Quelque
part en Haute Loire …
Il
s’était assis sur une chaise comme sur un cheval, appuyé sur le
dossier devant lui. Il avait enlevé sa casquette noircie et était
resté là sans rien dire.
Puis
d’autres arrivèrent à leur tour. On entendait d’abord leurs pas
sur le sentier pierreux. Puis la porte s’ouvrait et ils entraient
avec l’odeur des vareuses de cuir et des feux de genêts. Ils
s’installaient devant les tables de bois ciré. Ils tiraient de
leurs poches des paquets de tabac gris et des feuilles à rouler. On
leur apportait des pichets de vin, des assiettes de saucissons et de
ce jambon épais qu’on mangeait par chez nous. Et puis de grandes
tranches de pain blanc.
- Nom de Dieu, du pain blanc !.
Et
ils mordaient dedans, sérieusement, peuplant le silence du bruit de
leur mastication.
- Alors, c’est
vraiment fini, c’te saloperie ? fit encore un autre
Les derniers arrivèrent en
voiture. Une noire toute cabossée, avec un fanion sur l’aile.
Ceux-là étaient plus pâles.
- J’pensais
bien qu’on allait y rester, ai-je entendu au milieu du bruit
des chaises. J’avais cinq ou six ans tout juste et je les regardais depuis la porte de l’arrière cuisine.
- Viens, gamin.
Je me suis avancé vers lui. Il m’a pris sur ses
genoux. De près, je vis comme il était jeune.
- On a gagné, tu
sais. Je fis oui de la tête.
- Un jour tu iras là-haut.
Tu verras comment c’était. Hein, tu iras ? Je refis oui de
la tête sans bien comprendre où c’était exactement "là-haut".
Et puis le premier qui était entré se leva. Il paraissait plus grand et un peu plus vieux que les autres. Le silence s’appuya à nouveau sur nos épaules.
Et puis le premier qui était entré se leva. Il paraissait plus grand et un peu plus vieux que les autres. Le silence s’appuya à nouveau sur nos épaules.
- C’est pour lui aussi. Pour le petit, là,
qu’on a fait tout ça. Toute cette peur, toute cette angoisse, tous
ces morts, tout cet espoir, c’est pour lui.
Il
resta un moment dans le vide de mots et ça lui est venu comme ça :
il s’est mis à chanter, à voix basse. "Ami entends-tu le
vol noir des corbeaux dans la plaine ; ami entends-tu les cris sourds
du pays qu’on enchaîne". Les autres s’étaient levés
et l’accompagnaient, bouches fermées comme un murmure vibrant à
faire tomber les murs. Celui qui m’avait assis sur ses genoux
m’avait mis debout sur une table et me tenait par la taille, appuyé
contre lui. Ensemble ils ont tous repris : " ohé partisans,
ouvriers et paysans, c’est l’alarme" Et les murs se sont
évanouis, laissant place à un plateau battu par les vents, cerné
de forêts immenses. J’ai croisé le regard de ma mère restée
dans l’encadrement de la porte et j’ai vu ses larmes et sa
douleur. Je crois que c’est là que j’ai réalisé, confusément
sans doute, que mon père ne reviendrait jamais.
Aujourd’hui vieil homme au bout de son voyage, je suis encore habité par cette scène. Ces hommes mâchant le pain blanc, le dais cotonneux que la fumée des cigarettes tendait au-dessus d’eux. Les odeurs mêlées de cuir, de sapin, de tabac et de poudre qui nous enveloppaient. Le visage meurtri de ma mère. Et chaque fois que pour quelques célébrations ou anniversaires on entend à nouveau ce chant tragique et brulant, je redeviens ce gamin en culotte courte, debout sur une table de café de campagne, tenu par un homme ayant risqué sa vie pour préserver notre liberté.
La photo en exergue, est celle de la forêt d'Auvers et du Mont Mouchet, haut lieu de la résistance, situé aux confins de la Haute Loire, de la Lozère et du Cantal. L'histoire que je raconte est simplement imaginée. La photo ci-dessous est celle de mon père (à gauche) et de deux de ses frères, prise en 1947. Quelques années auparavant, ils faisaient partie de ceux qui se sont battus pour la libération de leur région et de la France ...
Aujourd’hui vieil homme au bout de son voyage, je suis encore habité par cette scène. Ces hommes mâchant le pain blanc, le dais cotonneux que la fumée des cigarettes tendait au-dessus d’eux. Les odeurs mêlées de cuir, de sapin, de tabac et de poudre qui nous enveloppaient. Le visage meurtri de ma mère. Et chaque fois que pour quelques célébrations ou anniversaires on entend à nouveau ce chant tragique et brulant, je redeviens ce gamin en culotte courte, debout sur une table de café de campagne, tenu par un homme ayant risqué sa vie pour préserver notre liberté.
La photo en exergue, est celle de la forêt d'Auvers et du Mont Mouchet, haut lieu de la résistance, situé aux confins de la Haute Loire, de la Lozère et du Cantal. L'histoire que je raconte est simplement imaginée. La photo ci-dessous est celle de mon père (à gauche) et de deux de ses frères, prise en 1947. Quelques années auparavant, ils faisaient partie de ceux qui se sont battus pour la libération de leur région et de la France ...
Une belle histoire, émouvante, qui prend aux tripes. Chapeau bas à ces hommes courageux !
RépondreSupprimerJ'ai justement regardé l'émission, (à france 3 je crois), sur la Résistance, lundi (?) - Très intéressant... Il y avait les résistantes après, mais malheureusement, c'était un peu tard.
RépondreSupprimerC'est beau...
Mon professeur de psycho, un jour, est devenue toute rouge quand elle a évoqué l'arrestation de son père, pendant la guerre... Nous en sommes restés saisis.
Avec une photo, on peut tout imaginer.
RépondreSupprimerQuelle belle histoire ! Texte très émouvant.
RépondreSupprimerCette histoire imaginée semble plus vraie que nature. Elle a des accents qui parlent sans doute à certains.
RépondreSupprimerRespect !
Fort, émouvant, bravo.
RépondreSupprimerpériode noire que je n'ai pas vécu, mon beau-père fut maquisard (Tarn) mais en parlait peu...
période que je n'ai pas vécu non plus (né bien après ... enfin un peu après)
Supprimermon père en parlait de temps à autres, mais surtout de l'amitié nouée avec ses camarades. Il racontait souvent des anecdotes (depuis les chantiers de jeunesse, jusqu'à l'occupation en Allemagne en passant par le maquis, les FFI, les chasseurs alpins et le STO ...)
Ch'ais pas...moi j'étais au Chambon-sur-Lignon,un peu pas trop loin. Papa était partis dans un camps avec d'autres personnes qu'avaient des étoiles jaunes sur eux,je ne l'ai jamais revu. Madame Terroux était trés gentille avec ma mère et moi mais elle protestait toujours parce qu'on m'a dit qu'elle était protestante. On habitait dans la cave...au cas où des gens qui s'appellaient 'les chleus" viendraient nous chercher.Heureusement,dans la forêt de la montagne qu'est haute au-dessus de la loire...y avait des résistants qui résistaient et on a été protégés maman et moi et plein d'autres !
RépondreSupprimerMerci en yiddish זעץ איבער
Madame terroux et tous les autres...
http://www1.alliancefr.com/actualites/antisemitisme-racisme/livre-juif-le-chambon-sur-lignon-le-silence-de-la-montagne-6019621
J'en ai eu les larmes aux yeux et puis, ce chant des partisans est si intense. Sans avoir connu la guerre, j'ai grandi avec Jean Ferrat et sa magnifique voix de basse. C'est un beau texte, bien balancé qui rend toute l'émotion de ce gamin, avec les blancs qu'il faut pour imaginer le reste. De quoi arpenter le passé avec intensité.
RépondreSupprimerExcusez moi, madame Anne, de douter du fait que l'excellent Jean Tenenbaum ait pu chanter cette chanson. Mais il a bien écrit "le chant des pipeaux",bien moins "va-t-en-guerre pour les résistants des derniers jours". Peut-être s'agit-il du Montand qui,sans lui retirer son énorme talent,mangeat a toutes les gamelles.
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?feature=player_detailpage&v=8t8Y4o4I_Yw
Que serais-je sans toi...qu'un coeur au bois dormant...que cette heure arrêtée au cadrant de la montre...que ce balbutiement ?
Quelle délicatesse,quel plaisir !
Vous avez raison ! J'ai tellement le chanteur dans la tête que je l'ai imaginé chantant cette chanson ! Merci Stouf d'avoir éclairé ma lanterne dans le noir !
SupprimerUn texte très prenant et émouvant.
RépondreSupprimerEn commençant la lecture, j'ai pensé à un rendez-vous de chasseurs.. et puis, il a suffit de deux mots: le pain blanc et cette saloperie pour que je comprenne et me laisse emporter par ces souvenirs si bien écrits, si bien décrits: on dirait un instant, bref qui engage une vie entière...
RépondreSupprimer