui est déjà celle d'aujourd'hui d'ailleurs. Il suffit d'écouter la radio et de regarder la télé pour les fermer le plus rapidement possible et retourner à nos livres ou nos écritures ou parfois à des émissions moins people (gens banal en fait !) genre la grande librairie par exemple ... j'ai vraiment aimé et ton idée et ton récit !!

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    1. Merci infiniment Arpenteur, d'avoir lu ce long texte, que je manigançais depuis quelque temps - et que Les Impromptus ont fini par cristalliser.
      La Grande Librairie est bien sûr aussi une de mes émissions favorites (enfin allongée à 1h30)...

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  6. L art du parler creux parfaitement illustré par ce texte qui ne lasse pas, il faut le souligner!

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  7. Merci beaucoup Clémence, un langage qui progresse hélas...
    Heureux que ce texte long puisse se lire sans trop lasser - j'avais de sérieux doutes.

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