Tout
était en déséquilibre. Le monde, les hommes, la vie. L’Europe était en sang. Les
ravages de la guerre, l’inéluctable avancée des hordes nazies, les premiers
résistants. Lui, avait été requis pour aller travailler en Allemagne.
Et
pourtant il y eut aussi des moments de grâce.
L’envol
des grues cendrées depuis les vorgines bordant le grand fleuve et l’incroyable
bruit de ces milliers d’ailes battant l’air sec et froid. Ou encore la mélodie
plaintive d’un violon tzigane surgi de nulle part, lors d’un séjour le long des
quais de Breslau.
Mais
il y eut le froid, l’humidité, les aboiements du chef de pont, la solitude, la
peur peut-être. Il y eut aussi cette vision fantomatique, ancrée à jamais dans
son esprit. Dans une brume blanche, des files d’hommes décharnés, en pyjama
rayé, marchant sur les chemins de halage. Le claquement assourdi des ordres
secs. Des formes à peine apparues, aussitôt mangées par le brouillard. Puis
leur lent dépassement et le regard qui les cherche encore, longtemps après.
Dans
sa tête, des musiques pour tenir et se rappeler avant, et la volonté absolue de
fuir. Breslau, Stettin, l’Oder, frontière liquide entre Allemagne et Pologne,
Stettin, Breslau. Le temps qui coule au fil des eaux grises. Les écluses
interminables et, dans les ports, les grincements tristes des grues chargeant
charbon ou minerai dans le ventre de la péniche noire.
Un
jour, la découverte de la crainte souveraine des maîtres : celle de la maladie,
de l’épidémie. Alors le plan échafaudé. Feindre la souffrance, la faiblesse. Se
fabriquer une toux rauque. Se sous-alimenter en secret. Espérer des vertiges
soudains.
A
la prochaine étape, visite médicale. La nuit précédente, des cigarettes de
mauvais tabac roulées dans du papier, puis trempées dans de l’huile de vidange.
Les fumer en retenant sa respiration. Sentir l’odeur épouvantable. La fumée qui
brûle les poumons. Tenir. Garder le poison qui tapisse les bronches. Ne pas
tousser. Ne pas rejeter. Une et puis une autre et une autre encore.
Chez
le médecin, paraître, jouer encore le rôle. Diagnostic : tuberculose. La
panique des bateliers. Le renvoi immédiat. Le départ précipité avec le billet
dans la poche de la veste. La pauvre valise faite à la hâte, mais dans le cœur
l’espoir immense.
Trois
jours de train avec l’angoisse d’être repéré comme simulateur. Enfin
Strasbourg. Puis, tout au bout des rails, Saint Etienne. Durant tout le voyage,
un air et des paroles ne l’ont pas quitté :
« Liberté,
liberté chérie
combat
avec tes défenseurs ».
Quelques
mois après le retour, ce furent les maquis de Haute Loire, les Alpes, puis
l’armée du Rhin.
Il
avait vingt ans. Il était mon père.
Vitrail de l'église de Marols dans les monts du Forez |
Splendide évocation d'un passé tragique où la maladie devient espoir, et la liberté un bien enfui.
RépondreSupprimer¸¸.•*¨*• ☆
Émouvant et fort, puissante évocation de l'indicible, avec les bons mots, bravo.
RépondreSupprimerQu'importait le moyen pourvu que cesse cette descente aux enfers... un texte fort
RépondreSupprimerj'aime énormément lorsque tu rends hommage ainsi à ton père
RépondreSupprimeren tout cas ça amène beaucoup d'émotion
Le sujet choisi, un peu perdu dans des textes plus légers, révèle un flot d'emotions...Le devoir du souvenir, comme il est coutume de répéter. ..
RépondreSupprimerMerci pour ce partage.
Belle évocation d'un passé que tu as dû entendre bien des fois. J’imagine la peur qu'il put avoir si son subterfuge avait été démasqué.
RépondreSupprimerUn texte fort.
texte bien émouvant.
RépondreSupprimerJ'adore ce que tu mobilises dans ce texte. C'est puissant ! Et ça résonne, profond. Enfin, j'y prends la mesure de certaines racines que nous avons en commun, sur quoi nous fondons notre amour pour ces mots, si charnels : liberté, volonté, humanité...
RépondreSupprimerMerci, camarade compagnon de texte ;)
Cher Arpenteur ! S'il était ton père c'est qu'il a survécu à cette horreur appréhendée. Il l'a habilement et désespérément déjouée. Et sa récompense ??? la vie... toi mon cher Arpenteur ! ;o)
RépondreSupprimerJ'espère cette aventure pour des centaines de résistants. J'ai beaucoup aimé ton écriture; elle est réaliste comme si tu avais toi-même souffert de cette tuberculose simulée, si bien rendue par cet hommage au paternel.
RépondreSupprimerTrès bel hommage , c'est important d'écrire l'histoire de nos parents pour les générations à venir. et encore plus pendant la guerre.
RépondreSupprimerLu avec beaucoup d'émotion !
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