mercredi 7 octobre 2015

Albiréo - Les premiers mots d'un livre

 

Longtemps, j'ai dominé le monde. Taillé pour transpercer les cieux, je régnais sur les pierres, sur les hommes, sur l'éternel sommeil d'un roi. J'étais l'ultime, le toit, le pyramidion qui couronnait la grande pyramide de Gizeh. C'est moi qui portais le nom du défunt et les prières pour guider son passage vers l’au-delà. On me vouait un culte. On venait de tout le pays se prosterner devant moi. Je me croyais invincible, sésame entre terre et ciel, recevant les offrandes, vénéré par le peuple. Je le voyais d'en haut, masse compacte, fourmis minuscules s'affairant à mes pieds, se succédant de siècle en siècle. Insidieusement, leur nombre diminua. Un jour, il n'y eut plus personne. Dans la solitude, le silence, je poursuivais ma tâche, lançant les signes de l’immortalité vers le firmament. Pour l'éternité. C'était ma raison d'être. Mais de tempêtes en orages, des vibrantes chaleurs aux froidures de la nuit, mon socle s'éroda. Je chutai, dégringolai la pyramide, me fracassant sur les parois, dispersant mille débris sur le sol. De pyramidion majestueux, ouvragé par la main de l'homme, j'étais devenu pierres, mes hiéroglyphes sacrés éclatés.

Mes fragments, égarés dans l'immensité des ères, s'éloignaient de ma mémoire minérale. Je n'étais plus qu'une petite partie du pyramidion, l'infime morceau du sommet, celui au-dessus duquel il n'y avait eu que le ciel. Déchu, je gisais dans le sable comme ce pharaon dont j'avais porté le nom si haut. J'attendais le passage d'un prince, d'un homme, pour l'accompagner vers le monde invisible. J'attendais la main du graveur, la marque de la parole sur ma face ébréchée.

Les millénaires ont roulé sur mon espérance. Le temps m'a emporté, transformé en caillou. J'ai perdu ma substance, malaxé par les forces de la Terre, par le vent du désert. J'avais mission d'éternité, inscrite en moi-même, je me suis désagrégé en poussière. Je suis devenu minuscule, si léger que j'aurais pu voler sur un zéphyr. Enseveli dans la multitude mouvante de mes frères de sable, j'ai traversé les siècles qui apportent l'oubli... 

Je suis de ce pays depuis si longtemps, à laisser le soleil m'imprégner de chaleur. Le vent parfois m'éparpille, je saute de dunes en dunes, caracolant sur les crêtes, dégringolant les pentes. Le silence du désert est ma maison, les nuits aux milles étoiles, mon toit. Au hasard de mes errances, je reçois des récits, murmurés dans un souffle, portés par une bourrasque. Des histoires peuplées d'oasis, des histoires de thé vert parfumé à la menthe. Des images floues, vite envolées, ne laissant qu'une vague empreinte au fond de moi. L'infini m'enveloppe, l'immuable me berce. Quand le vent se calme, j'attends... 

Un soir, une caravane s'arrête.

11 commentaires:

  1. eh oui, bien sur, ce delta là ! je n'imaginais pas que les mémoires d'un caillou puissent être aussi somptueuses

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  2. On peut voir le monde dans un grain de sable, à condition de laisser le récit nous envahir.
    On attend... une suite

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  3. Je suis dans la caravane, je viens de vous apercevoir sans vous voir, j'attends notre rencontre, je suppute l'inattendu, je guette le caillou dans l'engrenage, une bien belle histoire à peine entraperçue...

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  4. Un grand bravo... Un grain de sable qui en dit long.

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  5. Et nous d'attendre, maintenant...

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  6. L'Arpenteur d'étoiles9 octobre 2015 à 14:37

    un "fétu de pierre" qui entraînera le chamboulement du monde.
    l'introduction est superbe !

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  7. Un texte d'une vertigineuse beauté!

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  8. Pierre qui roule ... transmet l'histoire...

    Un joli jeu de mots au passage... "Gizeh et "je gisais"

    Un texte à savourer avec un thé à la menthe....

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