Jeanne aime cette coutume ancienne, venue du fond des âges où se mêlent étroitement sacré et profane. Pour rien au monde elle ne voudrait manquer ce moment si singulier des réveillés.
Depuis
qu'un couple de jeunes, qu'elle trouvait un peu fous au début a fait ressurgir
depuis une vingtaine d'années cette tradition de Pâques, elle attend le soir du
vendredi saint avec impatience.
Cette
pratique, qu'elle avait connue dans sa jeunesse vient de renaître pour son
grand plaisir. Et elle les aime, ces jeunes gens qui viennent la voir souvent
pour lui faire raconter son passé, l'entendre chanter des vieux airs qu'elle
n'a pas oubliés et qu'elle leur transmet fièrement.
Pour
un peu, si ses doigts déformés par l'arthrose le lui permettaient, elle
reprendrait bien sa quenouille pour leur montrer comment filer la laine. Mais
tu n'y penses pas Jeanne, la laine pour filer, il n'y en a plus depuis
longtemps.
Elle
a préparé une corbeille d'œufs qu'elle a soigneusement mis de côté toute la
semaine pour les donner aux visiteurs de cette nuit très particulière. Le feu
crépite dans l'âtre. Elle a mis une grosse bûche qui tiendra bien une partie de
la soirée. Malgré ses 90 ans, elle ne sent pas la fatigue. L'excitation la
tiendra éveillée. Et puis, elle pourra dormir tout son saoul demain.
Le
vin chaud, parfumé à la cannelle, qu'elle a préparé tantôt, est posé au coin de
la cuisinière à bois pour ne pas refroidir. Il embaume toute la cuisine et
monte un peu à la tête de Jeanne.
Reveliaz vous, amis
Réveillez vous, amis
Aura
es l'oura.
C'est l'heure.
Vesez
la mort que ronla, Voyez la
mort qui rôde
Que
ronla eitour de vous. Qui rôde autour de vous.
Ela
fai couma l'oumbra, Elle
fait comme l'ombre
Ela
vous seg pertout. Elle
vous suit partout.
Ils
sont là. Juste derrière sa porte. Jeanne ne bouge pas. Elle écoute cette
plainte étrange et lente qui célèbre la mort du Christ. Ce chant syncopé,
psalmodié dans la nuit l'émeut profondément. Elle essuie les larmes qui coulent
sur ses joues et se redresse.
Bien
vite, un autre air succède au premier, beaucoup moins lugubre, plus vif. Les
violons et l'accordéon l'accompagnent.
Dounaz nous quauques uòus
Donnez nous quelques œufs
Ma bouna femna Ma bonne femme.
Fasez lous
nous passar Faites les
nous passer
Per la fenestra.
Par la fenêtre.
Se
de fenestra n'i a,
S'il n'y a pas de fenêtre,
Drubez la porta. Ouvrez la porte.
E
se de porta n'i a, Et s'il n'y a pas de porte
La chatounieira. La chatière.
Jeanne
ouvre grand sa porte et une dizaine de personnes entre dans sa cuisine. Tout le
monde trouve une petite place. Les musiciens jouent et chantent des airs que
Jeanne leur a appris tout en dégustant le vin chaud. La brave femme est rouge
de plaisir et les embrasse tous. Ils ne s'attardent pas. D'autres villages et
d'autres foyers les attendent. La nuit sera longue pour les joyeux lurons et
luronnes. Une jolie demoiselle tend son panier où Jeanne dépose ses œufs et
elle ajoute à son offrande une bonne bouteille de vin pour la fête du petit
matin.
Jeanne
peut aller se coucher. Elle va penser au temps de sa jeunesse où, elle aussi,
elle faisait la quête aux œufs qui se terminait
à l'aube par une grosse omelette garnie de cèpes, de jambon fumé.
Elle
est très heureuse qu'après toutes ces années perdues, des jeunes prennent la
relève pour perpétuer les traditions. Elle les y aidera jusqu'au bout.
Très jolie, cette évocation d'une coutume moins légère que ce que l'on pourrait croire.
RépondreSupprimerLe personnage de Jeanne est très attachant et plein d'émotion. J'ai beaucoup aimé.
¸¸.•*¨*• ☆
Merci Célestine. Sympa.
RépondreSupprimerJe ne connaissais pas cette tradition de la tournée de la quête des oeufs, la nuit, en frappant aux portes et en chantant.
RépondreSupprimerTu la fais revivre avec Jeanne de façon touchante.
Jolie tradition. Merci de l'avoir évoquée.
RépondreSupprimerJe ne connaissais pas cette tradition ...mais elle est proche des gamins qui faisaient tourner les tartelles en remplacement des cloches parties à Rome....
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup cette ambiance de terroir et cette coutume ancestrale. C'est bien raconté et ce fut un plaisir de lecture.
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