lundi 28 mars 2016

Pascal - Œuf

L’œuf de Christophe Colomb 
 
J’étais dans le prestigieux couloir de l’Etat-major. Avec la moquette épaisse, la tapisserie un tantinet rococo et le silence feutré, cela ressemblait au cinéma l’Alhambra de ma petite ville. C’était presque aussi plein que l’infirmerie quand on revenait d’une journée de bord de mer. ‘Tain, les gars, ils s’étaient tous fait gauler endormis pendant leurs quarts de chambrée ou quoi ?... Même si l’union fait la force, je n’en menais pas large ; ce n’était pas l’heure de la mutinerie…

On ressemblait tous à des petits pioupious pris sur le fait d’envol de bêtises, sans pardon possible, à cause de trop de duvet et de pas assez de plumes... Un par un, on nous appelait devant le bureau du capitaine de frégate. Sur sa porte, en lettres d’or, c’était écrit : Commandant Darwin, comme l’éminent naturaliste.
De chaque côté de cette entrée, il y avait des bancs d’attente mais je n’arrivais pas à m’asseoir. Ici, c’était un autre monde, bien plus lointain que l’escale la plus dépaysante. Au sol, courait un tapis rouge s’égayant vers des portes sculptées de grand talent, sans doutes exécutées par des chevronnés charpentiers de marine.
Sur les murs, il y avait des immenses fresques de batailles navales, des têtes d’amiraux vainqueurs et notre pavillon tricolore battait partout des victoires d’horizon d’un autre temps. Des vaisseaux peints, les alignements de canons semblaient me tirer dessus… Etait-ce prémonitoire ?... Allait-on me fusiller ?... M’embastiller ?... Me renvoyer ?... Ou alors, allait-on simplement me pendre à une grande vergue, faire l’exemple de mon sommeil inexcusable, pour tenir éveillé les autres ?... 

J’étais impressionné par toute cette richesse de butin, bien loin de notre spartiate condition d’Arpète. C’est sûr, ils allaient me virer de cette Ecole ; avec tout le monde qu’on était, un de plus ou un de moins, qui verrait la différence ? Qui plus est, mes notes d’atelier n’étaient pas mirobolantes pour justifier un embryon de mansuétude de la part des hautes sphères derrière les portes de ce couloir. Ou alors, j’étais bon pour la prison. Ce bâtiment, aussi austère qu’imposant, nous attendait à l’entrée de notre Ecole. Les murs étaient si épais, entre l’intérieur et l’extérieur, qu’on avait déjà changé d’idée quand on regardait vers le dehors ou vers le dedans…

Abandon de poste, en temps de paix, cela valait bien la cour martiale et la peine de mort. Les barcasses devant l’Ecole servaient peut-être à nous emmener pour nous noyer dans les passes. Avec une gueuse attachée entre les pieds, un pater à la va-vite, une petite bousculade et hop ! Le tour était joué ! Tout à coup, j’ai compris le sens du mot buller…
En y repensant, je ne connaissais pas un arpète qui s’était fait surprendre pendant sa garde dans les dortoirs ! C’était un signe ! Ils avaient tous disparu corps et âme ! S’ils n’avaient pas refermé la porte du couloir, je crois qu’à cet instant de mes réflexions, je me serais enfui… De chaque côté des portes, il y avait des immenses cendriers fabriqués dans des douilles vides d’énormes canons ; je n’aurais pas aimé être en face des boulets qu’elles avaient envoyés. Je pouvais me voir dans leur reflet parfaitement briqué ; j’aurais pu me cacher dedans tellement elles étaient imposantes ou tellement j’étais maigrelet…
Derrière la porte, j’entendais gueuler ; le pauvre futur condamné passait un sale quart d’heure sous la vindicte aiguisée du cinq panaché. Tous ceux qui ressortaient de son bureau tiraient des gueules de six pieds de long, c’était un autre signe… Certains pleuraient sur leur avenir sabordé, d’autres regardaient le paysage des tableaux pour se raccrocher à quelque chose de tangible. Moi, j’avalais ma glotte. J’avais mis ma tenue de sortie repassée, aux petits soins, par ma mère. En tout cas, ce n’est pas sur mes vêtements qu’il allait me réprimander, le commandant des forces alliées…

« Apprenti Dupont ?... » C’est moi qu’on appelle ?... 
« Apprenti Dupont ?!... »
« Présent !... »

Je me suis avancé… Peut-être qu’ils allaient m’envoyer à Cayenne, à la rame ?... Ils allaient me torturer, me tatouer sur l’épaule le matricule de mes méfaits !... Au pain sec et à l’eau !... On y était déjà… La porte était ouverte, je suis entré…

Occupé à une tâche nébuleuse, il était là, le commandant des Punitions ; je ne sais pas s’il s’est rendu compte que j’étais planté devant lui. A la proue de son bureau porte-avions, il y avait un imposant fauteuil rembourré avec une tapisserie de grande valeur. Heureusement qu’il ne m’a pas proposé de m’asseoir, je n’aurais pas su où poser mes fesses entre tous ces motifs de Diane chasseresse, souriante, avec ses flèches aiguisées… Derrière lui, des grands drapeaux tricolores à la pointe effilée en or vantaient notre Ecole. L’*EAMF, l’Ecole des Apprentis Messieurs du Futur…
Même les rideaux étaient au garde-à-vous ! Quand un rayon de soleil pénétrait dans le bureau, il était rectiligne et il n’osait pas éclairer les bibelots ! Même la poussière avait quelque chose de solennel et la fumée de sa clope, amarrée au cendrier creusé dans une vertèbre de baleine, ne se hasardait pas à imaginer la moindre arabesque récréative...

Sur son bureau, c’était plein de choses extraordinaires. J’ai reconnu un coupe-papier taillé dans un os de Moby Dick, les deux presse-livres étaient des réas de la Belle Poule, l’abat-jour de sa lampe était en cuir de pirate et on voyait une carte au trésor entre les points cardinaux des omoplates, son stylo à plume de cormoran était plus gros qu’un barreau d’échelle de vigie, son sous-main était en peau de sirène et il le caressait souvent avec des gestes de connaisseur… Sur une étagère, façon poupées gigognes, s’alignaient des reproductions de mégalithes de l’Ile de Pâques. Malgré leurs sourcils froncés de statue, j’espérais un peu de mansuétude de leur part. Sur un mur, deux sabres d’abordage combattaient en interminable duel tandis qu’une grande maquette de bateau mouillait à l’ancre invisible… Là, dans une vitrine éclairée ! Le sextant du capitaine Haddock ! Le chadburn du San Pablo ! Un hublot du Nautilus ! La longue vue d’Edward Teach ! Un bout d’iceberg du Titanic pas encore tout à fait fondu ! L’œuf de Christophe Colomb ! Une demi-rame du Radeau de la Méduse ! Une mèche de cheveux d’Eric Tabarly ! Un pot de poudre de safran ! Un maillon rouillé de la chaîne d’ancre du Bounty ! Un collier de fleurs séchées de Tananarive !... Ce n’était pas de ma faute si j’avais une imagination d’Arpète !...

Lui, tranquillement, il mangeait un sandwich au jambon d’orque fumé et les miettes de l’arbre à pain tombaient sur sa cravate noire, tels des confettis d’antipodes… Il paraît qu’il les faisait venir à ses frais, tant ses multiples campagnes lointaines l’avaient rendu dépendant aux produits exotiques. A côté de moi, sur une table basse, des hippocampes à opercules multicolores s’ébattaient dans un aquarium de grand luxe. (Eau conditionnée, bulles multi-spires, varech comestible et rochers amphibies) Ce sont les plus rares ; (pas les aquariums, les hippocampes), issus du large des Galápagos, normalement, ils ne supportent pas le voyage mais avec le nom illustre imprimé sur la porte, je n’étais pas inquiet pour ces deux bestioles d’un autre monde. Derrière lui, une hure de murène empaillée semblait m’observer sans nulle concession apaisante… 

Il avait les yeux étranges, ce cinq panaché ; celui de droite était vert et celui de gauche était rouge et je me disais qu’il avait trop lu le code de la navigation maritime…  Comment allait-il me voir ? En rouge ou en vert ?... Quelle allait être sa sentence de régulateur des Méfaits, dans cette Ecole ? Le pilori ?... Les fers ?... Les corvées ?...  Allais-je être privé de dessert à la cantine même si on n’en avait jamais ? Ou privé de sortie, de télé, d’hébertisme, ou pire : rendu à ma famille ?... J’angoissais, j’avais mal aux chaussures tant je restais droit…

Dans un tableau, on voyait des personnages âgés, peut-être ses ancêtres. La mention racontait que la dame avait été bigoudène et marchande de bigorneaux avant d’opter pour la vente de bigoudis à deux vitesses à Cancale ; le monsieur avait été maraudeur, puis mareyeur avant de devenir maître artilleur sur le Redoutable. Tout dans cette pièce exaltait la réussite sociale et n’en était-il pas l’intrépide fleuron ?...

Il parlait breton sans accent ; il m’a fait un laïus digne d’un discours de quatorze juillet, un soir de Trafalgar. Il avait le visage buriné, le capitaine de frégate. C’est comme s’il avait assisté à toutes les tempêtes des Océans en tant que figure de proue de ses bateaux… 
Sur sa chemise était placardées des décorations qui en disaient long sur sa carrière de grand marin. N’en connaissant aucune, je supputais sur celle du Prince de l’Algue, du roi des Hauts Fonds, du chevalier de la Bernique, du parrain des Grands Bancs, du ministre des Abysses, de grand chambellan de Poséidon, de détenteur des palmes de l’APV (Académie des Poissons Volants), etc. Sur ses manches, on voyait même ses sardines alignées en rang d’or et d’argent…

Il lisait mon livret militaire et examinait mes notes d’atelier. En moins de temps qu’il n’en faut à un matelot pour compter une coudée, ou à un choufe pour chiquer une mousse (boire une bière), il en avait fait le résumé. Il était dubitatif, le bourreau des Arpètes ; en une seconde, il pouvait briser ma carrière de marin dans l’œuf… Avec cette coquille d’endormissement, il allait me renvoyer dans ma famille et c’en serait fini des futurs embruns de la mer, des rires et des copains, de nos chansons de marins et de mes ampoules dans les mains… Il avait un léger strabisme et le rouge et le vert se mélangeaient quand il me regardait. Peut-être qu’il me voyait outremer ou indigo ou bien même céruléen…

« Allez, déconne pas, commandant ! Ne me fais pas fusiller !... Je me suis endormi au milieu de mes collègues qui dormaient, et alors ?!... T’imagines ? J’avais, comme seule cadence, les ronflements épais des autres Arpètes, pour rester éveillé dans le noir !... T’imagines, un instant, ce supplice de Tantale ? Les étoiles de ma lucarne, c’était des jeux de piste qui m’emportaient inéluctablement jusque dans ma bannette ! Il ne t’a jamais pris des envies de sommeil qui te débordent tellement que ce n’est même plus toi qui commandes à ta carcasse ?!... Tu nous fais lever à six heures, avec tes orchestres de clairons tonitruants, on s’active toute la journée comme des forcenés, entre les limes et les étaux, et le soir, on révise nos leçons jusqu’à plus d’heure ! Hé, monsieur le super galonné de toutes les Mers et de tous les Océans, je n’ai que seize ans à l’horloge de mon temps de Vie !...

Allez, déconne pas Darwin, moi aussi, à ma façon, je fais partie de l’Evolution de l’espèce. Tu vas m’empêcher des escales extraordinaires, des levers de soleil sur la mer, ceux qui coupent le souffle, ceux qu’on se rappelle quand plus rien ne retient, et des vahinés affolantes avec leurs fleurs hospitalières comme seuls vêtements ! Tu vas me renvoyer dans mes foyers sans un espoir, sans futur à colorier ! La Drôme, c’est beau que si on a bourlingué toute sa vie, avant !...

Mais non, tu ne peux pas me faire ça ! J’ai des potes de dortoir, aujourd’hui, c’est à la vie à la mort ! On partage nos clopes, nos plateaux, nos colis, nos rêves !... Moi, je n’ai jamais de colis mais j’ai toujours plein de rêves !... Maman, enfin… ma mère sait plier tout mon sac au carré ! Tu ne vas pas la décevoir, quand même ! Mais ta punition de grand maître d’internat, c’est de la bagatelle, en comparaison de ce qui m’attend à la maison, si mon père me laisse rentrer !... Allez, déconne pas, monsieur l’officier supérieur du Destin des Arpètes ! Même au Lycée Technique, ils ne me veulent pas pour fabriquer leurs putains de godasses !...

Tu sais, dans la lucarne de cette fameuse nuit, j’ai reconnu ma bonne étoile ! Dans son élan de météore, elle m’a prédit un avenir de conquistador ! J’ai vu toutes mes futures escales dans les crépitements de ses paillettes d’or !...
Tu verras ! Je serai un bon mécano ! Je serai toujours le premier à la relève de quart ! Jamais je ne fermerai un œil devant les manos des **pignates ! Tu seras fier de ta confiance que tu auras misée sur moi ! Même seul, je ramènerai ma chaufferie à bon port ! Je porterai la légende de cette Ecole, même à soixante ans, avec des souvenirs de mots, comme tes placards de décorations : tout en couleur ! Oui, promis juré, je vais m’appliquer, avec ma bâtarde, je serai l’empereur des traits croisés ! Arcole, Iéna, Wagram, Austerlitz, je serai le Napoléon des côtes, du trusquin et de la sanguine !... »

Tout ça, décemment, je ne pouvais pas lui dire mais je crois que c’est ce qu’il lisait dans mes yeux, pendant son interrogation muette. A sa traduction Bleu de France, il avait déjà ses conclusions. Il me punit de six jours de prison en encre sympathique qui s’effacerait au sortir de cette Ecole. Mes parents ne sauraient jamais rien de cette faute de fatigue.
Moi aussi, j’aurais droit aux tempêtes et j’allais naviguer sur toutes les mers, de Shanghai à Papeete sur un escorteur ou sur une goélette, en portant haut notre pavillon… notre pavillon des Arpètes…

*EAMF : Ecole des Apprentis Mécaniciens de la Flotte à Saint-Mandrier
 **pignates : chaudières

9 commentaires:

  1. Wouaou ! Quelle verve ! C'est impressionnant.
    je ne sais ce que j'ai le plus aimé, si c'est tes descriptions picaresques de la cabine du chef, ou ton humour décapant (les rideaux au garde -à-vous, j'adore ! ou bien encore les mille suppositions de notre arpète qui se demande à quelle sauce il va être mangé.
    Drômoise d'adoption et niçoise de par ma mère, certains passages m'ont particulièrement interpellée.
    Bref, j'en suis comme deux ronds de serviette.
    Bises célestes
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  2. Un texte qui fait voyager, sans être marin pour autant...

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  3. Un pioupiou, juste sorti de l'œuf qui tremble devant l'autorité. Ce souvenir t'a marqué je pense. Si toutefois le jeune arpète était toi. Mais je crois que oui.

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  4. Merci pour ton commentaire, Anne.

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  5. Il me semblait bien que c'était un connaisseur ! Presqu'une épopée. ...

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  6. Une truffade ce texte ! (tiens, Google connaît pas "truffade" ! mwef)
    On n'y croît bien vite plus du tout à l'inquiétude du narrateur, tant les trésors intérieurs qu'il puise dans les amas extérieurs portent en eux la résolution suprême : le détachement (pas militaire, hein ?) ;))

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