mercredi 21 mars 2018

Pascal - Ça m'a quand même coûté un bras


J’avais un bon collègue de travail avec qui j’avais pas mal d’affinités ; entre deux pénibles saisies sur nos ordinateurs de télé-relève, pendant la pause ou avant la reprise du boulot, on discutait souvent ensemble. Pince-sans-rire, il avait beaucoup d’esprit ; il conjuguait l’humour noir et l’autodérision comme un pis-aller ordinaire. Il aimait bien utiliser cette expression ; c’était son leitmotiv, sa signature, sa façon d’être…  

Il avait eu un grave accident de moto, à l’époque rebelle de sa jeunesse folle ; il n’en était pas sorti indemne… Toujours à fond, sur son puissant « Vmax », en empruntant la bretelle d’accélération de l’autoroute, il avait doublé un poids lourd par la droite. Malheureusement, trop près, aspiré par les turbulences du camion, il était passé sous ses roues, comme dans une moulinette broyeuse qu’on ne peut arrêter. Sa copine s’était fait écraser sous les essieux de la remorque. Tel un pénible purgatoire, tous les jours et toutes les nuits, il survivait avec ça sur la conscience. Lui aussi avait morflé dans ce terrible accident et c’est par le biais de l’embauche des travailleurs handicapés par l’Entreprise, qu’il avait eu ce poste…  

Marié et père de famille, à ses moments perdus, il retapait une vieille voiture, une « Daf », et chaque fois qu’il achetait une pièce, il nous ressortait sa phrase phare : « Ça m'a quand même coûté un bras ». Les gendarmes l’avaient coincé, un jour ; il s’était pris une forte amende, « du coût d’un bras », à cause du pommeau qu’il n’avait pas installé sur le volant. Il m’avait raconté son voyage aux Baléares, ses problèmes pour récupérer ses bagages à l’aéroport et le prix du billet qui, forcément, lui avait coûté… un bras…
Les cadeaux de Noël ? « Ça m'a quand même coûté un bras ! » L’anniversaire de la petite dernière ? « Ça m'a quand même coûté un bras ! » Le dentiste ?  « Un bras ! » Le resto ? « Un bras ! » La Saint Valentin ? « Un bras ! »…  

Droitier contrarié, comme un signe de grande indépendance, il portait toujours des chaussures lacées. Dès qu’il le pouvait, il allait tirer sa clope sous le porche de notre bâtiment ; il avait sa façon étonnante d’extirper sa cigarette du paquet et de craquer ses allumettes. Quand il regardait l’heure, sa gourmette et sa montre se choquaient à son poignet…  
Oui, Il cultivait le deuxième degré, ses sarcasmes et ses moqueries, comme on pratique la plaisanterie douteuse. Cette phrase fétiche, il aimait bien la ressortir lors des réunions, celle qui détendait l’atmosphère, tout en la rendant plus embarrassante encore. Fallait-il sourire, détourner nos regards de voyeurs, pouffer en silence ou passer outre sa boutade décalée ?...  

Ce terrible accident l’avait amputé d’un bras, coupé net en dessus du coude. Son moignon dépassait de sa chemisette à manches courtes. L’été, c’était comme un sexe en érection flasque qu’il exhibait malicieusement aux filles du Service…

10 commentaires:

  1. Je réalise l'avantage qu'on a lorsque tout ça ne coûte que la peau des fesses !

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  2. Et en plus il ne se mouchait pas du coude ! ];-D

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  3. Une impression de connaitre ce collègue... Ce besoin de cultiver le second degré voire plus pour supporter le regard de l'autre. ;/

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  4. Merci aux guignols pour leurs commentaires plein de ressources et leurs à-peu-près à propos... ;)

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    1. de quels guignols parles-tu Pascal ?

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  5. L'expression prend vraiment ici toute sa signification.
    Mais l'autodérision à outrance dans ce cas précis ne peut-elle pas devenir lassante parce que quand même un peu gênante ?

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  6. J'ai pas fait le compte, hein ? Mais avec tous les bras que ça lui a coûté, ce devait être un poulpe au départ, nan ? XD

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  7. Malgré le capuccino sur le bandeau des Impromptus on s'attend toujours en arrivant chez toi à ce que ton texte soit noir comme l'humour et serré comme la gorge.

    Et on n'est jamais déçu !

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    1. C'est une histoire vraie; j'ai très peu d'imagination... Merci pour ton com.

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