Prague février 1889
Elle marche, seule courbée dans le froid qui lui fend les lèvres jusqu’au
sang et mord ses jambes nues. La bise souffle par petites rafales glacées. Soudain, elle se plie, une vive douleur
irradie son ventre. Elle s’arrête, reprend son souffle … Elle est tout près du
pont Charles à Prague ; elle s’assoit et elle s’installe comme elle peut. Un vagissement
déchire la nuit, un sanglot puis le silence retombe.
Anton est né cette nuit-là à Prague
sous le pont Charles, le premier février
1889… Sa mère accouche seule. Elle l’emmitoufle amoureusement dans une couverture déchirée et son vieux manteau de ratine écorchée ; ce qui
sauve la vie de l’enfant mais pas la sienne. Elle est retrouvée morte de froid
et d’hémorragie, le petit vagissant dans ses bras. Dans la poche du manteau un simple morceau de
papier avec le prénom Anton et
autour du cou un petit pendentif en or gravé « Eva 1872. »
Le bébé est
remis à une institution religieuse. En ces temps-là les orphelinats sont
malheureusement bien remplis. Les recherches entreprises sommairement demeurent
infructueuses. Prague, à cette époque, est
en émoi ; l’archiduc Rodolphe s’est suicidé quelques semaines auparavant et le peuple pleure la mort de l’héritier de l’empire
et partage la douleur de la pauvre Sissi. Personne ne fait attention à la
silhouette furtive d’une vieille dame en
grande pelisse noire qui un jour de
février 1889 s’est emparé d’un bébé.
Villefranche/Saône
28 juin 1914
Antoine
jeune homme de vingt cinq ans est instituteur. Il a épousé Sophie « maîtresse
d’école » elle aussi. Ils sont les parents d’un petit Emile de six mois. Pourtant
aujourd’hui, Antoine est dévasté par le
chagrin… Sa mère Hélène est décédée ce matin à l’aube de ce terrible cancer qui
la rongeait, sa peine est immense mais il est aussi bouleversé. Avant de
mourir, sa mère lui a révélé le secret de sa naissance et lui a remis la
médaille de sa mère Eva. Certes, elle aurait dû le faire quand il était tout
petit mais elle n’en a pas eu le courage. Elle voulait le protéger. Depuis
Antoine erre comme un zombie… Il n’ose regarde Augustin, son père, son père d’adoption
mais son père comme Helena est sa mère. Il est Antoine ou Anton ?
Ce même
jour, l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand à Sarajevo sonne la fin d’un
monde en ouvrant la porte à une guerre sanglante. Antoine comprenant le danger
d’une guerre imminente, décide d’écrire ses souvenirs, son histoire dans un petit cahier bleu ; les mots
couchés sur le papier jauni des écoliers l’apaisent et redonnent sens à sa vie.
Il se procure avec bien des difficultés, une photo du pont Charles.
Prague fin
février 1889,
Helena et
Eva étaient de belles jeunes filles de la haute société pragoise. Si Helena était
réservée voire timide, Eva était plus exubérante. Eva tomba éperdument
amoureuse d’un vaurien, beau parleur qui s’empressa de l’abandonner bien vite quand elle fut enceinte.
Dans ce
grand monde, on n’accepte pas les grossesses ; elle fut chassée à grands
cris. Les « et pourtant, je t’avais prévenue » résonnèrent dans toute
la maison. Seule Helena continua à voir sa sœur en cachette, l’aidant de son mieux mais ne put la sauver. Le premier
février sentant les premières douleurs, Eva partit… Helena apprenant sa mort,
rechercha l’enfant et quitta définitivement l’empire autrichien et s’installa
en France ; elle épousa Augustin qui éleva l’enfant comme le sien.
Août 1914, Antoine est mobilisé, le cahier bleu est confié à Sophie. Antoine mourra
deux ans plus tard sans connaître sa fille la petite Ève née en décembre 1916.
11 novembre 2011 Villefranche/Saône
Julien, dit
Jujube, a dix ans. C’est un enfant
joyeux qui vit à la campagne dans le département du Rhône proche de Lyon. Ses
parents sont artistes, son père clown
et sa mère violoniste. C’est donc son
grand-père paternel, Emilien qui
prend soin de lui. Emilien c’est le fils d’Emile, lui-même fils d’Antoine. Il
est viticulteur et œnologue, installé
dans le Beaujolais.
En ce matin du 11 novembre,
Julien a rejoint Jean, un enfant du pays devenu l’instit du village, et ses
copains du CM1 pour chanter au monument aux morts. Emilien
épluche les pommes de terre pour préparer une purée. Il a innové cette
année, le papi, il a planté des pommes de terre à chair et peau violettes (des
Bleues d’Artois) qui donnent à la purée une couleur sympathique. Il a étalé un
vieux journal afin de récupérer les épluchures pour Saturnin, le lapin de
Jujube. Il jette surtout un regard sur les petites annonces ou les jeux, il
aime bien les sept différences ou encore
reconnaître un lieu, un monument.
Soudain, le couteau lui tombe des mains. Il reconnaît la photo du pont Charles
de Prague, la même que celle de son aïeul, laissé dans le cahier bleu, celui écrit à la veille de la
grande guerre et transmis à chaque génération.
Son sang ne fait qu’un tour, et
au moment où il écrase une larme qui coule sur sa joue, Julien arrive. Pour
Emilien, il est temps de lui raconter l’histoire et de lui offrir le
cahier bleu.
Un récit qui coule, glisse, se déroule comme une pelote, filant par ici, courant là-bas... Un joli texte,révélant les non-dits sur un ton tout doux...
RépondreSupprimeroui, il est temps de dévoiler l'histoire à celui qui en est issu
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