Maudite
parure
1
Tout au fond de la vaste remise au sol
de terre battue, une moue à la lèvre, l'antiquaire évaluait le mobilier qu'il
venait d'acquérir pour un coup de chapeau, meubles misérables pour la plupart,
d'où se détachait pourtant la commode aux poignées argentées, sans style, mais
qui avait motivé son obole à des héritiers ignoblement pressés.
Il en retira les deux tiroirs supérieurs
alors que celui du bas, demeurant bloqué, montrait par les ouvertures un
empilage de vieux linge jauni, qu'il extirpa pour découvrir trois banals
portraits de femmes montés en sous-verre, les deux premiers notablement
anciens, le troisième plutôt récent. Il les déposa verticalement sur le dessus
de la commode, adossés au mur, les observa un moment et s'en fut porter la brassée
de sous-vêtements féminins - dont le contact soyeux l'émut un moment et
ralentit son pas - au container des déchets du fond de la pièce.
2
A peine l'homme en eut-il laissé retomber
le grand couvercle, qu'il crut discerner des chuchotements paraissant venir de
l'autre bout de la remise déserte.
Suspectant des indésirables à cette heure
tardive, voire des cambrioleurs, celui-ci s'avança de quelques pas silencieux
pour se dissimuler derrière une armoire. On ne voyait rien ni personne mais on
pouvait entendre, tout à fait distinctement maintenant, les voix de plusieurs
femmes en grande conversation sur la mode, la parure et la beauté, alors que la
source de ces voix semblait se confondre avec la nouvelle commode - auprès de
laquelle on ne constatait aucune présence...
Peu porté sur les croyances et les voix
tombées du ciel, l'antiquaire s'approcha sans bruit du meuble où trônaient les
trois portraits, et ce qu'il entendit fit chanceler ses incrédulités comme ses
jambes :
- Pour moi, amies très chères, déclarait
la voix jaillie du premier portrait sans doute plus que séculaire, tout est
dans le chapeau - où l'artiste amoncelle pour nous mille mignardises -, et que
l'on élève en miroir aux alouettes, que dis-je, en phare rayonnant sur l'océan
des hommes, phare qui retourne autant la jalousie des rivales que l'œil
échauffé du galant : rien ne vaut croyez-moi le chapeau, qui flatte notre image
à l'esprit masculin - si facile à tromper comme vous le savez.
Et, il me faut le dire, mariée contre mon
gré à un gros imbécile rougeaud bien que fortuné, je ne dénombre plus les
hommages rendus à mes chapeaux, prétexte pour en faire sans tarder de plus
intimes à ma propre personne.
Je tire voyez-vous mes amants - pour ainsi
dire - du chapeau.
Le chapeau c'est épatant !
- Ho la mémé, fit la seconde, blonde
vaporeuse hollywoodienne, un chapeau, douze jupons enfilés l'un sur l'autre et
ta triste chemise boutonnée ras du cou, c'est les cagots que tu vas séduire -
et encore si ces tartuffes-là s'en vont pas après la messe retrouver quelque
danseuse incognito !
Tu te goures, le gugus, qu'est-ce qu'y
veut ? - De la blonde à cheveux longs, de la cuisse résillée, un bon petit
joufflu à la fesse et du mammaire en expo ; tout ça noyé au patchouli. Je vais
te dire, t'y connais que dalle aux mecs, y a pas de sexe au chapeau, ça se
saurait ; ouais !
- Ben... fit la troisième, brunette
effrontée dégraissée jusqu'à l'os aux régimes minceur, moi, j'ai pas de recette
comme vous, là... avec les hommes je reste nature : pantalon de cuir noir bien
moulant (ça les rend fous, ça), bustier juste assez décolleté pour pas faire
pute, cheveu ni trop long ni trop blond, coiffure soignée mais décontract', le
bijou sobre, un peu de trompe-couillon aux yeux - c'est tout !
Et pour moi, ça marche tout à fait bien,
je les secoue un peu de la parole et du geste, ils aiment ça je vous le dis,
pas besoin d'artifices - si, d'accord, un parfum plutôt classe mais discret -
moi c'est Chanel - voilà tout.
3
Soufflé par le prodige, Édouard
l'antiquaire voulut s'approcher, mais le seul bruit de ses pas mit fin à
l'incroyable entretien : il n'était pas vu, mais on l'entendait.
Il avait tout capté sans perdre un mot, et
avait même cru voir bouger tour à tour les lèvres de carton glacé sur chacun
des trois portraits. Quel était ce prodige ? cela laissait rêveur... allait-il à
terme, en se faisant discret, apprendre tous les secrets de la femme ?...
Le monde vertigineux d'un savoir neuf - et
tellement précieux ! - s'ouvrait à lui.
Ce fut un tonitruant : "- A ce soir
chéri, ne m'attends pas pour te coucher !" qui le tira de ses
spéculations.
Comme tous les jeudis, Henriette
rejoignait ses amies pour une soirée "Entre femmes" qui lui laissait,
il faut le dire, l'opportunité d'aller "Refaire le monde devant quelques
bières" avec ses propres amis au très chaleureux pub "Le Dublin"
du centre ville.
4
Mais ce soir, bizarrement, ce n'était pas
tout à fait la même Henriette qui s'éloignait en faisant tinter à la main les
clés de son auto :
Visiblement jaillie du coiffeur avec une
teinture blonde-platine inusitée celle-ci, pour la première fois, portait un
superbe chapeau rouge à faveurs noires retombantes - qu'elle avait dû sans
doute lui cacher. Sa tenue se complétait d'un tout nouveau bustier décolleté à
provoquer l'émeute, d'un pantalon de cuir noir moulant fesse et jambe dans un
galbe jamais vu de lui, et, alors qu'elle s'éloignait dans le nuage d'un parfum
capiteux qu'Édouard ne reconnaissait pas, son visage, complètement transfiguré,
était outrancièrement maquillé !...
Trop de parure tue la parure... enfin, faut voir...
RépondreSupprimerJe le crois aussi, et l'on voit d'incroyables caricatures !
RépondreSupprimerCelle-ci accable le pauvre antiquaire.
Henriette se révèle comme la synthèse caricaturale des trois femmes, mais pas en empruntant le meilleur de chacune :o)
RépondreSupprimerquelle bonne idée en tout ca !
Merci beaucoup Arpenteur,
RépondreSupprimerOn en voit parfois ainsi en ville (Toulouse en l'occurence) au lèche vitrine...qui ne se savent pas parées en repoussoir pour la majorité des hommes.
texte époustouflant de justesse.. Très belle idée que de faire parler ses femmes sir la manière de séduire. Je gage que tu préfères la dernière... Mais j'aime bien la gouaille de la seconde criante de vérité...
RépondreSupprimeravec le sourire
Merci beaucoup Lilousoleil,
Supprimeroui, la dernière, avec un peu moins d'outrance quand même, ce sont trois caricatures tout de même.
J'ai de puis modifié ce texte (superficiellement), et j'en ferai peut-être une nouvelle plus conséquente, il y a un départ possible.
Une idée originale pour mettre en scène ces trois femmes!
RépondreSupprimerLa finale - ou chute - m'a beaucoup amusée! Et cet assemblages des trois portraits pour vêtir la quatrième, quelle audace, quelle dégaine...ou dé-gaine (oups!!! trop tentant!)
Merci beaucoup Clémence,
RépondreSupprimerde nos jours l'acquis est tel que tout peut vêtir - ou dévêtir.