mercredi 23 mars 2016

Pascal - Titres de romans

Les catastrophes sereines

Le jongleur de mots enjôleurs 

lls arrivent toujours un peu après moi ; ils s’installent toujours à la même table et c’est toujours la même commande qu’ils réclament au jeune serveur. D’ailleurs, quand il voit arriver le couple à travers les vitres, il est déjà en train de préparer leurs consommations.

Quand ils rentrent dans le bistrot, l’homme lui tient la porte, il la débarrasse de son manteau, il lui avance sa chaise, il s’enquiert du moindre de  ses tracas. Faible et fragile, elle traîne ses pantoufles sur le carrelage comme si elle n’avait plus la force de lever les pieds. Elle porte un bonnet tricoté orange fané sur la tête qui emprisonne mal ses cheveux gris. Enfermés dans de larges montures d’écaille, les verres de ses lunettes sont si épais que, de ma table, je peux distinguer la couleur de ses pupilles et des grosses larmes transparentes qui ne tombent jamais. Ses chaussettes montantes en laine ont du mal à rester tendues le long de ses jambes, tellement elles sont fluettes. Dehors, le moindre coup de vent furieux, dedans, la moindre bousculade, et elle se retrouverait par terre. Etiolée de l’intérieur, elle paraît fatiguée comme si la vie l’avait définitivement épuisée avant l’heure. Pas encore complètement vieux, ils se ressemblent pourtant ; à force de mimétisme, d’habitudes, de silences connivents, ils se complètent, ils forment un Tout, un Monde, un Univers ; les années bonnes et les années mauvaises se lisent sur les rides de leur visage.

Non, ils ne sont pas silencieux comme les vieux couples qui n’ont plus rien à se dire. C’est lui qui entretient la conversation parce qu’elle, elle ne parle pas ; ses sourires, ses grimaces, ses brouillards dans les yeux, ses dodelinements de la tête, sont ses seules réponses. Et lui, les peines, les joies, les simagrées, il traduit tout. Il lui babille des mots qu’elle seule comprend, des mots d’un langage confidentiel, appris depuis les bancs du mariage, sur les chaises de salles d’attente, des mots de courage, des mots qui enjolivent la vie jusqu’à ce qu’elle devienne irrémédiablement un supplice. Il est son mentor et jamais il ne s’épuise ; elle est sa plus fidèle auditrice et jamais elle ne s’ennuie. Vaille que vaille, il a traversé la vie avec elle et si elle porte tous les stigmates de la sénescence, c’est lui qui est malade, à cette heure d’Alzheimer.

Elle, on dirait qu’elle est déconnectée de l’environnement ; toutes les choses alentour n’ont pas l’heur de la concerner. Les bruits du bistrot, le vapeur sifflante du perco, les bonjour des entrants, les au revoir des sortants, les bruissements du journal, les cliquetis de la monnaie sur les tables, tout lui est complètement égal. Lui seul peut encore comprendre ses quelques clignotements d’yeux ; il est son corps, il est son âme, il est son maître d’école, il est son Dieu, son prince charmant espagnol. Comme une source de jouvence, il est intarissable. Il lui raconte des choses qu’elle doit aimer parce qu’elle sourit à l’intonation de sa voix.

Parfois, il l’embrasse d’un petit baiser sur la bouche, offrant à sa belle ce moment de tendresse ; parfois, comme une becquée exigeante, elle lui tend ses lèvres pour réclamer un autre moment d’affection. Il ne lui laisse pas un instant de répit ! Il l’intéresse à la première page du journal, au cycliste qui descend la place, aux passants qui déambulent, aux volutes de fumée de son café !

Toute racrapotée, lentement, elle se tasse sur sa chaise. Rien ne la retient au présent que son chantre polichinelle singeant l’Aventure à chacun de ses propos allègres. Elle le regarde, non, elle l’admire. Tout entière, elle est dévolue à son serviteur de chaque seconde, au seigneur de son anneau d’or au doigt.

Elle est comme charmée par toutes les gesticulations de son prestidigitateur ; impressionnée, envoûtée, hallucinée, elle le suit des yeux jusque dans son monde fabuleux. Quand il ne parle plus, il lui tient la main et ses seules pressions dans sa menotte sont encore d’autres explications d’argonaute. Discrètement, il lui essuie la bouche d’une bave contemplative ou des quelques fuites de gouttes de café sur son menton.

Au Théâtre subjuguant, il se relance d’un nouvel acte ! Lui seul réveille encore son intérêt ; il est un carnaval de facéties ! Un véritable clown attentionné ! Un jongleur de mots enjôleurs ! Il serait capable de faire fleurir tous les massifs de la ville pour l’amuser au feu d’artifice des premières couleurs printanières ! Il pourrait déclencher tous les arrosages automatiques des squares pour qu’ils concoctent des arcs-en-ciel mirobolants devant les yeux de sa dulcinée ! Il pourrait orchestrer tous les oiseaux des platanes et leur réclamer une symphonie pastorale ! Jamais il ne s’épuise ; jamais il ne reprend son souffle ; jamais il ne se lasse.

Il l’accapare encore pour la sortir de la léthargie latente dans laquelle elle s’enfonce dès qu’elle n’est plus sollicitée. Ici, c’est le petit gamin, délivré de la main de sa maman, qui joue à la marelle improvisée sur les pavés de la place ! Là, c’est une troupe de pigeons qui s’abreuve à la fontaine en roucoulades de belles révérences ! Il lui montre les cabrioles incessantes des feuilles de platane poussées par le vent ; il lui explique le coin de soleil prisonnier dans l’antenne de télé ; il lui raconte le temps qui passe quand notre Jacquemart chante les heures. Tout est beau ; elle s’émerveille ! Si un visage d’enfant se colle contre la vitre, c’est son reflet de petite fille qu’elle voit !
Si elle est prise d’un orage de vague à l’âme soudain, vite, il la prend dans ses bras ! Il se colle à elle pour que leurs joues se touchent ! Il la regarde dans les yeux pour l’hypnotiser avec ses mille sornettes de vieux galant ! Entre ces deux êtres aimants, entre ces deux vieux amants, le pire ordinaire est encore le meilleur … et je les envie …  

9 commentaires:

  1. Ils sont si touchants ces deux là! Merci de nous les avoir fait connaître!

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  2. Que de sérénité dans cette inéluctable catastrophe qu'est la vie qui passe

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  3. Un très beau texte, touchant, j'ai bien aimé la chute.

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  4. C'est affreux car Alzheimer va le rattraper, c'est fatal !

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  5. Arpenteur d'étoiles24 mars 2016 à 11:13

    c'est à la fois effrayant et formidablement émouvant. cet amour qui dure et se prolonge encore, malgré le vide de l'esprit et l'oubli de la vie ...

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  6. Respect, Pascal !
    C'est du grand art, de faire vivre devant nous ce couple qui se délite et pourtant tient bon.
    Bravo.
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  7. Il existe encore des couples que rien, pas même cette saleté d'Alzheimer, ne peut détruire. C'est beau et émouvant de voir comment celui des deux qui n'est pas atteint fait un rempart de son corps, de son esprit pour protéger l'autre.
    Un très beau texte Pascal.

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  8. Il y a quelque chose de tellement fort qui les relie ces deux là, et que tu sais si bien faire passer, que la lectrice que je suis a tremblé d'émotion devant le merveilleux qui s'en dégage.
    Tout comme Célestine, respect, Pascal !

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  9. Bravo Pascal, je l'ai relu avec un grand plaisir et toujours la même émotion. Oui c'est bien ça le véritable amour... Et tu as l'art de le décrire et le rendre vivant pour tes lecteurs. Merci Pascal !

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