jeudi 12 mai 2016

Marité - Un étrange parfum

Derrière la porte, le mystère.

Un étrange parfum régnait dans les couloirs. Je retrouvais les odeurs familières de la vieille maison mais s'y mêlait cette fois quelque chose de subtil et d'indéfinissable qui mit immédiatement mes sens en alerte.

Quand je revenais dans mon village natal je ne manquais jamais de me rendre "chez l'Anglaise". C'était le nom que tout le monde donnait à cette ancienne demeure, autrefois résidence d'été d'une famille bourgeoise de la capitale.

Après le décès, dix ans auparavant de la dernière occupante que les villageois appelaient respectueusement Mademoiselle Lili, plus personne ne fréquentait les lieux de plus en plus délabrés.

Ma famille possédait une clé qu'un cousin vivant à l'étranger, un héritier sans doute, lui avait confiée pour je ne sais quelle raison. Peut être pensait-il se dédouaner d'un fardeau trop encombrant. Il avait vendu tous les meubles de belle facture et les objets de valeur. Le piano de la vieille demoiselle était parti aussi et avec lui une part de mes rêves d'enfant.

Chaque fois que je prenais le chemin de la maison, le souvenir de mes jeunes années me submergeait. Combien de fois avais-je parcouru la distance qui la séparait du hameau, attirée par sa présence insolite, tant elle était différente et son nom plein de mystère pour moi. Mais c'était surtout la demoiselle qui m'intriguait. Je l'épiais, se promenant dans le parc où régnait un fouillis indescriptible. Elle avait acquis deux ou trois chèvres qu'elle suivait tranquillement. Elle portait des hardes rescapées d'un temps où elle s'habillait certainement de vêtements de prix. De la dentelle déchirée couvrait à peine sa poitrine maigre et elle ne quittait jamais un manteau de fourrure mité et sans boutons d'où dépassaient ses jambes violettes, égratignées par les ronces et chaussées de sabots en caoutchouc. Malgré la pauvreté de sa mise, une indéniable classe émanait d'elle et je percevais cela bien que très jeune. Elle me fascinait.

J'avais hâte qu'elle enferme son cheptel parce que je savais qu'ensuite, elle allait se mettre au piano.

J'avançais alors jusqu'à la grande porte d'entrée, toujours ouverte, pour ne pas perdre une seule note de musique. Un ravissement pour mes jeunes oreilles. Je restais là malgré l'odeur douceâtre, écœurante qui provenait de la grande pièce - située au bout du premier couloir - où elle vivait principalement. Cette odeur, ou plutôt ces odeurs, jamais je ne les oublierai : à celle, âcre, de la suie venant de la cheminée presque toujours sans feu, se mêlait étroitement le parfum suri des pommes que la demoiselle entassait dans des cagettes sur une table.

Je reconnus ces effluves, ce matin là quand je poussais la porte. Elles imprégneraient pour toujours sans doute les lieux. Mais je n'arrivai pas à définir celles provenant de l'autre couloir qui desservait les chambres et la bibliothèque. Plus j'avançais cependant, plus je distinguais des senteurs de lilas. Étrange alors que tout était fermé. S'y mélangeait un remugle de chien mouillé. Des grognements m'immobilisèrent net. Il y avait un chien dans la bibliothèque.

Après quelques secondes d'hésitation, je décidai d'en avoir le cœur net. J'ouvris la porte. Et je les vis. Lui, le chien d'abord. Roulé en boule sur une vieille couverture, il me regardait de ses yeux jaunes. Puis elle. Une jeune fille brune, plutôt une adolescente, penchée sur un livre. Elle releva la tête. Ne sembla pas surprise par mon arrivée inopinée. A peine amorça-t-elle une moue réprobatrice. Je la dérangeais.

Il fallut bien qu'elle m'explique les raisons de sa présence cependant. Elle me dit venir d'un village voisin et aimer par dessus tout la vieille maison. Tout comme moi. En un éclair, je me revis au même âge. Aurais-je alors osé franchir le seuil de la bâtisse si elle avait été inhabitée ? Peut être, après tout. Elle avait profité d'un carreau cassé à l'arrière pour ouvrir la fenêtre et entrer. Elle avait découvert la bibliothèque et ses vieux livres et depuis, elle venait régulièrement. Pour lire, pour rêver. Il ne manquait ici que de la musique m'assura-t-elle. Cette jeune fille, c'était moi. Je lui racontai alors la demoiselle et son piano.

Quand je me réveillai, le soleil dardait ses derniers rayons sur le vieux parquet noirci et le parfum des lilas s'engouffrait par la fenêtre grande ouverte sur le parc. La clé de la maison brillait dans ma main. J'étais seule. Avais-je rêvé ?

11 commentaires:

  1. Arpenteur d'étoiles12 mai 2016 à 17:30

    un texte superbe, tout en nostalgie et en tendresse.
    L'émotion est toujours là dans ces vieilles maisons, habitées par les âmes des anciens qui reviennent de temps à autre ...
    La fin est fort réussie : rêve éveillé, dialogue avec soi-même et les souvenirs qui demeurent.

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  2. Que peut-on rajouter après le merveilleux commentaire de l'Arpenteur ?
    Quand le rêve et la réalité se confondent dans un halo de brume, celle du temps qui passe, l'émotion est toujours au rendez vous, au son d'un vieux piano... C'est beau comme un vieux blues...
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  3. Quand la réalité imprègne les souvenirs ou l'inverse. Une belle maison hantée par le rêve qui fait un avec la réalité.

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  4. @ L'Arpenteur : tu me gâtes ! ;-)
    Merci tous les deux pour vos coms : ils me touchent.

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  5. Ton conte demi-rêve demi-éveillé, avec ces nostalgies d'un passé qui nous a marqué, si bien rendues, m'a beaucoup plu !

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  6. Jean-Charles s'étant intercalé, merci aussi à lui.

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  7. Superbe récit dont la première partie m'a ramené à mon adolescence... j'ai connu une vieille anglaise du même acabit. Merci d'avoir réveillé tout ça avec ta jolie prose, Marité

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  8. Très joli texte empreint d'émotion et de nostalgie.

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  9. Merci à vous tous pour vos coms chaleureux.

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  10. C'est une belle histoire, un rêve prémonitoire aux mille sensations olfactives, qu'on suit facilement jusqu'au bout pour connaître le dénouement.

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  11. Un beau récit, tout en finesse, en douceurs et en souvenirs tendres.

    C'est si bon de se laisser emporter entre rêve et réalité...

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