Le voleur de Feu
Au
dégagé de dix-sept heures, je sortais toujours seul en piste ; mes
errements d’ivresse nocturnes, aux confins des étoiles les plus insoumises,
m’emportaient dans des mondes parallèles si lointains, si délirants, que je ne
pouvais supporter personne pendant ces dérives sidérales…
*Bich,
je l’avais rencontrée dans un bar exotique de la basse ville. Ses yeux bridés,
ses petits seins, qu’elle cachait à peine sous un minuscule chemisier
transparent, ses talons pointus et sa jupe fendue si haut, m’avaient éperdument
hypnotisé. A l’encontre des autres entraîneuses, elle ne m’agressait pas avec
des constants : « Chéri, tu m’offres un verre ?... » aux forts
accents clandestins de boat people…
Quand
j’étais le long du zinc, elle papillonnait autour de moi, me frôlant souvent ou
m’accrochant le bras, pendant des simulacres bien rodés de cheville
tordue ; quand j’étais assis à une table, feignant de l’ignorer, elle
croisait dans mes environs, cherchant visiblement à ce que je la remarque parmi
les autres filles. Avec un petit coup de fesse contre la table, une œillade
plus appuyée, un rire démasqué, elle savait toujours me raccorder à son
importance de femelle intéressée. Quand la musique du juke-box devenait
langoureuse, Bich, mélange de pudeur effrontée et d’indécence naturelle, se
trémoussait devant l’appareil en syncopant sa gestuelle amoureuse aux sons des
notes libérées. Elle tourbillonnait, perchée sur ses chaussures vernies,
tellement démesurées ; elle était un ouragan en couleur semant le désordre
organisé tout autour d’elle…
Encore,
je me laissais harponner par ses manœuvres de corruptrice ; elle possédait
la stratégie d’une amazone prête à tout pour arriver à ses fins. Elle était
comme une fleur sauvage déployant ses pétales au soleil de mes regards
brûlants. Quand elle savait son pouvoir assaillant d’envoûtement déborder mes
fantasmes les plus lubriques, elle déployait tous ses charmes un par un comme
on fourbit ses armes pendant un corps à corps d’alcôve. J’étais « en
main ». Sue, la brune pulpeuse repartait se maquiller dans la vitrine du
bar ; vexée, Mai Li, l’exubérante, accrochait d’office le bras d’un
matelot téméraire et Agun, sans nulle pudeur, ajustait ses bas aux pinces de
son porte-jarretelles.
Alors,
elle se penchait sur ma table jusqu’à presque m’embrasser ; en tendant les
lèvres, je pouvais lui voler des baisers. Dans l’échancrure de son chemisier
entrouvert, je matais l’ombre de ses petits seins griffant le tissu léger ;
de cette fabuleuse vallée décolletée, aux petits boutons nacrés si volages,
s’échappaient ses parfums les plus secrets. Ils étaient voluptueusement
entêtants ; j’y distinguais des effluves d’encens, de Patchouli et de
sueur animale. Du bord de son épaule, elle laissait tomber ses longs cheveux
noirs en cascade ; aux lumières blafardes des guirlandes, tantôt ombreuses
ou flavescentes, ils étaient comme des perruques extravagantes qu’elle ajustait
au fil de ses travaux de séduction…
Vaincu,
je l’invitais à s’asseoir et tous ses sourires s’éclairaient en même temps et
les loupiottes d’ambiance semblaient bien ternes en comparaison de cette
extraordinaire brillance ; les matafs des autres tables faisaient la
gueule de toute l’envie déçue qui dégoulinait de leurs grimaces jalouses. Elle
venait se serrer contre moi comme si elle avait froid au milieu de notre
transpiration déjà complice. Ses petits coups de genoux réguliers, ses
frottements de cuisse osés, étaient les signaux équivoques de notre intime
conspiration muette, à l’égard de tous ces pisse-froid en quarantaine. Son
maquillage raffiné, aux traits de crayon rallongeant ses sourcils, au bâton
rouge repeignant ses lèvres, aux paillettes éparses constellant son visage,
savait si bien me domestiquer…
Aventurier
hardi, je passais mon bras autour de sa taille comme si nous allions danser,
là, sur la banquette ; mon pouce vagabondait en jouant à l’explorateur
averti sur sa hanche ; je sentais ses côtes, la brûlure de sa peau et
l’élastique de sa culotte. Puis ma main habile s’échappait à son tour, reprenant
la piste furieusement excitante de son devancier. Elle se tortillait, Bich, et
je ne savais pas si c’était pour faciliter mes incursions ou parce que je
l’émoustillais ou simplement, pour se préparer à une nouvelle dérobade polie.
Devant
mes yeux, le jeu de ses boucles d’oreilles me fascinait ; ébloui et
confondu, j’étais un serpent charmé par ses intrépides soubresauts de couleurs
musicales. Une minuscule chaîne en or courait autour de son cou et j’aurais pu
poser un baiser à l’intérieur de chaque maillon. Cette coquine avait posé sa
main sur ma cuisse. Qui était le chat, qui était la souris ?... Si fragile
et si forte à la fois, elle accaparait le feu de mon énergie ; j’étais à
son pied, réclamant le sucre de sa volupté. Notre chaleur moite était troublante ;
nous étions deux jeunes amants surchauffés nous faisant l’amour dans les yeux. Au
creux de l’oreille, je lui murmurais
des : biche, ô ma biche… qui semblaient l’amuser sans qu’elle en comprît
véritablement le sens. Pour s’échapper de mes poèmes fervents, elle arrangeait
ma bâche sur sa tête, elle répétait le prénom de ma gourmette, elle allumait
une autre de mes cigarettes et me la tendait en soufflant sur l’allumette. Je
me souviens encore du rouge de ses lèvres embrassant la clope et de la fumée blanche
qu’elle propulsait, en riant, sur ma figure de preux philanthrope…
Le
champagne tiède coulait dans nos coupes et nous la portions ensemble à nos
lèvres comme si nous embrassions le même breuvage. Garnement insatiable ou
explorateur comblé, je me blottissais contre son épaule quand ma main baladeuse
cueillait son sein au creux de ma paume. Elle avait le visage lisse de toutes
les asiatiques, ce visage aux sentiments impénétrables que moi seul pouvais
déchiffrer à cette heure de récolte. Elle haussait les épaules et les gardait
hautes comme si elle voulait empêcher de laisser courir tous ses frissons de
sensualité confusionnelle sur son corps…
Pour
se détacher de cette étreinte suffocante, elle me réclamait une autre cigarette
et tous les nuages de sa fumée étaient des « oui » qui dansaient
au-dessus de nos têtes folles. On reprenait du champagne en entrecroisant nos
bras pour que chacun de nous puisse boire dans la coupe de l’autre. Je
transpirais ; c’était l’été sous ma vareuse ; de pieds en vers, j’étais
un cerf bramant sa Bich ; j’étais le poète de ses futurs orgasmes, le
voleur du Feu de son corps…
Pourtant,
quand je voulais l’embrasser, elle savait justement détourner la tête, avec
toutes ses raisons, toutes ses façons, toutes ses simagrées de sourires aux
traductions inexplicables, si loin de ma passion mais, la nuit durant, je
repartais à son assaut, certain de tous mes pouvoirs de chasseur… d’émeraude…
L’aube
me laissait exsangue au bord du trottoir ; débraillé tel un joueur de
poker qui a tout perdu, le coeur en déconfiture et l’âme encore solitaire, j’avais,
collées dans les mains, des paillettes d’or et d’argent, des traces de rouge
baiser et de mascara sur ma chemisette blanche comme une carte au trésor… sans
trésor à ramener. Les étoiles s’éteignant clignotaient encore pour me signifier
de me dépêcher de retourner à bord ; leurs clins d’yeux faussement connivents
m’exaspéraient…
*Bich :
émeraude en vietnamien
tu dépeins bien les nuits exotiques où les sens s'affolent et où se trament des poèmes maudits de trop de désillusion bue
RépondreSupprimerà te lire j'ai pensé à "Est-ce ainsi que les hommes vivent" poème de Aragon, mis en musique par Léo Ferré
Lequel des deux est le voleur de feu ?... Belle nouvelle très sensuelle.
RépondreSupprimerTon écriture, toujours comme une gourmandise !
RépondreSupprimerEt quelques perles encore :« ses petits seins griffant le tissu léger » et « ses sourires s’éclairaient en même temps » très rare qu'on va lire « ses sourires » en parlant d'une seule personne - original !
Et plein d'autres régals à se mettre sous la dent lorsqu'on te lit, magnifique !
Mmmmmhhhh le pouce vagabond sur la hanche....
RépondreSupprimerTous les sourires qui s'allument, et les couleurs musicales.Et tant d'autres bijoux...
C'est un régal d'écriture qui met le feu en moi, littéraire mais pas que !
¸¸.•*¨*• ☆
Merci pour vos commentaires. Je voulais décrire ce triste poète à l’assaut insatiable de sa muse ; celui qui se détruit le cœur et l’âme sans nulle excuse, et non accumuler, ici, des pompeux mots inutiles en les reliant entre eux avec des rimes difficiles. :)
RépondreSupprimerOh, là, quel talent, chapeau bas, c'est du grand art !
RépondreSupprimerSavoureux 😋
RépondreSupprimerune courte nouvelle sensuelle et poétique à la fois, le poète et sa muse qui joue avec lui, et une écriture précise et aérienne à la fois ... très réussi !!
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