Photo :
croquis de 2013, inversé et retravaillé avec photoshop.
J'ai cassé mon crayon
Je suis assise sur un haut tabouret, à une table à dessin improvisée, avec mon bloc de papier et ma boîte de crayons, plus la gomme « mie de pain », ouf, je ne devrai pas dessiner debout jusqu'à neuf heures du soir. Souffrance, souffrance, quand tu nous tiens !
J'ai cassé mon crayon et je récupère la mine, toute petite, moins d'un cm à peine entre mes doigts. Et comme j'ai le temps, que la pose dure une demi-heure, je peaufine les ombres entre les côtes du modèle.
Le jeune homme est maigre, et je me souviens de mes copains (indifféremment hommes et femmes) du groupe Graphite, qui n'aimaient pas quand un homme posait. Moi, j'aime plutôt bien, cela change, non pas pour des raisons, des raisons, comment dire, heu d'intérêt pour l'un plutôt que pour l'autre, (vous me suivez?) mais j'aime bien, surtout parce que la musculature masculine est essentiellement différente. Les muscles sont plus longs, plus denses, le squelette sans doute aussi, je ne sais pas encore très bien dire en quoi, parce que je ne m'y connais pas assez en anatomie...
Respect d'une personne humaine.
Mais enfin, du croquis de modèle vivant, j'en ai fait, total, depuis 2006, cela fait sept ans. Plus les stages avant, plus une lointaine année de dessin, où l'on se partageait entre le plâtre antique (c'était le règne du dessin académique) et une soirée de croquis de modèles habillés. Pour une première année, le prof y tenait. Ce prof-là. Ce qui m'était égal, car j'avais découvert le bonheur de faire du modèle vivant – dessin qui s'associe souvent à la rapidité et à la concentration.
Une demi-heure, vingt minutes, un quart d'heure – cela restait de l'ordre du faisable.
J'ai découvert que j'aimais, par-dessus tout, être entièrement dans ma feuille, dans l'instant présent, puis, soulever la main, m'écarter de ma planche, et tout d'un coup, voir une oeuvre vivante ébauchée.
Je me souviens de mes soirées chez Graphite, un groupe d'amis artistes, qui se réunissaient le jeudi pour du croquis de modèle vivant. C'était loin de Bruxelles. Enfin, il me fallait faire une heure de train de banlieue, le petit tortillard qui va à Louvain-la-Neuve via Rixensart et Ottignies, mais je la faisais avec bonheur. Il fallait installer les tables, l'éclairage, accueillir le modèle, on dessinait jusqu'à 9 heures à peu près, on faisait une pause, le maître de cérémonie coupait le cake ou la tarte qu'il avait préparé, on échangeait les derniers potins du coin, autour d'un verre de vin ou de jus de fruit, et puis, on redessinait.
Chez Graphite, les poses duraient entre trois et cinq minutes. Les uns pleuraient pour que cela dure encore un peu plus longtemps s'il vous plaît « il y a beaucoup à dessiner », moi, j'aimais bien les défis et toujours aller plus vite, mais cinquante secondes, c'est vrai que c'était peu, il fallait amputer le modèle de sa tête ou de ses jambes ou de ses bras...
J'ai cassé mon crayon, et je n'ai plus réfléchi à rien. Je me suis laissée bercer par le son de la musique classique, diffusée en sourdine, je me suis concentrée sur les côtes du modèle, j'ai rêvé, mes doigts ont agi sans que ma pensée s'y joigne...
Le prof est arrivé, il a regardé, et il m'a dit « stop, arrête... »
J'ai cassé mon crayon, et voilà, c'est justement ce dessin-là qui a été épinglé aux murs de la classe pour l'expo de fin d'année.
J'ai cassé mon crayon, puis, j'ai troqué le cours de dessin contre le cours d'infographie. Un ordi, une souris, photoshop, des calques, transformation manuelle, pixellisation, au secours !
Quand on est fou, c'est pour la vie !
Mais je ne conçois pas ma vie sans l'art, sans l'image, sans les livres ou les fanzines... Sans l'écriture, sans l'amitié, sans mes rêveries sur l'inspiration, je ne conçois pas ma vie sans Laethem-Saint-Martin, ni le musée, sans l'académie des Beaux-Arts, sans le cours du soir, sans les saisons, les châteaux et les voyages, et d'ailleurs...
Il faudrait peut-être que je songe à me préparer pour le cours de ce soir...
L'autobiographie, cette culture foisonnante du je, j'ai, ma, mes, c'est aussi une forme de photo. Intime ou académique, c'est le culte réel de sa personnalité dans le paysage flou de son environnement.
RépondreSupprimerTu sembles avoir bonne mine malgré tout ça... à cause de tout ça :)
RépondreSupprimerà la fois un dessin, le portrait d'un modèle et ton propre portrait, intime, profond et ton besoin impérieux de l'art sous toute ses formes ...
RépondreSupprimersinon ce croquis retravaillé est tout à fait étrange ; un écureuil et ... ?
Très étrange : j'ai reconnu un vocabulaire bien de chez nous, un rythme, les lieux aussi, et comme j'ai pratiqué le modèle vivant également (surtout à l'aca d'été à Libramont), une ambiance. C'est un texte que je comprends comme si je m'y étais glissée, derrière vous.
RépondreSupprimerJ'ai cassé, répété... un rythme lancinant.
RépondreSupprimerJe ne conçois pas ma vie sans, sans et sans....autrement dit: avec, avec et avec !
D’ailleurs on finit presque par l'entendre la mine se casser.
RépondreSupprimer