Trente six métiers,
trente six misères.
Réveillez-vous les gens
! Réveillez-vous, vous qui dormez !
Zélie tape fort dans ses
mains autant pour se réchauffer que pour tirer du sommeil ses
pratiques. Elle exerce le métier de réveilleuse depuis déjà
longtemps à la préfecture. Il gèle. Les pavés luisent sous une
pauvre lune trop pâle. Mais elle est parée. Elle a chaussé les
vieux souliers à clous de son homme et endossé la pelisse doublée
de laine de mouton offerte par Madame Josépha en échange de
services rendus.
Elle déambule le long de
la rue du Trech avec, coincée sous son bras gauche sa badine de
noisetier. Elle l'utilise quand les fenêtres des personnes demandant
à être tirées du sommeil au petit matin sont à sa portée. Elle
frappe et attend que le client ouvre sa croisée et lui paye son
écot. Oh, pas grand chose ! Quelques centimes. Mais Zélie ne se
plaint pas. Elle connait son "monde". Et puis, d'autres
occupations l'attendent tout au long de la journée pour garnir -
chichement, c'est vrai, mais tout de même...- sa bourse et tenir
jusqu'au bout du mois.
Au n°15, elle doit
réveiller Monsieur Lecerf, le négociant en vin qui se rend à
Bordeaux chaque semaine. Comme il loge au 3ème étage, difficile de
se servir de son bâton. Elle sort alors de sa poche une sarbacane,
saisit un petit caillou dans l'aumônière pendue à sa ceinture et
habilement vise la fenêtre du 3ème. Monsieur Lecerf apparaît, son
bonnet de nuit encore sur la tête: "Holà, la mère ! Grand
merci ! " Et le brave homme referme aussitôt sa croisée sur le
froid mordant. Il ne lance pas d'argent. Trop respectueux pour cela.
Même des petites gens. Il lui donnera une enveloppe bien pourvue,
elle "ne porte pas peine".
Zélie continue sa
tournée. Toque, frappe, hèle. Tout le monde doit être à l'heure à
la manufacture d'armes ou aux ateliers de tissage et de tannerie
échelonnés le long de la Corrèze sous peine de licenciement.
Au n°21, elle jette un
œil sur la fenêtre du père Grégoire. Pas commode, le bonhomme.
Surtout après des soirées de beuverie. Un matin, les idées encore
embrumées, il a vidé son seau de nuit sur la tête de Zélie parce
qu'elle l'empêchait de dormir. Mais, malgré sa petite taille, cette
dernière a du répondant. Ni une, ni deux, elle a cogné à la porte
du malotru jusqu'à ce qu'il ouvre. Elle a vigoureusement secoué le
Grégoire et lui a asséné son poing sur la figure. Depuis, il reste
tranquille. Et Zélie ne manque pas de l'asticoter quand elle est
d'humeur badine. Elle s'appuie au rebord de la fontaine qui fait face
à la maison et crie : Oh ! Le Grégoire ? C'est-y que tu ronfles
encore ? Viens donc, mon pépère, je m'en vas te servir un p'tit
blanc. Comme tu les aimes. J'ai là de quoi te rafraîchir
crie-t-elle en brandissant la cruche laissée là par une clampe.
Elle arrive enfin au bout
de la rue et s'engage dans l'impasse où se trouve la "maison"
de Madame Josépha. Ici, il ne faut pas faire de bruit : les filles
dorment à cette heure. Zélie ferme les yeux quand elle croise un
bourgeois qui sort subrepticement des lieux. Ah ! Elle en a vu des
choses, ici mais rien ne franchira ses lèvres. Elle l'a promis à
Madame. Elle restera muette comme une tombe. Elle a craché. Mais
tout de même...Monsieur le Préfet lui-même fréquente le salon
assidûment. Et même l'évêque qui - aux dires de sa préférée en
veine de confidences lors de visites privées chez Zélie - vide
quelques bonnes bouteilles à l'occasion. C'est-y pas Dieu possible !
Après ça, il ira prêcher le jeûne et l'abstinence à la
cathédrale. Cochon va !
Il fait bon dans cette
maison. Marie, la bonne, ne cesse de garnir les cheminées. Comme
tous les matins, elle a gardé un grand bol de soupe chaude sur le
coin du fourneau pour Zélie. Ça réchauffe. Mais il n'y a pas de
temps à perdre. Zélie hisse sur son dos sa hotte en clisses de
châtaignier laissée là la veille avec le linge propre de ces
demoiselles. Elle emporte les dessous en dentelle et soie souillés
qu'elle va aller laver au lavoir avant que les commères arrivent. De
la discrétion a demandé Madame Josépha. Zélie aime bien Madame
Josépha car cette dernière lui fait souvent des cadeaux en plus de
l'argent donné pour le travail effectué. Il faut dire que Zélie
rend beaucoup de services à Madame Josépha. Surtout à ses filles
quand elles sont ...comment dire...dans l'embarras. Mais là, c'est
une autre histoire. Il faut bien gagner son pain.
Zélie se presse. Elle a
hâte de rentrer chez elle pour préparer un bon fricot pour son
homme. Elle ne l'a pas vu depuis une semaine. Le métier de scieur de
long d'Antoine implique qu'il se rende à Spontour pour préparer le
bois destiné à construire des gabarres. Quand il revient, c'est la
fête. Mais pas trop quand même. Il faudra être debout demain matin
avant tout le monde pour toquer aux fenêtres du Trech.
Ainsi Zélie portait une chaude pelisse ?
RépondreSupprimerNormal quand on sort de chez Madame Josépha ! ];-D
Rrrrroh ! Andiamo ! Suis choquée ! :-)))
Supprimerdécidément, elle sait tout faire Zélie, et surtout étriller les âmes alors qu'elles lavent le linge :)
RépondreSupprimerC'était à une époque où les téléphones ne donnaient pas l'heure, ne prenaient pas de photos et ne découpaient pas les patates pour en faire des frites !
RépondreSupprimerTu nous l'as très bien décrite, en jetant un tulle discret (ou pas !) sur certaines situations gênantes!
j'aime beaucoup cette maitresse
RépondreSupprimerfemme réveil matin
brossée là
qui claironne
à la baguette
et tambourine
en vraie femme orchestre
j'ai adoré Marité
quelle belle histoire, forte et originale ! ce joli nom pour grimer le drame, que "faiseuse d'anges"
RépondreSupprimerMerci à ceux qui ont lu et commenté mon texte. On écrit aussi pour cela ! ;-)
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