Le jongleur de mots enjôleurs
lls
arrivent toujours un peu après moi ; ils s’installent toujours à la même table
et c’est toujours la même commande qu’ils réclament au jeune serveur.
D’ailleurs, quand il voit arriver le couple à travers les vitres, il est déjà
en train de préparer leurs consommations.
Quand
ils rentrent dans le bistrot, l’homme lui tient la porte, il la débarrasse de
son manteau, il lui avance sa chaise, il s’enquiert du moindre de ses tracas. Faible et fragile, elle traîne ses
pantoufles sur le carrelage comme si elle n’avait plus la force de lever les
pieds. Elle porte un bonnet tricoté orange fané sur la tête qui emprisonne mal
ses cheveux gris. Enfermés dans de larges montures d’écaille, les verres de ses
lunettes sont si épais que, de ma table, je peux distinguer la couleur de ses
pupilles et des grosses larmes transparentes qui ne tombent jamais. Ses
chaussettes montantes en laine ont du mal à rester tendues le long de ses
jambes, tellement elles sont fluettes. Dehors, le moindre coup de vent furieux,
dedans, la moindre bousculade, et elle se retrouverait par terre. Etiolée de
l’intérieur, elle paraît fatiguée comme si la vie l’avait définitivement
épuisée avant l’heure. Pas encore complètement vieux, ils se ressemblent
pourtant ; à force de mimétisme, d’habitudes, de silences connivents, ils
se complètent, ils forment un Tout, un Monde, un Univers ; les années
bonnes et les années mauvaises se lisent sur les rides de leur visage.
Non,
ils ne sont pas silencieux comme les vieux couples qui n’ont plus rien à se
dire. C’est lui qui entretient la conversation parce qu’elle, elle ne parle
pas ; ses sourires, ses grimaces, ses brouillards dans les yeux, ses
dodelinements de la tête, sont ses seules réponses. Et lui, les peines, les joies,
les simagrées, il traduit tout. Il lui babille des mots qu’elle seule comprend,
des mots d’un langage confidentiel, appris depuis les bancs du mariage, sur les
chaises de salles d’attente, des mots de courage, des mots qui enjolivent la
vie jusqu’à ce qu’elle devienne irrémédiablement un supplice. Il est son mentor
et jamais il ne s’épuise ; elle est sa plus fidèle auditrice et jamais
elle ne s’ennuie. Vaille que vaille, il a traversé la vie avec elle et si elle
porte tous les stigmates de la sénescence, c’est lui qui est malade, à cette
heure d’Alzheimer.
Elle,
on dirait qu’elle est déconnectée de l’environnement ; toutes les choses
alentour n’ont pas l’heur de la concerner. Les bruits du bistrot, le vapeur
sifflante du perco, les bonjour des entrants, les au revoir des sortants, les
bruissements du journal, les cliquetis de la monnaie sur les tables, tout lui
est complètement égal. Lui seul peut encore comprendre ses quelques
clignotements d’yeux ; il est son corps, il est son âme, il est son maître
d’école, il est son Dieu, son prince charmant espagnol. Comme une source de
jouvence, il est intarissable. Il lui raconte des choses qu’elle doit aimer
parce qu’elle sourit à l’intonation de sa voix.
Parfois,
il l’embrasse d’un petit baiser sur la bouche, offrant à sa belle ce moment de
tendresse ; parfois, comme une becquée exigeante, elle lui tend ses lèvres
pour réclamer un autre moment d’affection. Il ne lui laisse pas un instant de
répit ! Il l’intéresse à la première page du journal, au cycliste qui descend
la place, aux passants qui déambulent, aux volutes de fumée de son café !
Toute
racrapotée, lentement, elle se tasse sur sa chaise. Rien ne la retient au
présent que son chantre polichinelle singeant l’Aventure à chacun de ses propos
allègres. Elle le regarde, non, elle l’admire. Tout entière, elle est dévolue à
son serviteur de chaque seconde, au seigneur de son anneau d’or au doigt.
Elle
est comme charmée par toutes les gesticulations de son prestidigitateur ;
impressionnée, envoûtée, hallucinée, elle le suit des yeux jusque dans son
monde fabuleux. Quand il ne parle plus, il lui tient la main et ses seules
pressions dans sa menotte sont encore d’autres explications d’argonaute. Discrètement,
il lui essuie la bouche d’une bave contemplative ou des quelques fuites de
gouttes de café sur son menton.
Au
Théâtre subjuguant, il se relance d’un nouvel acte ! Lui seul réveille
encore son intérêt ; il est un carnaval de facéties ! Un véritable clown
attentionné ! Un jongleur de mots enjôleurs ! Il serait capable de
faire fleurir tous les massifs de la ville pour l’amuser au feu d’artifice des
premières couleurs printanières ! Il pourrait déclencher tous les
arrosages automatiques des squares pour qu’ils concoctent des arcs-en-ciel
mirobolants devant les yeux de sa dulcinée ! Il pourrait orchestrer tous
les oiseaux des platanes et leur réclamer une symphonie pastorale ! Jamais
il ne s’épuise ; jamais il ne reprend son souffle ; jamais il ne se
lasse.
Il
l’accapare encore pour la sortir de la léthargie latente dans laquelle elle
s’enfonce dès qu’elle n’est plus sollicitée. Ici, c’est le petit gamin, délivré
de la main de sa maman, qui joue à la marelle improvisée sur les pavés de la
place ! Là, c’est une troupe de pigeons qui s’abreuve à la fontaine en roucoulades
de belles révérences ! Il lui montre les cabrioles incessantes des
feuilles de platane poussées par le vent ; il lui explique le coin de
soleil prisonnier dans l’antenne de télé ; il lui raconte le temps qui
passe quand notre Jacquemart chante les heures. Tout est beau ; elle
s’émerveille ! Si un visage d’enfant se colle contre la vitre, c’est son
reflet de petite fille qu’elle voit !
Si
elle est prise d’un orage de vague à l’âme soudain, vite, il la prend dans ses
bras ! Il se colle à elle pour que leurs joues se touchent ! Il la
regarde dans les yeux pour l’hypnotiser avec ses mille sornettes de vieux
galant ! Entre ces deux êtres aimants, entre ces deux vieux amants, le
pire ordinaire est encore le meilleur … et je les envie …
Ils sont si touchants ces deux là! Merci de nous les avoir fait connaître!
RépondreSupprimerQue de sérénité dans cette inéluctable catastrophe qu'est la vie qui passe
RépondreSupprimerUn très beau texte, touchant, j'ai bien aimé la chute.
RépondreSupprimerC'est affreux car Alzheimer va le rattraper, c'est fatal !
RépondreSupprimerc'est à la fois effrayant et formidablement émouvant. cet amour qui dure et se prolonge encore, malgré le vide de l'esprit et l'oubli de la vie ...
RépondreSupprimerRespect, Pascal !
RépondreSupprimerC'est du grand art, de faire vivre devant nous ce couple qui se délite et pourtant tient bon.
Bravo.
¸¸.•*¨*• ☆
Il existe encore des couples que rien, pas même cette saleté d'Alzheimer, ne peut détruire. C'est beau et émouvant de voir comment celui des deux qui n'est pas atteint fait un rempart de son corps, de son esprit pour protéger l'autre.
RépondreSupprimerUn très beau texte Pascal.
Il y a quelque chose de tellement fort qui les relie ces deux là, et que tu sais si bien faire passer, que la lectrice que je suis a tremblé d'émotion devant le merveilleux qui s'en dégage.
RépondreSupprimerTout comme Célestine, respect, Pascal !
Bravo Pascal, je l'ai relu avec un grand plaisir et toujours la même émotion. Oui c'est bien ça le véritable amour... Et tu as l'art de le décrire et le rendre vivant pour tes lecteurs. Merci Pascal !
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