lundi 26 mars 2018

Andiamo - Les petits métiers


Jeudi matin, mes copains et moi jouons dans la rue. Les billes rebondissent sur le mur de la mère Titine. Pas pour longtemps car, dès qu’elle va entendre, elle sortira en gueulant, nous virant de notre magnifique espace billes, au prétexte qu’on va lui casser son mur !
Chippoferraillabôôô ! C’est le cri du marchand de peaux de lapins, un bonhomme un peu craspouille, un chapeau mou qui porte bien son nom sur le sommet de ses quat’ tifs grisonnants et graisseux, assis dans sa carriole tirée par un bourrin fatigué.
En fait, le vieux gueulait : chiffons, ferraille et peaux ! Mais nous, on ne comprenait pas bien ce qu’il aboyait, tu penses, pépère avait le gosier laminé par le treize degrés à la pression !
On arrête le jeu, ça m’arrange : je suis en train de perdre ! On se précipite au plus près de l’attelage.
De chaque coté de la charrette pendent des peaux de lapins retournées, le poil à l’intérieur, la peau bien gonflée car bourrée de paille, indispensable pour le séchage. Regroupées, les plus belles car les plus rares : les peaux blanches, celles ayant appartenu à des lapins albinos, les plus chères aussi.

Combien de fois ai-je vu ma mère ou une voisine trucider ces pôves bêtes ! Elles ligotaient les pattes arrières à l’aide d’une ficelle, puis suspendaient la bestiole à une branche basse du cerisier ou du pécher. Armées d’un gourdin elles assénaient un vilain coup derrière les oreilles : le coup du père François ! Ça fait mal ? Oui, si tu laisses traîner ta main derrière l’animal !
Puis, armées d’un couteau pointu et tranchant, elles énucléaient l’animal, en ayant soin de recueillir le sang additionné de gros sel afin qu’il ne coagule pas trop vite. Ce beau sang rouge vif servirait ensuite à élaborer la sauce du civet. Ceci terminé, elles incisaient la peau tout autour des pattes et, lentement, elle la tirait vers le bas. Une légère vapeur due à la condensation flottait au-dessus de la bestiole encore chaude, la peau se retournait laissant les poils à l’intérieur. Enfin, elles garnissaient ce manchon de paille afin qu’il séchât, remisé à la cave en attendant le marchand.
Ça ne nous traumatisait pas. Pas plus que lorsque on coupait la tête d’une poule trop vieille pour pondre : elle finissait en poule au pot et c’est tout ! C’était comme ça, les animaux qu’on élevaient étaient fait pour être bouffés, c’est tout... Simple comme la vie. Aujourd’hui, on ne s’émeut guère des gens qui meurent, mais il faut sauver Willy !

C’était aussi le moment de vendre les bouts de ferraille qui traînaient, parfois plus chanceux un bout de tube de plomb, une conduite remplacée, ou de vieilles fripes vendues au poids, pas bien cher tout ça. Cet argent-là, quelques thunes pas plus, c’était pour nous ! Aussitôt réinvesties dans des denrées de première nécessité : bonbecs, rouleaux de zan avec la petite perle, ou encore des couilles d’âne, tu sais ces grosses boules multicolores à la noix de coco.

Un cadre de bois sur le dos, dans ce cadre maintenu par des lanières de cuir des vitres de toutes dimensions : les grandes derrière, les plus petites devant. "VI…TRIIIIIIER !" qu’il gueulait en passant.
Putain la tentation : sortir mon lance-pierres, mon pigo comme nous l’appelions, choisir un beau barnum, tendre les élastiques à fond, des rouges, ceux des bocaux, viser lentement et... TZING les carreaux ! Mais je n’ai jamais osé, c’était vraiment trop gros, là j’aurais pris la volée du siècle !

A la crèèèème ! Sur son triporteur peint en vert voilà le marchand de cœur à la crème, petits suisses, et autres fromages blancs natures. Son "à la crème" était précédé d’un son de trompe, une espèce de corne en laiton, bien cabossée, dans laquelle il soufflait.
Immanquablement, il me faisait songer à Roland de Roncevaux se pétant les veines du cou (j’ai écrit COU) en soufflant dans son olifant. Il y avait dans mon bouquin d’histoire de France une image le représentant : Durandal plantée dans le rocher, et lui, en cotte de maille, soufflant dans le biniou comme un malade !
C’est curieux, le bonhomme se titillait la glotte en gueulant son "à la crèèèèème", ce qui le faisait chevroter comme une vieille bique ! Ma mère n’achetait jamais de ces fantaisies, c’est trop cher lâchait-elle laconiquement, et puis à la maison elle faisait cailler le reste de lait et en faisait un genre de fromage blanc, avec du sucre en poudre c’était vachement bon.

L’été, nous attendions le marchand de glace. Non, pas les glaces que l’on suce aujourd’hui : les pains de glace, qui servaient à refroidir les glacières, car point de réfrigérateurs, tu penses ! Ils sont arrivés beaucoup plus tard ! Le livreur s’arrêtait afin de laisser ses pains chez les deux épiciers du coin, qui faisaient également buvette.
C’est là que passait le rab des heures sup’ que les laborieux éclusaient le vendredi soir après la paye ! T’aurais vu la gueule des heures sups’ quand ils ressortaient de là !
Quand le glacier coupait ses pains, de longs parallélépipèdes de glace d’un mètre environ et de trente centimètres de coté, des petits éclats volaient. Lorsque armé de son poinçon il découpait des morceaux, nous récupérions ces éclats et les sucions, nos sorbets à nous, les mômes.

Des troquets, il y en avait... Disons presque un à chaque coin de rue, je n’exagère pas ! Oh, pas des BARS, ni des BRASSERIES, non, non, des bistrots, des buvettes, avec le p’tit bleu quasiment servi "à la pression", un truc bien râpeux qui t’flanquait la fièvre de Bercy plus sûrement que n’importe quelle autre bibine. Des vieux accrochés au bastingage sirotaient dans des verres à moutarde ce nectar sensé leur donner la jeunesse éternelle, car c’est bien connu : l’alcool conserve les fruits alors pourquoi pas un bonhomme !
C’étaient des troquets, qui faisaient épiceries. Enfin, quand je dis épiceries, ça n’était pas non plus Félix Potin ou Goulet Turpin (cherchez pas z’avez pas connu !) mais un petit comptoir, avec la balance Roberval et les poids en laiton sagement rangés dans leur boîte en bois, percée de trous de différents diamètres afin de les contenir. Le beurre à la motte, la machine à trancher le jambon, et sur les rayonnages quelques boîtes de conserves et des paquets de nouilles, café, sucre… Enfin l’indispensable pour le dépannage, car les vraies provisions étaient achetées au marché.

Un vieux boulanger passait aussi dans le quartier, un genre de fiacre vert pisseux, un bourrin bais tirait l’attelage. Un jour, il a pété un brancard, je vous ai déjà raconté cette anecdote. Après cet incident, on n’a jamais revu le bonhomme.

Pierrot, le livreur de journaux sur son vélo porteur. Nous, respectueux, nous l’appelions : M’sieur Pierrot. Une grande caisse de bois fixée à l’avant de son vélo, couverte d’une bâche de cuir et, sous cette bâche, les journaux, qu’il déposait chez les abonnés. On pouvait aussi le héler afin de lui acheter un canard. Sa femme tenait la librairie située sur la grande avenue. C’est là que j’achetais chaque semaine mon SPIROU. Je n’ai jamais aimé les abonnements, je préférais et préfère toujours entrer dans les librairies… L’odeur du papier fraîchement imprimé….

Et puis enfin, parfois, le dimanche matin : la fanfare, ou la clique, appelle cela comme tu veux. Cette fanfare passait dans notre quartier trois fois par an environ, c’était l’harmonie municipale. Celle d’Aubervilliers s’appelait : L’ETINCELANTE ! Ça ne s’invente pas un truc pareil. Au passage, tu remarqueras que je n’ai habité que des banlieues chics !
Tous les musiciens habillés de pantalons blancs et de vestes bleu marine, les cuivres étincelants. Devant le tambour major, qui rythmait la cadence avec son long bâton argenté, le porte étendard avec inscrit en lettres d’or : harmonie municipale DRANCY. Et, dessous, les armes de la ville (remplacées aujourd’hui par un logo à la con) : un mouton, sous lequel était écrit Derentacium. C’était la déformation de Terentius, le nom du propriétaire de ce territoire au temps de la Gaule Gallo-Romaine, et qui aurait donné son nom à Drancy. Je ne me souviens d’aucun logo car ils se ressemblent tous. Par contre, des armoiries à l’ancienne, je m’en souviens très bien. C’est con de vouloir être moderne à tout prix, on laisse faire n’importe quoi parfois au nom du progrès. Tu parles d’un progrès : une virgule rouge sur fond bleu, et il paraît qu’on paye ces merdes une fortune !
Nous suivions la clique durant quelques instants, sautant d’un pied sur l’autre, imitant les trompettistes ou les tambours, jusqu’au moment où, agacé, l’un des musiciens, s’arrêtant un instant de jouer, nous promette des coups de pied au cul si nous ne cessions pas nos singeries immédiatement.

D’ailleurs, on suivait tout ce qui passait dans notre pauvre rue, hors mis les corbillards qui ont été les derniers attelages que j'aie vus dans mon quartier. Ca nous flanquait un peu la pétoche, toutes ces tentures noires, ces femmes en grand deuil, chapeaux noirs, voilettes et tout l'attirail de la veuve éplorée.
Mais tous les autres y passaient, imitant à chaque fois le quidam qui venait proposer ses services. Ça n’était pas toujours à leur goût, mais ça n’était ni méchant ni irrévérencieux, juste un petit jeu, des petits plaisirs, des choses insignifiantes qui nous occupaient, et venaient rompre un instant le cours de nos jeux habituels.

14 commentaires:

  1. quelle expérience...

    tu dis si souvent que tu es vieux shnock ou je ne sais quoi
    ou je ne sais qui
    en fait je ne sais plus quelle expression tu as dit, en fait
    mais jamais de la vie comme dirait Marité !

    puis moi zaussi

    je ne suis pas si d'accord, raccord

    quand je te dis que tu es plus bien plus bien plusse d'jeune que moi, tu n'écoutes pas
    je le chanterai un jour, alors

    en te lisant d'accord, d'abord, ça sonne juste

    mais

    peau de lapin, jamais entendu ça
    il y avait bien un marchand de peau de lapin à Guérande
    - plusse de chiffons, pardon -
    dans la rue où j'allais à maternelle
    mais ça ne doit pas être ça, raté...

    pour les poules mon père les attachait et les saignait
    elles gigotaient cinq minutes un quart d'heure et s'arrêtaient
    au dessus de la mare
    on aimait pas trop ça en fait, donc ça le fait pas

    à la crème jamais entendu, moi c'était "à la fraiche !" des marchandes de sardines
    avec des longues brouettes (brancards), donc raté

    mince Spirou et les schtroumpfs, en petits livret à découper, le premier, c'était mon copain d'à côté, pas moi, moi c'était mickey, mince, oui, loupé

    et je n'ai joué que du clairon à fanfare de la Cambronnaise, merde alors

    lance-pierres jamais entendu mais j'avais un tire-boulettes c'est vrai, mais bon c'est de la chance là, un peu

    pour le reste c'est super bien restitué
    j'ai beaucoup aimé je dois dire

    ah les jeunes y savent faire la relève est assurée !










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    1. Cavalier : Bon on ne va pas se tirer la bourre pour une poignée d'années en plussss ou en moinssss ! Toi Guérande moi la banlieue proche de Paris, nous avons sans doute connu la même enfance, sans des "t'es où" ? Libre comme l'air le Jeudi, les cinoches de quartier, l'écran carré bordé de noir, et les films en noir et blanc, afin de rester dans le ton...

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  2. dis donc ! quel inventaire de petits boulots, et de toute une vie grouillante :)

    dans mon enfance, passait parfois dans la rue le rémouleur, et les "pagnots" (clochards en patois) étaient "utiles" dans le quartier car ils s'occupaient à aider les commerçants du marché couvert, contre de la nourriture ou une piécette

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    1. Tisseuse : ces banlieues n'étaient plus la campagne, mais pas encore des villes, une valse hésitation en quelque sorte... On danse ?

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  3. Tout comme les Américains avaient Davy Crockett l'homme qui n'a jamais peur nous avons ici Andiamo l'homme qui n'a jamais vieilli ! Toujours frais, observateur et espiègle comme un écolier du jeudi !

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    1. Joé : jamais vieilli !!! Merci, je me souviens très bien de mon enfance, et même de ce que j'ai mangé ce midi (crépinettes, lentilles) Alzheimer peut aller se faire foutre ! ];-D

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  4. c'est vivant, tendre et grandiose, tu nous parles d'un temps de la guerre des boutons où on égorgeait les lapins sans sourciller, et puis, dans toute cette gouaille, le détail qui touche le coeur, comme un mistral gagnant, " denrées de première nécessité : bonbecs, rouleaux de zan avec la petite perle " ... je me souviens... et je n'oublierai jamais, je me souviens que j'ai vu courir un canard sans tête, échappé à son bourreau

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    1. Emma : Nous ne faisions pas d'écologie, mais des économies, c'est mieux ! Tout se recyclait : papiers et boites de camembert dans le Godin, épluchures pour les poules et lapins, la cendre dans les allées, et je ne parle pas des couches démerdées à la main puis lavées...
      Alors nous n'étions pas écolos ?
      Quant à ton canard, il aurait fallu le ligoter, le canard enchaîné c'est bien connu ! ];-D

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  5. Je me suis régalée en te lisant cher Andiamo ! Je sens que tu nous décris tous ces petits métiers avec un grand plaisir pour notre plus grand plaisir aussi.
    Pas à dire : vous aviez plus de distractions dans la rue que nous dans nos campagnes.
    Ça, les enterrements,je connaissais. Comme nous habitions dans un bourg, il ne fallait pas sortir pour jouer ou traîner par là : ça ne se faisait pas. De toute façon, comme j'avais un peu peur de ces femmes en grand voiles de deuil qui pleuraient et gémissaient sans retenue, je restais à la maison.

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    1. Marité : il y en avait bien d'autres : le rémouleur, et sa carriole avec la meule animée à l'aide d'un pédalier, la matelassière, car on "refaisait" les matelas autrefois.

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    2. Oui. Une de mes voisines, quand j'étais enfant, refaisait aussi les matelas. Elle travaillait sur place, c'est à dire chez les gens et prenait ses repas chez ses clients. On améliorait l'ordinaire pour l'occasion. On coupait quelques tranches du jambon fumé suspendu dans la cheminée et on faisait le "bouilli" (pot-au-feu)comme pour la batteuse. Si tu n'avais pas précisé dans ta proposition de thème : vieux métiers de la rue, j'aurais parlé de la batteuse qui était une véritable fête même pour ceux qui travaillaient. ;-)

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    3. Marité : tu aurais pu parler de la batteuse... Dommage, je n'ai jamais assisté au battage, près de Paris à part battre le pavé !
      Mais j'en ai entendu parler.

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  6. Moi aussi j'ai vraiment aimé lire ces souvenirs d'antan !
    Merci merci merci +++++
    C'était une vie qui vivait quoi !!!
    (J'ai découvert au passage le marchand de pains de glace... )

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    1. Annick : on jouait dans la rue, pas de bagnoles, pas de téléphone (les fixes hein !) pas de télévision,j'ai vu arriver la télé vers 1953 ! Mais des copains, des billes, des lance pierres, et le petit cinoche de quartier.

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