lundi 30 novembre 2015

Ecri'turbulence - Nos profs

Septembre 1966, comme si c'était hier : une histoire vécue
Une espèce d'escogriffe gesticulant et vociférant pénètre dans ma classe de seconde "économique et sociale". L'a pas l'air commode, le nouveau prof.

- Je suis votre professeur de français. À l'idée que devoir passer presque 200 heures avec vous d'ici la fin de l'année, j'en ai des frissons d'épouvante.

Nous nous tenons cois, un peu recroquevillés sur nos chaises, pas très sûrs de penser qu'il a toute sa tête.

- Prenez une feuille et racontez vos vacances.

Là, c'est certain, il est complètement perché, le mec. (Cinquante ans plus tard, nous aurions dit "chépere"). Il nous prend pour des mioches de primaire. Mais, que faire, sinon nous exécuter ?

Je n'en mène pas large. Jusqu'alors, même raconter mes vacances par écrit est un exercice hasardeux qui s'est toujours soldé par une note lamentable assortie d'un péremptoire et définitif "Vous n'avez aucune capacité de rédaction".

L'homme virevolte dans les rangs, l'air goguenard. Le voici qui m'interpelle, indigné. Je me ratatine davantage.

- Savez-vous, mademoiselle, que votre vie ne tient qu'à une virgule ?

Mes camarades pouffent en douce (cinquante ans plus tard, j'aurais écrit en "lousdé") pendant que je blêmis et qu'un gouffre s'ouvre dans lequel mon estomac tombe comme une pierre.

- Passez au tableau ! Écrivez et ponctuez : "Messieurs les Anglais tirez les premiers".

Et comme la craie dans ma main tremblote, il s'en saisit pour noter : "Messieurs, les Anglais ! Tirez les premiers !", puis "Messieurs les Anglais, tirez les premiers !".

- Avez-vous compris ? Une virgule et tout bascule !

Et le voici pérorant, grands gestes et pantomimes à l'appui, sur l'importance de la ponctuation.

Cois nous étions, cois nous demeurons.

Soulagés à la fin de l'heure de cours, nous n'en partons pas moins avec une dissert' à rédiger pour le prochain rendez-vous. Que je lui remets, en temps et heure, complètement terrorisée.

Quelques jours plus tard, il nous restitue les copies paraphées, sans dire mot. Je me décompose à la lecture de son commentaire et du nombre qui l'accompagne : "Quelques signes de ponctuation supplémentaires, et je vous aurais accordé une meilleure note : 16/20". Je vérifie qu'il s'agit bien de mon devoir et lève les yeux sur le professeur qui m'observe attentivement, avec un rien d'ironie au coin du regard.

- Vous semblez ébahie, mademoiselle !
- C'est que…
- C'est que… on vous rebat les oreilles depuis des années sur votre prétendue nullité, n'est-ce pas ? Eh bien, nous allons inverser la vapeur !

Merci, Monsieur Vignault. En quelques 200 heures, vous m'avez offert un précieux cadeau que je savoure toujours aussi intensément : sans vous, je n'aurais jamais entendu la symphonie des mots et n'aurais jamais pu écrire mes propres partitions.

Où lire Ecri'turbulence

3 commentaires:

  1. Un récit passionnant virgule vivant point d'exclamation

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  2. L'arpenteur d'étoiles1 décembre 2015 à 06:13

    en première année d'école sup j'ai eu un prof de français du même acabit (monsieur Claud, je crois). Il rendait les copies en commençant par la note la plus basse. En général j'étais dans la moyenne / moyenne, mais une fois j'ai eu la meilleure note et il a lu ma dissert' devant toute la classe ... on avait pas loin de 20 ans ! :o))

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  3. Il avait raison, la virgule fait toute la différence... Peut-être qu'on devrait faire une consigne d'écriture là-dessus... 200 heures de bonheur...

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