vendredi 30 mars 2018

Arpenteur d'étoiles - Les petits métiers

LE GONE.
LE PLUS BEAU MÉTIER DU MONDE

- Depuis le gros caillou, vous allez jusqu’à la rue Diderot, puis vous prenez par la traboule de la Cour des Voraces jusqu’aux Tables Claudiennes. A la sortie, je suis là, juste à droite.
J’avais suivi scrupuleusement les indications et frappais à une porte en bois marron à l’aide d’un vieux heurtoir en fer rouillé. Une plaque en cuivre vert de grisé indiquait sobrement "Atelier G.Cochard". Des pas traînants, puis le battant qui s’entrouvre. Une forme s’efface dans l’ombre fraîche de l’allée.
- Montez les degrés devant vous fit la voix frêle ; je vous suis à mon rythme, va ! C’est au troisième. La porte de l’atelier est restée ouverte.

Je pénétrais dans un grand local éclairé par deux immenses fenêtres sans volet. Un impossible fatras de rouleaux de papier, de cartons perforés, d’outils de toute sorte la remplissait jusqu’à la gorge. Une vieille banque en bois occupait le centre et deux gros meubles à multiples tiroirs, le fond. Les murs étaient couverts de dessins dûment numérotés. Je respirais une odeur de cire et de graisse, mêlée à celle très spéciale de la soie. Peu après la voix entrait à son tour. Je me retournais pour découvrir un vieux bonhomme petit et maigre, flottant dans un bleu de travail élimé et comme ciré par l’usage, un béret noir vissé sur la tête. Des lunettes rondes aux branches tordues lui donnait un air un peu fou, mais les yeux pétillaient de malice. Il me regardait par en dessous, le visage légèrement incliné de côté, en mâchonnant une gitane maïs maintes fois éteintes et rallumées.
- Alors c’est vous le curieux, l’ingénieur, demanda-t-il en appuyant sur le dernier mot d’un petit rire. Vous voulez voir la bête, c’est ça, hein ? Ah, y en plus beaucoup comme celui là, vous savez. Il a bien plus de cent ans … presque mon âge rajouta-t-il avec un clin d’œil complice.
Je ne savais trop quoi répondre et lui emboîtais le pas vers une autre pièce un peu plus sombre.
- Voilà ! Dit-il ponctuant avec un large mouvement du bras. Voilà le rescapé du temps qui passe.
Dans une quasi pénombre trouée par deux lampes l’éclairant, IL était là, échassier de bois luisant surmonté par une mécanique complexe. Il semblait dormir.
- J’vais vous le montrer au travail.
Le bonhomme s’installa devant la façure, fit jouer deux ou trois fois le peigne, appuya sur la pédale pour libérer les fils, lança la navette et commença à tisser. Les cartons perforés se mirent à tourner. Les fils de chaînes entraînés par la mécanique montaient et descendaient, reliés aux aiguilles tombant dans les trous des cartons. Le claquement sec de la navette, le bruit du peigne venant tasser la dernière trame insérée, le cliquettement des aiguilles, le sifflement sporadique de la courroie et le tissu qui avançait doucement. Malgré son extrême application, je sentais la passion et le bonheur du vieux canut. Il s’arrêta après quelques minutes.
- Viens donc voir, gone ! Je m’approchais timidement.
- Vous tissez … à l’envers ?
- T’as l’œil, gone. C’est bien, ça. Ben oui, tu comprends, pour pas fatiguer la machine en levant des masses de fils trop importantes, j’ai inversé le dessin. Du coup, je lève moins et elle aussi.
- Mais, comment vous faites pour voir si c’est juste ?
- Ben tiens, avec la glace !
Il prit un miroir attaché à une canne en bois et la passa sous le tissu. Et je vis une pure merveille de motif de feuilles d’acanthes d’or et de soie rouge.
- Monsieur Cochard, … vous faites tout ?
- Ça t’en bouche un coin, pas vrai ? Je fais juste ourdir ailleurs et je fais faire aussi les canettes. Mais c’est moi qui fait les cartons pour les dessins, le remettage et le rentrage en peigne. Tiens regarde dans l’armoire derrière toi. Mais fais attention, c’est fragile.

J’ouvrais et restais interdit devant l’incroyable beauté des tissus suspendus. Brocards, damas, façonnés aux nuances subtiles brillaient doucement sous la lueur tamisée des vieilles lampes.

- Et celui-là, il est … authentique, non ?
- J’avais bien vu qu’t’avais l’œil ! C’est un tissu qui ornait les appartements de Marie Antoinette à Versailles. J’en ai refait plusieurs mètres l’année dernière. Et celui d’à côté, il va aux murs d’une des pièces de réception du château de Vaux le Vicomte. Y se mouchait pas du coude le père Fouquet, nom de nom. Alors, y te plait-il mon vieux bistanclaque. ?
- Plutôt, oui. Je jetais un coup d’œil à ma montre.
- Dites, monsieur Cochard, ça vous dirait pas une quenelle chez l’Antoinette.
Il me regarda avec un étonnant sourire.
- Dis, ça t’embêterait pas si on emmène la Nénette ?… Je mets mon tricot au lieu du bleu et on y va. Je la préviens en passant.

La Nénette était une petite femme à blouse grise et chignon bleuté. Elle avait les mêmes yeux rieurs que son Mari.
- Ben alors mon Glaudius, tes habillé sans devant dimanche. Viens que je te remette ce tricot à l’endroit. Vous auriez pu lui dire, monsieur, quand même.
Antoinette nous accueillit avec sa bonhomie coutumière.
- Alors père Cochard, toujours dans le taffetas ?
- Tais-toi donc espèce de bartavelle ! Taffetas, mes soieries façonnées … Mets nous donc plutôt un pot de Macon.
Le repas se passa comme un rêve. Moi jeune homme frais émoulu de l’école sup’ et les deux vieux racontant leurs souvenirs, leurs soucis et leurs joies. Après la quenelle, il y eut le Saint Marcellin avec un verre de Morgon et un sorbet vigneron de première catégorie. Quand on est sorti du bouchon, un petit groupe attendait devant la porte de l’allée.
- Mon dieu, fit le père Cochard. J’ai failli oublier les japonais de cet après midi !


Moi, je revins le lendemain, puis le surlendemain, puis tous les jours de la semaine.
C’était il y a près de dix ans maintenant. J’ai travaillé d’abord comme assistant, puis on s’est associé. J’ai tout appris du vieux canut, le métier comme la vie. Un matin ou j’arrivais à l’atelier, je le trouvais vide. J’allais frappé chez eux, en face. Sans réponse j’essayais de tourner la poignée et la porte s’ouvrit. J’appelais en vain. Je les ai trouvés tous les deux dans le lit, en habit du dimanche se tenant par la main. Sur la commode une belle enveloppe avec l’écriture du Glaudius « pour le Gone ».
Je mis longtemps à lire, le regard brouillé par les larmes que je ne pouvais calmer :
« Gone, on a appris hier chez le médecin que la Nénette avait attrapé une saloperie dans le ventre et qu’elle en avait plus que pour quelques semaines à vivre. Alors on a bien réfléchi tous les deux. On s’est dit que le bon Dieu nous avait pas donné de gone à nous, mais qu’il nous en avait fourni un quand même. Toi. Et puis on s’est dit aussi que je pouvais pas rester ici-bas si elle était déjà là haut. Alors on a décidé de partir ensembles. On s’est habillés comme pour aller à la messe, on s’est couchés, on s’est pris la main et puis on a croqué en même temps une pilule de cyanure. Je suis sur que t’en sais largement autant que moi sur le jacquard. Chez le notaire, tout est arrangé et tout est à toi. Alors, bonne chance, Gone. Nous en veux pas et pense qu’on te regarde depuis le paradis des canuts.
Signé Nénette et Glaudius Cochard
. »

Voilà toute l’histoire. J’ai vendu l’atelier de la Croix Rousse pour m’installer de façon un peu plus rationnelle. Pas très loin, vers Caluire. J’ai acheté deux métiers ultramodernes, informatisés et tout et tout, mais j’ai gardé le Bistanclaque du Glaudius. En fouillant dans les papiers, j’ai même appris qu’il avait appartenu à la famille Jacquard.
Je travaille pour les musés et les demeures historiques du monde entier. Il y a même des tissus tellement particuliers que je ne peux les refaire qu’avec la vieille mécanique.
De temps en temps, je vais au cimetière de la Croix Rousse leur raconter un peu comment ça va, et fleurir la pierre grise. En partant je dis immanquablement merci à Glaudius de m’avoir appris le plus beau métier du monde et, en plus, de m’avoir confié le plus beau métier (à tisser) du monde.

Un peu de lyonnais :

La cour des Voraces est ici Le gros caillou : l’un des plus beaux points de vue sur la bonne ville de Lyon, au bout du boulevard de la Croix Rousse. Son histoire est Une bartavelle : mot du riche et pittoresque parler lyonnais qui signifie une femme bavarde, un peu commère. A rapprocher de la Jarjille stéphanoise qui elle est en plus taquine.

Un peu de tissage :
Le métier Jacquard est Le remettage consiste à mettre les fils dans les œillets qui descendent de la mécanique.
Le rentrage ou piquage en peigne, consiste à passer ces mêmes fils entre les dents du peigne
La façure est la partie de l’étoffe comprise entre la dernière trame (ou duite) tissée et le rouleau de tissu fini.
Les cartons : ce sont les cartes perforées permettant le mouvement de la mécanique Jacquard elle même gouvernant chaque fil (ou groupe de fils) de la chaîne. Le principe est le même que celui du limonaire. Ces cartons troués manuellement à l’emporte pièce sont les ancêtres des cartes perforées des premiers ordinateurs et ont inspiré les concepteurs de ces derniers.
Le Bistanclaque était le nom/onomatopée familier donné par les vieux canuts à leur métier à tisser. Ce nom reproduit bien le bruit du tissage.
La canette est la bobine de fil qui est dans la navette.

8 commentaires:

  1. ah ces Canuts lyonnais ! ou les passementiers de Loire et de Haute-Loire comme l'étaient nos arrières grands parents paternels :)
    quelle qualité dans leur ouvrage !

    très émouvant que tu ais ressorti ce texte pour l'occasion...

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  2. Youpi ! L'Arpenteur, le "gone with the wind", est reviendu ! Bonne nouvelle, il a bouffé du Lyon ! Ses récits sont toujours aussi revigorants !

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  3. Très heureuse de te voir revenu l'Arpenteur. Vraiment. Tu le sais : j'ai un faible pour toi ! :-)
    Pas le temps de lire et commenter ton texte pour le moment. Mais je n'y manquerai pas.

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  4. Quelle belle histoire ! Superbe.
    J'ai construit des machines à cartes perforées, début années 60, effectivement même principe de base que les limonaires, pour les métiers à tisser je ne savais pas, merci de me l'avoir appris. ];-D

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  5. j'attendais ta participation sur ce sujet hautement romanesque, sûre qu'elle serait somptueuse, et je ne suis pas déçue, tout un roman... la bartavelle, pour moi, Monsieur Brun, c'était le bel oiseau de "la gloire de mon père", hélas sur la liste des animaux en voie de disparition

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  6. M'est avis qu'il y a beaucoup de vrai dans ce texte et peut-être que le gone en question c'est toi. Si ce n'est pas le cas, c'est bien raconté et j'ai appris plein de choses sur le métier de canut. Bravo l'Arpenteur !

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  7. Merci l'Arpenteur pour ce texte beau et instructif !

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  8. Une resucée qui me ravigote les tissus, tant elle te ressemble et te rassemble, L'Ami ♥
    Le bonheur que c'est de te lire à nouveau, ici, je m'empresse de te le retourner par navette expresse, bien sûr ;) Porte-toi bien, l'Arpi ;)

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