mercredi 28 mars 2018

Joe Krapov - Les petits métiers


LA COMPLAINTE DU BOULEY ?

Quand j’étais marchand de quatre-saisons
J’avais, rue Lepic, ma vieille charrette
Et, le jour durant, criais à tue-tête
Aux vivantes qui passaient là
Pour vendre mes quatre saisons.

Quand j’étais marchand de quatre-saisons
Je vendais des hivers plus tranchants que des bibles
Et plus verts que le chou,
Des hivers à sonner le glas dans les campagnes,
Des rafales de vent à tocsingler les cloches
Et préférer faire fête au chaud.

Je criais :

Boules de neige ! Gants et cache-cols pour cours d’écoles ! Marrons glacés ! Qui n’a pas les marrons glacés ? Bâtons magiques pour étincelles de Noël ! Saint-Nicolas de pain d’épice ! Coquilles ! Crèches ! Sapins ! Guirlandes ! Au gui l’an neuf ! La bonne année ! Epiphanie ! Saint-Valentin l’amour au cœur ! Métro Glacière ! Filles du calvaire !


Quand j’étais marchand de quatre-saisons
Je proposais des printemps doux,
De la verdure à profusion,
De l’ancolie, du perce-neige,
Et des oublies, et du plaisir,
Du mimosa, du pont de mai, des œufs de Pâques.

Je criais :

Montées de sève ! Turgescence ! Qui n’a pas sa turgescence de printemps ? Boutons d’acné ! Demandez les rameaux du dimanche ! Lundi de Pentecôte ! Crocus, jonquilles ! Fruits de la passion ! Emois soudains ! Demandez l’émoi printanier, le seul l’unique ! Lapin de Pâques ! Carpe diem à marier ! Métro La Muette, Chemin vert, Jasmin et Porte des Lilas !

Quand j’étais marchand des quatre-saisons
J’offrais des étés plus vibrants que tout,
Des joies de Provence, parfums de vacances,
Des fruits et légumes couleurs d’arc-en-ciel,
Des chaleurs, des moiteurs et des Mistrals gagnants
Ou des petits vents rares et frais.

Je criais :

Ciel d’été ! Bleu intense ! Fruits de mer ! Coquillages ! Plantage de tente ! Camping des Flots bleus ! Quart d’heure américain ! Qui n’a pas son quart d’heure américain ? Demandez mon « Vas-y Jeannot » ! Suivez-moi jeune homme ! Bonheur du jour ! Oublies, plaisir ! Chants de cigale ! Nationale 7 ! Pétards de 14 juillet ! Noces de canotier bis ! Opium du peuple du 15 août ! Sieste crapuleuse ! Randonnée pédestre ! Métro Bel air, Gaîté, Plaisance !

Quand j’étais marchand de quatre saisons
Je vendais de l’automne en cachette
Sous le manteau d’un vieux salace
- On jouait « Bijoux de famille » au cinéma d’en face ! » -
Et j’holdupais ma clientèle avec les promesses frelatées
Et les couleurs enjolivées d’un inestimable bordel.

Je susurrais :

Brouillards premier choix ! Brumes OK ! Rentrée des classes ! Cours de récré ! Doigts pleins d’encre d’enfant pas sage ! Turbulence ! Ambulance ! Hôpital silence ! Enterrement de feuille morte ! Châtaignes grillées ! Citrouilles pour carrosse ! Cornets de marrons chauds ! Buffet de chêne sombre ! Poires cuites ! Vieilles pommes ridées ! Dans la famille « Veillée au coin du feu », demandez la grand’mère ! Cimetière de Toussaint ! Chrysanthèmes ! Fruits pourris ! Plaisirs boueux ! Oublies, oublies, oublies des amours de vacances, de l’été, du plaisir ! Fleuves impassibles ! Eaux noires d’Europe ! Fils dénudés dans la forêt ! Fourmis épargnantes ! Ecureuils roux et fous ! Métro Château rouge. Métro c’est trop !

Le temps a passé.
Maintenant que j’ai réussi
Je rachète des hypermarchés.

Pour le bonheur des actionnaires
J’étrangle des vies paysannes.

Métro Commerce ?
Marcel Sembat mais pas tant que ça
Car j’ai oublié le plaisir.

Ô monde en pleine déraison !
Parfois j’ai la mélancolie
Des marchands de quatre-saisons
Et je regrette ma charrette
Et les cris de la rue Lepic.

11 commentaires:

  1. Sûr Ségur as tu croisé dans ce joli numéro de mon cher métro, quelques filles se rendant au calvaire par un chemin vert ? Pour les voir je suis volontaire. ];-D
    Bravo Monsieur le Comte.

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  2. Magnifique ! Fluviale prose magnifique ! Et qui n'aurait pas déplu à un Leprest ou un Ferré... Moi, j'aime et je trouve cela rudement vrai, qu'on nous vole l'humanité jusque sous nos fenêtres et dans nos assiettes...

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  3. Superbe ! Notamment quand ta mélancolie met l'ancolie en lumière printanière. Bravo, Joe !

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  4. Quel ensorceleur ce marchand des quatre saisons ! Riche de vent et de l'air du temps. Qu'il revienne bien vite arpenter les rues avec sa poésie. Il manque...Bravo Joe, c'est très beau et je suis particulièrement sensible à ton texte.

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  5. c'est merveilleux, Joe, hivers tranchants, étés vibrants, je rêve d'écouter ton texte lu à deux voix, le narrateur et le camelot

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    1. Je vais m'efforcer de réaliser ton rêve, chère Emma. Ce sera sans doute une "camelote" mais j'espère que le résultat n'en sera pas (de la camelote !).
      Reviens demain dans cette zone de comm's si tu n'as peur de rien !

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    2. La version sonore promise à Emma et réalisée grâce à son aide est ici :

      http://krapoveries.canalblog.com/archives/2018/03/30/36276402.html

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  6. j'ai pensé à Léo Ferré moi aussi que j'ai cru un instant ressuscité

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    1. Fleuves impassibles ! Eaux noires d’Europe ! vient effectivement de Rimbaud et le CD de Léo Ferré chantant Verlaine et Rimbaud, emprunté dans ma bibliothèque la semaine dernière, enchante mes oreilles ! Bien vu, Loht et Tisseuse ! ;-)

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  7. C'est toute une vie ces quatre saisons... C'est très joli et très vrai.

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  8. Magnifiques, les quatre saisons d'oncle Joe.
    Vivaldi n'a qu'à bien se tenir !
    j'aime particulièrement l'été...
    ¸¸.•*¨*• ☆

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