Le monde est dans ses yeux, le monde est dans son âme comme un volcan. En lui brûle une lave écarlate qui se mêle à son sang. Ses yeux voient ce que personne ne voit. Son regard limpide traverse le temps, voyage dans l'espace.
Du bout de ses doigts jaillit la lumière.
Sa pensée est matière. Le couteau sur la toile. En rajouter encore.
Le tableau est immense et remplit l'atelier. Tout devient peinture. Lui en est au cœur. L'émeraude et le fauve, l'orpiment et l'absinthe, l'andrinople et le grège, le marron et l'héliotrope s'effleurent ou bien s'accouplent en sauvage ou en caresse.
Il va de l'une à l'autre, les prend à pleine main ou, d'un souffle, les superpose.
L'endroit est trop étroit pour peindre l'univers. Il le sait et il mêle ses larmes et sa fureur à toutes les couleurs. Il peint l'orage, il peint l'océan, il peint la haine et l'amour, la souffrance des peuples en guerre et le baiser d'une mère. Il peint le vent, une nuit sans étoiles, le fond de l'âme humaine.
Il peint la vie, il peint la mort, il peint l'éternité et son absolu silence.
Dix ans plus tard
Mikhaïl jeune homme aux yeux clairs, sec et musculeux, rêvait. Il sentait confusément que sa mission ne se passerait pas comme il l’entendait. Était-ce d’avoir croisé cette femme brune et longue dans le hall de l’hôtel, ou d’avoir cru percevoir le poids d’un regard sur ses larges épaules alors qu’il entrait dans l’ascenseur, il ne savait le dire vraiment.
Allongé sur le lit, Mikhaïl repensait à son enfance. Il se souvenait du lent mouvement des blés dans les grandes plaines, il se souvenait du parfum sucré de la douce Irinushka qui lui avait donné ses seize ans un soir d’été dans la datcha de son oncle. Il se souvenait encore des femmes élégantes qui au cœur de l’hiver, venaient de Moscou dans la grande résidence. Il se souvenait surtout de Pavlina, la vielle servante à la peau ridée leur murmurant des sorts dans son patois ukrainien lorsque, laissant en riant leur somptueuses fourrures, elles apparaissaient juste vêtues de dentelles de soie.
Pavlina, la seule à le regarder avec tendresse, la seule à le prendre dans ses bras, la seule qui lui dispensait un peu de l’amour maternel dont la mort de sa mère l’avait privé à jamais. Tous les apparatchiks de l’ère brejnévienne se pressaient à ces soirées très secrètes. Lui, seul dans le salle de sport, passait ses vacances à s’entraîner aux arts martiaux et endurcissait son corps et son cœur.
Le cliquetis d’une clef dans la serrure le tira brusquement de sa rêverie. Sans un bruit il bondit souplement pour se glisser dans la salle de bain en laissant la porte entrouverte afin d’observer dans le reflet du miroir. La fille d’étage s’avança avec un chariot chargé d’une coupe de fruits frais et d’un seau embué d’où dépassait le col d’une bouteille de champagne. Elle laissa en évidence un bristol appuyé contre deux hautes flûtes et disparut en silence. Mikhaïl attendit quelques instants puis sortit de sa cachette. Il eut un mouvement de recul en lisant « Attends-moi, j'arrive. M. ». Trois mots tracés d’une écriture ample reconnaissable entre mille, celle de Mathilda.
Il prit sous le lit la mallette de son arme et adapta le silencieux au bout de canon. Il savait ce qu’il avait à faire. Il entrouvrit légèrement la porte, ouvrit la bouteille de champagne et remplit à demi les flûtes. Puis il s’installa dans le fauteuil faisant face à l'entrée, le pistolet posé le long de sa cuisse. Mathilda apparut dans l’entrebâillement, vêtue de noir. Elle était blême. On la poussa brutalement à l’intérieur de la chambre et elle chuta sur le tapis épais. Deux individus surgirent derrière elle. Deux coups de feu mat. Ils s'écroulèrent sans un mot. Mikhaïl avait à peine bougé. Il s’empressa de refermer la porte et releva la jeune femme.
Elle bredouilla :
- Ils m’ont forcée à écrire le mot et à les accompagner.
- Je sais, répondit-il sobrement en lui tendant une flûte de champagne : nous ne nous sommes jamais tutoyés !
- Peut-être pourrions-nous commencer ce soir ?
- Peut-être fit Mikhaïl en la fixant de ses yeux pâles. Mais il nous faut d'abord régler la question des corps.
Il récupéra deux sacs en plastique roulés dans sa valise. Avec l'aide de Mathilda ils glissèrent un cadavre à l'intérieur de chacun d'eux. Il essuya le sang sur le parquet de la chambre et poussa un fauteuil sur les éventuelles traces restantes. Auparavant, ils avaient fouillé les poches des deux hommes pour récupérer leurs armes et leurs pièces d'identité. Ils découvrirent aussi dans la doublure du veston de l'un d'eux une grande enveloppe blanche. Mikhaïl s'en saisit, la posa sur la table basse puis prit son portable :
- J'appelle le « bureau » murmura-t-il en souriant. Très vite, deux de ses équipiers les rejoignirent. Ils se chargèrent de débarrasser discrètement les corps.
Quand ils furent partis, Mathilda tendit l'enveloppe à Mikhaïl. Il l'ouvrit délicatement et resta interdit. A l'intérieur, un peu de cendre grise et une bande de tissu constellé de taches de couleur.
Mikhaïl pâlit.
- Qu'est-ce que c'est demanda Mathilda.
- Ça ressemble au chiffon avec lequel mon père s'essuyait les mains lorsqu'il peignait.
Il vida les cendres dans une coupe et découvrit une feuille écrite en cyrillique.
- L'art est subversif mais le feu purifie tout … Sur ses cendres s'invente un autre monde où il n'avait plus sa place.. Et tu le rejoindras bientôt.
Mikhaïl savait désormais ce que serait son combat.
“Si haut qu'on monte, on finit toujours par des cendres.” Désolé, je n'ai pas pu m'en empêcher.
RépondreSupprimerLes premières pages sont captivantes et l'Ukraine attirante... tu es condamné à écrire la suite, l'Arpi !
je suis entièrement d'accord avec Vegas : tu n'as pas le choix ! il est souhaitable que tu poursuives, sinon je risque de de tyranniser pour connaître la suite de l'histoire :)
RépondreSupprimerC'est trop bien ! tout est là dans l'art de démarrer un bon livre de suspens, un peu dans un rapport James Bondien avec une lutte personnelle intriquée sur le fond d'intrigue politico-mafieuse (?)
C'est prenant, un bon scénario de polar à la James Bond, je partage l'avis de mes deux compagnons du dessus. Et on a vraiment peur !
RépondreSupprimerDans une autre vie, tu étais agent secret, l'Arpenteur? Tout y est, y compris les flûtes à moitié pleine, le pistolet au cas où...l'imperturbabilité du héros dont la main frémit à peine, la fllle (espionne?), et le billet final qui annonce une suite...
RépondreSupprimerEn tous cas, excellente introduction!
quel souffle romanesque ! c'est le premier tome d'un nouveau millenium du grand est que tu tiens là !!!
RépondreSupprimerIl faut absolument écrire la suite. C'est trop cruel de nous laisser ainsi !! Bravo !!!!!!
RépondreSupprimerredoutablement bien mené, on en redemande
RépondreSupprimerDébut accrocheur; quel suspense, dès les premières lignes.
RépondreSupprimerJe ne peux que dire comme tout le monde : Bravo. Quant à la suite y a pas moyen d'y couper.
RépondreSupprimerEt la suite va nous arriver cette semaine....j'espère....
RépondreSupprimerUn bon polar en vue....