mardi 27 mars 2018

Marité - Les petits métiers

Trente six métiers, trente six misères.

Réveillez-vous les gens ! Réveillez-vous, vous qui dormez !

Zélie tape fort dans ses mains autant pour se réchauffer que pour tirer du sommeil ses pratiques. Elle exerce le métier de réveilleuse depuis déjà longtemps à la préfecture. Il gèle. Les pavés luisent sous une pauvre lune trop pâle. Mais elle est parée. Elle a chaussé les vieux souliers à clous de son homme et endossé la pelisse doublée de laine de mouton offerte par Madame Josépha en échange de services rendus.

Elle déambule le long de la rue du Trech avec, coincée sous son bras gauche sa badine de noisetier. Elle l'utilise quand les fenêtres des personnes demandant à être tirées du sommeil au petit matin sont à sa portée. Elle frappe et attend que le client ouvre sa croisée et lui paye son écot. Oh, pas grand chose ! Quelques centimes. Mais Zélie ne se plaint pas. Elle connait son "monde". Et puis, d'autres occupations l'attendent tout au long de la journée pour garnir - chichement, c'est vrai, mais tout de même...- sa bourse et tenir jusqu'au bout du mois.

Au n°15, elle doit réveiller Monsieur Lecerf, le négociant en vin qui se rend à Bordeaux chaque semaine. Comme il loge au 3ème étage, difficile de se servir de son bâton. Elle sort alors de sa poche une sarbacane, saisit un petit caillou dans l'aumônière pendue à sa ceinture et habilement vise la fenêtre du 3ème. Monsieur Lecerf apparaît, son bonnet de nuit encore sur la tête: "Holà, la mère ! Grand merci ! " Et le brave homme referme aussitôt sa croisée sur le froid mordant. Il ne lance pas d'argent. Trop respectueux pour cela. Même des petites gens. Il lui donnera une enveloppe bien pourvue, elle "ne porte pas peine".

Zélie continue sa tournée. Toque, frappe, hèle. Tout le monde doit être à l'heure à la manufacture d'armes ou aux ateliers de tissage et de tannerie échelonnés le long de la Corrèze sous peine de licenciement.

Au n°21, elle jette un œil sur la fenêtre du père Grégoire. Pas commode, le bonhomme. Surtout après des soirées de beuverie. Un matin, les idées encore embrumées, il a vidé son seau de nuit sur la tête de Zélie parce qu'elle l'empêchait de dormir. Mais, malgré sa petite taille, cette dernière a du répondant. Ni une, ni deux, elle a cogné à la porte du malotru jusqu'à ce qu'il ouvre. Elle a vigoureusement secoué le Grégoire et lui a asséné son poing sur la figure. Depuis, il reste tranquille. Et Zélie ne manque pas de l'asticoter quand elle est d'humeur badine. Elle s'appuie au rebord de la fontaine qui fait face à la maison et crie : Oh ! Le Grégoire ? C'est-y que tu ronfles encore ? Viens donc, mon pépère, je m'en vas te servir un p'tit blanc. Comme tu les aimes. J'ai là de quoi te rafraîchir crie-t-elle en brandissant la cruche laissée là par une clampe.

Elle arrive enfin au bout de la rue et s'engage dans l'impasse où se trouve la "maison" de Madame Josépha. Ici, il ne faut pas faire de bruit : les filles dorment à cette heure. Zélie ferme les yeux quand elle croise un bourgeois qui sort subrepticement des lieux. Ah ! Elle en a vu des choses, ici mais rien ne franchira ses lèvres. Elle l'a promis à Madame. Elle restera muette comme une tombe. Elle a craché. Mais tout de même...Monsieur le Préfet lui-même fréquente le salon assidûment. Et même l'évêque qui - aux dires de sa préférée en veine de confidences lors de visites privées chez Zélie - vide quelques bonnes bouteilles à l'occasion. C'est-y pas Dieu possible ! Après ça, il ira prêcher le jeûne et l'abstinence à la cathédrale. Cochon va !

Il fait bon dans cette maison. Marie, la bonne, ne cesse de garnir les cheminées. Comme tous les matins, elle a gardé un grand bol de soupe chaude sur le coin du fourneau pour Zélie. Ça réchauffe. Mais il n'y a pas de temps à perdre. Zélie hisse sur son dos sa hotte en clisses de châtaignier laissée là la veille avec le linge propre de ces demoiselles. Elle emporte les dessous en dentelle et soie souillés qu'elle va aller laver au lavoir avant que les commères arrivent. De la discrétion a demandé Madame Josépha. Zélie aime bien Madame Josépha car cette dernière lui fait souvent des cadeaux en plus de l'argent donné pour le travail effectué. Il faut dire que Zélie rend beaucoup de services à Madame Josépha. Surtout à ses filles quand elles sont ...comment dire...dans l'embarras. Mais là, c'est une autre histoire. Il faut bien gagner son pain.

Zélie se presse. Elle a hâte de rentrer chez elle pour préparer un bon fricot pour son homme. Elle ne l'a pas vu depuis une semaine. Le métier de scieur de long d'Antoine implique qu'il se rende à Spontour pour préparer le bois destiné à construire des gabarres. Quand il revient, c'est la fête. Mais pas trop quand même. Il faudra être debout demain matin avant tout le monde pour toquer aux fenêtres du Trech.

7 commentaires:

  1. Ainsi Zélie portait une chaude pelisse ?
    Normal quand on sort de chez Madame Josépha ! ];-D

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    1. Rrrrroh ! Andiamo ! Suis choquée ! :-)))

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  2. décidément, elle sait tout faire Zélie, et surtout étriller les âmes alors qu'elles lavent le linge :)

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  3. C'était à une époque où les téléphones ne donnaient pas l'heure, ne prenaient pas de photos et ne découpaient pas les patates pour en faire des frites !

    Tu nous l'as très bien décrite, en jetant un tulle discret (ou pas !) sur certaines situations gênantes!

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  4. j'aime beaucoup cette maitresse
    femme réveil matin
    brossée là
    qui claironne
    à la baguette
    et tambourine
    en vraie femme orchestre

    j'ai adoré Marité


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  5. quelle belle histoire, forte et originale ! ce joli nom pour grimer le drame, que "faiseuse d'anges"

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  6. Merci à ceux qui ont lu et commenté mon texte. On écrit aussi pour cela ! ;-)

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