mercredi 4 novembre 2015

Lilousoleil - Les huit éléments

Prague février 1889

Elle marche,  seule courbée  dans le froid qui lui fend les lèvres jusqu’au sang et mord ses jambes nues. La bise souffle par petites rafales glacées.  Soudain, elle se plie, une vive douleur irradie son ventre. Elle s’arrête, reprend son souffle … Elle est tout près du pont Charles à Prague ; elle s’assoit et  elle s’installe comme elle peut. Un vagissement déchire la nuit, un sanglot puis le silence retombe.
Anton est né cette nuit-là à Prague sous le pont Charles,  le premier février 1889… Sa mère accouche seule. Elle l’emmitoufle amoureusement dans une couverture déchirée et son  vieux manteau de ratine écorchée ; ce qui sauve la vie de l’enfant mais pas la sienne. Elle est retrouvée morte de froid et d’hémorragie, le petit vagissant dans ses bras.  Dans la poche du manteau un simple morceau de papier avec le prénom Anton et autour du cou un petit  pendentif en or gravé « Eva 1872. »
Le bébé est remis à une institution religieuse. En ces temps-là les orphelinats sont malheureusement bien remplis. Les recherches entreprises sommairement demeurent infructueuses.  Prague, à cette époque, est en émoi ; l’archiduc Rodolphe s’est suicidé  quelques semaines auparavant  et le peuple pleure la mort de l’héritier de l’empire et partage  la douleur de  la pauvre Sissi. Personne ne fait attention à la silhouette furtive d’une  vieille dame en  grande pelisse noire qui un jour de février 1889 s’est emparé d’un bébé.

Villefranche/Saône 28 juin 1914

Antoine jeune homme de vingt cinq ans est instituteur. Il a épousé Sophie « maîtresse d’école » elle aussi. Ils sont les parents d’un petit Emile de six mois. Pourtant aujourd’hui,  Antoine est dévasté par le chagrin… Sa mère Hélène est décédée ce matin à l’aube de ce terrible cancer qui la rongeait, sa peine est immense mais il est aussi bouleversé. Avant de mourir, sa mère lui a révélé le secret de sa naissance et lui a remis la médaille de sa mère Eva. Certes, elle aurait dû le faire quand il était tout petit mais elle n’en a pas eu le courage. Elle voulait le protéger. Depuis Antoine erre comme un zombie… Il n’ose regarde Augustin, son père, son père d’adoption mais son père comme Helena est sa mère. Il est Antoine ou Anton ?
Ce même jour, l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand à Sarajevo sonne la fin d’un monde en ouvrant la porte à une guerre sanglante. Antoine comprenant le danger d’une guerre imminente, décide d’écrire ses souvenirs, son histoire  dans un petit cahier bleu ; les mots couchés sur le papier jauni des écoliers l’apaisent et redonnent sens à sa vie. Il se procure avec bien des difficultés, une photo du pont Charles.

Prague fin février 1889,

Helena et Eva étaient de belles jeunes filles de la haute société pragoise. Si Helena était réservée voire timide, Eva était plus exubérante. Eva tomba éperdument amoureuse d’un vaurien, beau parleur qui s’empressa de l’abandonner bien  vite quand elle fut enceinte.
Dans ce grand monde, on n’accepte pas les grossesses ; elle fut chassée à grands cris. Les « et pourtant, je t’avais prévenue » résonnèrent dans toute la maison. Seule Helena continua à voir sa sœur en cachette, l’aidant de son  mieux mais ne put la sauver. Le premier février sentant les premières douleurs, Eva partit… Helena apprenant sa mort, rechercha l’enfant et quitta définitivement l’empire autrichien et s’installa en France ; elle épousa Augustin qui éleva l’enfant comme le sien.

Août 1914, Antoine est mobilisé, le cahier bleu est confié à Sophie. Antoine mourra deux ans plus tard sans connaître sa fille la petite Ève née en décembre 1916. 

11 novembre  2011 Villefranche/Saône

 Julien, dit Jujube,  a dix ans. C’est un enfant joyeux qui vit à la campagne dans le département du Rhône proche de Lyon. Ses parents sont artistes, son père clown et sa mère violoniste. C’est donc son  grand-père paternel,  Emilien qui prend soin de lui. Emilien c’est le fils d’Emile, lui-même fils d’Antoine. Il est viticulteur et œnologue,  installé dans le Beaujolais.
En ce matin du 11 novembre, Julien a rejoint Jean, un enfant du pays devenu l’instit du village, et ses copains du CM1 pour chanter au monument aux morts.   Emilien  épluche les pommes de terre pour préparer une purée. Il a innové cette année, le papi, il a planté des pommes de terre à chair et peau violettes (des Bleues d’Artois) qui donnent à la purée une couleur sympathique. Il a étalé un vieux journal afin de récupérer les épluchures pour Saturnin, le lapin de Jujube. Il jette surtout un regard sur les petites annonces ou les jeux, il aime bien  les sept différences ou encore  reconnaître un lieu, un monument. Soudain, le couteau lui tombe des mains. Il reconnaît la photo du pont Charles de Prague, la même que celle de son aïeul, laissé dans le  cahier bleu, celui écrit à la veille de la grande guerre et transmis à chaque génération.
Son sang ne fait qu’un tour, et au moment où il écrase une larme qui coule sur sa joue, Julien arrive. Pour Emilien, il est  temps de lui  raconter l’histoire et de lui offrir le cahier bleu.

2 commentaires:

  1. Un récit qui coule, glisse, se déroule comme une pelote, filant par ici, courant là-bas... Un joli texte,révélant les non-dits sur un ton tout doux...

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  2. oui, il est temps de dévoiler l'histoire à celui qui en est issu

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