Jeudi matin, mes copains et moi jouons dans la rue. Les billes rebondissent
sur le mur de la mère Titine. Pas pour longtemps car, dès qu’elle va entendre,
elle sortira en gueulant, nous virant de notre magnifique espace billes, au
prétexte qu’on va lui casser son mur !
Chippoferraillabôôô ! C’est le cri du marchand de peaux de lapins, un
bonhomme un peu craspouille, un chapeau mou qui porte bien son nom sur le
sommet de ses quat’ tifs grisonnants et graisseux, assis dans sa carriole tirée
par un bourrin fatigué.
En fait, le vieux gueulait : chiffons, ferraille et peaux ! Mais
nous, on ne comprenait pas bien ce qu’il aboyait, tu penses, pépère avait le
gosier laminé par le treize degrés à la pression !
On arrête le jeu, ça m’arrange : je suis en train de perdre ! On
se précipite au plus près de l’attelage.
De chaque coté de la charrette pendent des peaux de lapins retournées, le
poil à l’intérieur, la peau bien gonflée car bourrée de paille, indispensable
pour le séchage. Regroupées, les plus belles car les plus rares : les
peaux blanches, celles ayant appartenu à des lapins albinos, les plus chères
aussi.
Combien de fois ai-je vu ma mère ou une voisine trucider ces pôves
bêtes ! Elles ligotaient les pattes arrières à l’aide d’une ficelle, puis
suspendaient la bestiole à une branche basse du cerisier ou du pécher. Armées
d’un gourdin elles assénaient un vilain coup derrière les oreilles : le
coup du père François ! Ça fait mal ? Oui, si tu laisses traîner ta
main derrière l’animal !
Puis, armées d’un couteau pointu et tranchant, elles énucléaient l’animal,
en ayant soin de recueillir le sang additionné de gros sel afin qu’il ne
coagule pas trop vite. Ce beau sang rouge vif servirait ensuite à élaborer la
sauce du civet. Ceci terminé, elles incisaient la peau tout autour des pattes
et, lentement, elle la tirait vers le bas. Une légère vapeur due à la
condensation flottait au-dessus de la bestiole encore chaude, la peau se
retournait laissant les poils à l’intérieur. Enfin, elles garnissaient ce
manchon de paille afin qu’il séchât, remisé à la cave en attendant le marchand.
Ça ne nous traumatisait pas. Pas plus que lorsque on coupait la tête d’une
poule trop vieille pour pondre : elle finissait en poule au pot et c’est
tout ! C’était comme ça, les animaux qu’on élevaient étaient fait pour
être bouffés, c’est tout... Simple comme la vie. Aujourd’hui, on ne s’émeut
guère des gens qui meurent, mais il faut sauver Willy !
C’était aussi le moment de vendre les bouts de ferraille qui traînaient,
parfois plus chanceux un bout de tube de plomb, une conduite remplacée, ou de
vieilles fripes vendues au poids, pas bien cher tout ça. Cet argent-là,
quelques thunes pas plus, c’était pour nous ! Aussitôt réinvesties dans
des denrées de première nécessité : bonbecs, rouleaux de zan avec la
petite perle, ou encore des couilles d’âne, tu sais ces grosses boules
multicolores à la noix de coco.
Un cadre de bois sur le dos, dans ce cadre maintenu par des lanières de cuir
des vitres de toutes dimensions : les grandes derrière, les plus petites
devant. "VI…TRIIIIIIER !" qu’il gueulait en passant.
Putain la tentation : sortir mon lance-pierres, mon pigo comme nous
l’appelions, choisir un beau barnum, tendre les élastiques à fond, des rouges,
ceux des bocaux, viser lentement et... TZING les carreaux ! Mais je n’ai
jamais osé, c’était vraiment trop gros, là j’aurais pris la volée du
siècle !
A la crèèèème ! Sur son triporteur peint en vert voilà le marchand de
cœur à la crème, petits suisses, et autres fromages blancs natures. Son "à
la crème" était précédé d’un son de trompe, une espèce de corne en laiton,
bien cabossée, dans laquelle il soufflait.
Immanquablement, il me faisait songer à Roland de Roncevaux se pétant les
veines du cou (j’ai écrit COU) en soufflant dans son olifant. Il y avait dans
mon bouquin d’histoire de France une image le représentant : Durandal
plantée dans le rocher, et lui, en cotte de maille, soufflant dans le biniou
comme un malade !
C’est curieux, le bonhomme se titillait la glotte en gueulant son "à la
crèèèèème", ce qui le faisait chevroter comme une vieille bique ! Ma
mère n’achetait jamais de ces fantaisies, c’est trop cher lâchait-elle
laconiquement, et puis à la maison elle faisait cailler le reste de lait et en
faisait un genre de fromage blanc, avec du sucre en poudre c’était vachement
bon.
L’été, nous attendions le marchand de glace. Non, pas les glaces que l’on
suce aujourd’hui : les pains de glace, qui servaient à refroidir les
glacières, car point de réfrigérateurs, tu penses ! Ils sont arrivés
beaucoup plus tard ! Le livreur s’arrêtait afin de laisser ses pains chez
les deux épiciers du coin, qui faisaient également buvette.
C’est là que passait le rab des heures sup’ que les laborieux éclusaient le
vendredi soir après la paye ! T’aurais vu la gueule des heures sups’ quand
ils ressortaient de là !
Quand le glacier coupait ses pains, de longs parallélépipèdes de glace d’un
mètre environ et de trente centimètres de coté, des petits éclats volaient.
Lorsque armé de son poinçon il découpait des morceaux, nous récupérions ces
éclats et les sucions, nos sorbets à nous, les mômes.
Des troquets, il y en avait... Disons presque un à chaque coin de rue, je
n’exagère pas ! Oh, pas des BARS, ni des BRASSERIES, non, non, des
bistrots, des buvettes, avec le p’tit bleu quasiment servi "à la
pression", un truc bien râpeux qui t’flanquait la fièvre de Bercy plus
sûrement que n’importe quelle autre bibine. Des vieux accrochés au bastingage
sirotaient dans des verres à moutarde ce nectar sensé leur donner la jeunesse éternelle,
car c’est bien connu : l’alcool conserve les fruits alors pourquoi pas un
bonhomme !
C’étaient des troquets, qui faisaient épiceries. Enfin, quand je dis
épiceries, ça n’était pas non plus Félix Potin ou Goulet Turpin (cherchez pas
z’avez pas connu !) mais un petit comptoir, avec la balance Roberval et les
poids en laiton sagement rangés dans leur boîte en bois, percée de trous de
différents diamètres afin de les contenir. Le beurre à la motte, la machine à
trancher le jambon, et sur les rayonnages quelques boîtes de conserves et des
paquets de nouilles, café, sucre… Enfin l’indispensable pour le dépannage, car
les vraies provisions étaient achetées au marché.
Un vieux boulanger passait aussi dans le quartier, un genre de fiacre vert
pisseux, un bourrin bais tirait l’attelage. Un jour, il a pété un brancard, je
vous ai déjà raconté cette anecdote. Après cet incident, on n’a jamais revu le
bonhomme.
Pierrot, le livreur de journaux sur son vélo porteur. Nous, respectueux,
nous l’appelions : M’sieur Pierrot. Une grande caisse de bois fixée à
l’avant de son vélo, couverte d’une bâche de cuir et, sous cette bâche, les
journaux, qu’il déposait chez les abonnés. On pouvait aussi le héler afin de
lui acheter un canard. Sa femme tenait la librairie située sur la grande avenue.
C’est là que j’achetais chaque semaine mon SPIROU. Je n’ai jamais aimé les
abonnements, je préférais et préfère toujours entrer dans les librairies…
L’odeur du papier fraîchement imprimé….
Et puis enfin, parfois, le dimanche matin : la fanfare, ou la clique,
appelle cela comme tu veux. Cette fanfare passait dans notre quartier trois
fois par an environ, c’était l’harmonie municipale. Celle d’Aubervilliers
s’appelait : L’ETINCELANTE ! Ça ne s’invente pas un truc pareil. Au
passage, tu remarqueras que je n’ai habité que des banlieues chics !
Tous les musiciens habillés de pantalons blancs et de vestes bleu marine,
les cuivres étincelants. Devant le tambour major, qui rythmait la cadence avec
son long bâton argenté, le porte étendard avec inscrit en lettres d’or :
harmonie municipale DRANCY. Et, dessous, les armes de la ville (remplacées
aujourd’hui par un logo à la con) : un mouton, sous lequel était écrit
Derentacium. C’était la déformation de Terentius, le nom du propriétaire de ce
territoire au temps de la Gaule Gallo-Romaine, et qui aurait donné son nom à
Drancy. Je ne me souviens d’aucun logo car ils se ressemblent tous. Par contre,
des armoiries à l’ancienne, je m’en souviens très bien. C’est con de vouloir
être moderne à tout prix, on laisse faire n’importe quoi parfois au nom du
progrès. Tu parles d’un progrès : une virgule rouge sur fond bleu, et il
paraît qu’on paye ces merdes une fortune !
Nous suivions la clique durant quelques instants, sautant d’un pied sur
l’autre, imitant les trompettistes ou les tambours, jusqu’au moment où, agacé,
l’un des musiciens, s’arrêtant un instant de jouer, nous promette des coups de
pied au cul si nous ne cessions pas nos singeries immédiatement.
D’ailleurs, on suivait tout ce qui passait dans notre pauvre rue, hors mis
les corbillards qui ont été les derniers attelages que j'aie vus dans mon
quartier. Ca nous flanquait un peu la pétoche, toutes ces tentures noires, ces
femmes en grand deuil, chapeaux noirs, voilettes et tout l'attirail de la veuve
éplorée.
Mais tous les autres y passaient, imitant à chaque fois le quidam qui venait
proposer ses services. Ça n’était pas toujours à leur goût, mais ça n’était ni
méchant ni irrévérencieux, juste un petit jeu, des petits plaisirs, des choses
insignifiantes qui nous occupaient, et venaient rompre un instant le cours de
nos jeux habituels.
quelle expérience...
RépondreSupprimertu dis si souvent que tu es vieux shnock ou je ne sais quoi
ou je ne sais qui
en fait je ne sais plus quelle expression tu as dit, en fait
mais jamais de la vie comme dirait Marité !
puis moi zaussi
je ne suis pas si d'accord, raccord
quand je te dis que tu es plus bien plus bien plusse d'jeune que moi, tu n'écoutes pas
je le chanterai un jour, alors
en te lisant d'accord, d'abord, ça sonne juste
mais
peau de lapin, jamais entendu ça
il y avait bien un marchand de peau de lapin à Guérande
- plusse de chiffons, pardon -
dans la rue où j'allais à maternelle
mais ça ne doit pas être ça, raté...
pour les poules mon père les attachait et les saignait
elles gigotaient cinq minutes un quart d'heure et s'arrêtaient
au dessus de la mare
on aimait pas trop ça en fait, donc ça le fait pas
à la crème jamais entendu, moi c'était "à la fraiche !" des marchandes de sardines
avec des longues brouettes (brancards), donc raté
mince Spirou et les schtroumpfs, en petits livret à découper, le premier, c'était mon copain d'à côté, pas moi, moi c'était mickey, mince, oui, loupé
et je n'ai joué que du clairon à fanfare de la Cambronnaise, merde alors
lance-pierres jamais entendu mais j'avais un tire-boulettes c'est vrai, mais bon c'est de la chance là, un peu
pour le reste c'est super bien restitué
j'ai beaucoup aimé je dois dire
ah les jeunes y savent faire la relève est assurée !
Cavalier : Bon on ne va pas se tirer la bourre pour une poignée d'années en plussss ou en moinssss ! Toi Guérande moi la banlieue proche de Paris, nous avons sans doute connu la même enfance, sans des "t'es où" ? Libre comme l'air le Jeudi, les cinoches de quartier, l'écran carré bordé de noir, et les films en noir et blanc, afin de rester dans le ton...
Supprimerdis donc ! quel inventaire de petits boulots, et de toute une vie grouillante :)
RépondreSupprimerdans mon enfance, passait parfois dans la rue le rémouleur, et les "pagnots" (clochards en patois) étaient "utiles" dans le quartier car ils s'occupaient à aider les commerçants du marché couvert, contre de la nourriture ou une piécette
Tisseuse : ces banlieues n'étaient plus la campagne, mais pas encore des villes, une valse hésitation en quelque sorte... On danse ?
SupprimerTout comme les Américains avaient Davy Crockett l'homme qui n'a jamais peur nous avons ici Andiamo l'homme qui n'a jamais vieilli ! Toujours frais, observateur et espiègle comme un écolier du jeudi !
RépondreSupprimerJoé : jamais vieilli !!! Merci, je me souviens très bien de mon enfance, et même de ce que j'ai mangé ce midi (crépinettes, lentilles) Alzheimer peut aller se faire foutre ! ];-D
Supprimerc'est vivant, tendre et grandiose, tu nous parles d'un temps de la guerre des boutons où on égorgeait les lapins sans sourciller, et puis, dans toute cette gouaille, le détail qui touche le coeur, comme un mistral gagnant, " denrées de première nécessité : bonbecs, rouleaux de zan avec la petite perle " ... je me souviens... et je n'oublierai jamais, je me souviens que j'ai vu courir un canard sans tête, échappé à son bourreau
RépondreSupprimerEmma : Nous ne faisions pas d'écologie, mais des économies, c'est mieux ! Tout se recyclait : papiers et boites de camembert dans le Godin, épluchures pour les poules et lapins, la cendre dans les allées, et je ne parle pas des couches démerdées à la main puis lavées...
SupprimerAlors nous n'étions pas écolos ?
Quant à ton canard, il aurait fallu le ligoter, le canard enchaîné c'est bien connu ! ];-D
Je me suis régalée en te lisant cher Andiamo ! Je sens que tu nous décris tous ces petits métiers avec un grand plaisir pour notre plus grand plaisir aussi.
RépondreSupprimerPas à dire : vous aviez plus de distractions dans la rue que nous dans nos campagnes.
Ça, les enterrements,je connaissais. Comme nous habitions dans un bourg, il ne fallait pas sortir pour jouer ou traîner par là : ça ne se faisait pas. De toute façon, comme j'avais un peu peur de ces femmes en grand voiles de deuil qui pleuraient et gémissaient sans retenue, je restais à la maison.
Marité : il y en avait bien d'autres : le rémouleur, et sa carriole avec la meule animée à l'aide d'un pédalier, la matelassière, car on "refaisait" les matelas autrefois.
SupprimerOui. Une de mes voisines, quand j'étais enfant, refaisait aussi les matelas. Elle travaillait sur place, c'est à dire chez les gens et prenait ses repas chez ses clients. On améliorait l'ordinaire pour l'occasion. On coupait quelques tranches du jambon fumé suspendu dans la cheminée et on faisait le "bouilli" (pot-au-feu)comme pour la batteuse. Si tu n'avais pas précisé dans ta proposition de thème : vieux métiers de la rue, j'aurais parlé de la batteuse qui était une véritable fête même pour ceux qui travaillaient. ;-)
SupprimerMarité : tu aurais pu parler de la batteuse... Dommage, je n'ai jamais assisté au battage, près de Paris à part battre le pavé !
SupprimerMais j'en ai entendu parler.
Moi aussi j'ai vraiment aimé lire ces souvenirs d'antan !
RépondreSupprimerMerci merci merci +++++
C'était une vie qui vivait quoi !!!
(J'ai découvert au passage le marchand de pains de glace... )
Annick : on jouait dans la rue, pas de bagnoles, pas de téléphone (les fixes hein !) pas de télévision,j'ai vu arriver la télé vers 1953 ! Mais des copains, des billes, des lance pierres, et le petit cinoche de quartier.
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