mercredi 30 mars 2016

Chri - Oeuf

Les œufs de Madame Alma

On dirait qu’on serait en guerre… J’avais passé l’après-midi à jouer aux petits soldats avec Cristiano, le fils des voisins, dans le jardin, sur le tas de sable laissé par Monsieur Basilio, son père, lors du chantier de la nouvelle véranda qu’il venait de construire en deux mois pleins avec mon grand–père, même qu’ils étaient bien fiers de leur travail ces deux là… Regardez les comme ils haussent le col disaient ma grand mère et Alma la femme de Monsieur Basilio qui était arrivée avec lui du fin fond du Portugal vers la fin des années soixante après s’être arrachés de leurs terres du Nord et pour fuir la dictature qui sévissait dans leur pays et parce qu’ils n’arrivaient plus à vivre de leur travail. Alors comme des milliers d’autres mal lotis, ils avaient choisi d’atterrir dans ce coin de banlieue parisienne, le plus grand bidonville de France. Les dix premières années n’avaient pas été roses mais au fur et à mesure, ça c’était arrangé et c’était de toutes les façons toujours mieux que là-bas. Un peu comme ce qui se passait maintenant, quoi. Si eux avaient été digérés, et comment, puisqu’ils étaient devenus une source de richesses, le pays pourrait bien en digérer d’autres qu'on ne nous raconte pas d'histoires disait mon grand-père en haussant les épaules… En vrai il disait "conneries" mais ma grand-mère n'aimait pas trop ça qu'il parle mal en notre présence...

- Hey les garchons, on dirait que vous avez bâti l’Arc de Triomphe, deschendez un peu ch’est qu’oune véranda, se moquait-elle en finissant de la poser, la moquette dans la véranda… On était le vendredi du week-end de Pâques et Alma n’en finissait pas de se rire d’eux, ce qui les laissait indifférents.
- Rrrigole, rrrrigole, en attendant tou en es bien countente de ta véranda, Madame Alma. Chaque année ou presque une pièce nouvelle s’ajoutait aux anciennes, ainsi le minuscule petit pavillon de l’origine était devenu une vaste maison. Son aspect extérieur était quand même un peu bizarre, avec ses grilles en fer forgé comme dans les châteaux suisses. Il faut dire que comme paysan, comme électricien, comme maçon, comme carreleur, comme peintre, comme plombier, Basilio avait tous les talents mais comme architecte décorateur, il lui restait quand même un paquet de progrès à faire.

En parlant de ça, il m’en faut pour dimanche ne cessait de lui rappeler Alma. Il m’en faut pour dimanche. À part Basilio, personne, ni ne savait, ni ne comprenait de quoi il s’agissait.
- Tou en auras, Madame Alma, oui, aussi étrange que ça puisse paraître Monsieur Basilio appelait Madame Alma, Madame Alma. Depuis toujours, pas seulement depuis leur arrivée en France.
- Tou en auras, t’inquiète pas. Tou n’a pas confianche ?
- Joustement, tou vois, je me fais du souci, Monsieur Basilio. On est vendredi Saint et je n’en ai plouch oun seul. Il m’en faut absoloument pour dimanch. Tou m’entends Monsieur Basilio ?

Mon grand-père, lui, ne disait rien, il ne voulait pas se mêler de leurs affaires. Il se contentait de vider la bière qu’ils avaient ouverte, comme ça pour la boire ensemble, pour fêter la fin du chantier, oun chtite brrriikol, et ne rien se dire. Juste être ensemble.

Et puis, d’un coup, Basilio a disparu. On ne l’a plus vu. Personne n’est allé voir dans la rue vers son camion, celui qui lui servait tous les jours. Dans le garage carrelé de blanc, la Mercédes, ancienne mais flambante y était bien garée. Elle n’en sortirait du reste qu’à la fin de Juillet, pour le retour au pays. On était tous sortis sur le trottoir quand on l’a entendu arriver du bout de la rue, il s’est garé comme il montait les murs, vite mais un peu de travers, il a coupé le moteur, un diesel hors d’âge qui fumait comme une centrale fatiguée et il en est sorti, un sourire comme une plage d’Algarve accroché au visage. Il tenait dans une seule main trois poules noires encore vivantes attachées par les pattes. Il s’est approché d’Alma qui le regardait faire les mains sur les hanches et, sans trop de précaution, il lui a balancé les trois poules aux pieds. Elle les a regardées un long, long, long, moment, sans se baisser pour les prendre, puis elle s’est tournée vers lui :

- Ma, ce n’est pas d’oune poule dont j’ai besoin c’est d’œufs qu’elle a dit fâchée, Madame Alma.

Et alors, a fait Basilio, si tou as une poule tou auras les œufs non ? Et si tou as trèch poules tou auras plouss d’œufs, non ?
Et en se tournant vers mon grand-père et nous qui assistions à la scène en nous retenant d’éclater de rire, en fonçant droit vers le frigo du garage où étaient entassées les Sagres, en levant les yeux au ciel pour le prendre à témoin, en en ajoutant comme au théâtre, il a crié :

- Ma, les femmes, les femmes pourquoi que vous z'êtes jamais countentes ?

6 commentaires:

  1. Quelle hichtoire ! j'en chuis toute ébouriffée !
    Bravo Monchieur Chri (ou madame ?)
    ¸¸.•*¨*• ☆

    RépondreSupprimer
  2. Ça décoiffe, une histoire pareille! Mais il faut l'avouer, certaines descriptions sont d'une justesse remarquable !

    RépondreSupprimer
  3. Dès lors que le paradoxe est usé, il vaut mieux avoir la poule que l'œuf et Basilio l'avait bien compris !

    RépondreSupprimer
  4. Très sympathique aventure; j'en souris encore... :)

    RépondreSupprimer
  5. J'espère que Monsieur Basilio a pris soin d'apporter à Madame des poules bien fraîches. Sinon, pas de "folar" ! Et qui ne sera pas countent du tout ?

    RépondreSupprimer
  6. @ Marité Et surtout pas de Pasteis de nata et là, là c'est le drame!

    RépondreSupprimer

Les commentaires sont précieux. Nous chercherons toujours à favoriser ces échanges et leur bienveillance.

Si vous n'avez pas de site personnel, ni de compte Blogger, vous pouvez tout à fait commenter en cochant l'option "Nom/URL".
Il vous faut pour cela écrire votre pseudo dans "Nom", cliquer sur "Continuer", saisir votre commentaire, puis cliquer sur "Publier".