mardi 27 octobre 2015

Fred Milli - Une photographie

Il rangeait ses photos pour préparer son départ imminent. Il en scannait quelques unes pour mettre sur un disque dur externe qu'il emmènerait avec lui à l'autre bout du monde. Il voulait garder contact, faire vivre ses souvenirs, se rappeler. Ensuite, toutes les photos, ses enfants et son ex-femme se les partageraient. Lui, il avait jeté l'éponge sur sa vie ici. Le départ était fixé, approchait, quant au retour… À l'évidence il ne voulait plus revenir.
Il y en avait des caisses de photos, la tâche s'avérait ambitieuse. Quarante années de photographies empilées dans des boites, les unes sur les autres comme un regard sur sa vie passée. Certaines photos le firent sourire, lui rappelèrent des jours heureux, d'ailleurs à voir les mines réjouies de ses enfants il n'y avait pas de doute.
Les souvenirs défilaient un à un provoquant sourires ou larmes ou les deux ensemble. S'il devait faire un bilan pourrait-il prétendre que sa vie fût heureuse ? Éternelle question.
En tout cas les défis se succédèrent, relevés avec envie pour certains, subis pour d'autres.
Revoir ses frères et sœurs sur ses photos jaunies, l'attendrissaient. Surtout ne pas compter les années même si déjà certains s'en étaient allés.
Depuis deux heures il fouillait, déchirait parce que des photos trop personnelles ne méritaient d'être conservées par personne. Non parce qu'il s'agissait de choses in montrables, simplement des moments qui étaient les siens, des moments qu'aucun de ses proches ne lui connaissait.
Lorsque la photo de sa mère se présenta, il ne pu retenir ses larmes. La situation était conflictuelle et n'avait jamais été résolue. Ils s'étaient reproché des choses. Une espèce de complexe d’œdipe latent. Il l'aimait anormalement.
Il reprochait à sa mère les baffes que son père lui donnait. Soit ce n’était pas sa main qui les distribuait mais elle ne s'opposait pas, ne le protégeait pas. Elle acceptait les colères de son mari, couvrait ses erreurs au détriment de ses enfants, de son enfant.
Les autres, frères et sœurs, avaient compris depuis longtemps qu'il se passait une chose étrange entre leur mère et lui mais ils n'en parlaient jamais. Peut-être que leur père le ressentait, cet amour irréfléchi. 
Il avait laissé son père essayer son nouveau rasoir-tondeuse sur lui. Ensuite pas un coiffeur n'avait voulu, sans l'attente d'une hypothétique repousse, rectifier le massacre. Il avait été ridicule à l'école, montré du doigt puis insulté. Forcément il s'était battu mais seul contre tous il avait dérouillé. Il était persuadé que son père l'avait volontairement saccagé.
Elle n'avait rien dit.
Quand excédé, le père lui cassa une chaise sur le dos parce qu'il se querellait violemment avec son petit frère, elle n'avait rien dit non plus. Au toubib, elle avait raconté qu'il était tombé dans la cour de l'école et que ses copains l'avaient roué de coups. Il n'avait pas commenté. Maintenant qu'il manquait une chaise, c'était lui qui mangeait assis sur le tabouret.
Elle était décédée depuis longtemps. Il ne voulait jamais y penser. C'était en triant ses photos, qu'il était tombé sur elle, une de celles qu'il préférait, qu'il lui avait volé de son vivant. Retenir ses larmes n'aurait servi à rien. Il la contemplait, regardait ses grands yeux ouverts, ses joues pleines qu'il aimait embrasser matin et soir. Il connaissait même l'odeur de son rouge à lèvres pour s'en être badigeonné.
Elle posait pour un photographe, ses cheveux étaient anormalement ondulés, elle était souriante, ses grands yeux fixaient l'objectif, une fois encore ses lèvres étaient ornées de son habituel rouge à lèvres, seule sa robe noire lui concédait un air un peu trop sérieux mais dieu qu'elle était belle.
Laisser libre cours à son chagrin était l'un des conseils que son psychothérapeute lui avait prodigué lorsqu'elle avait succombé à la maladie. Il avait eu bien des difficultés à remettre les pieds sur terre.
Il scanna la photo sur son disque dur et sa clé usb avant de la brûler. Il n'avait pas l'intention de la partager.

12 commentaires:

  1. de ces souvenirs d'enfance qui laissent des traces indélébiles :(

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  2. beau texte plein de douleur et d'amour

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  3. Un texte comme un cri. Percutant !!

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    1. Le terrible mystère de ces amours inexplicables quand les mères sont des madones apparemment insensibles pour des fils qui en souffriront la vie entière. Une photographie qui fait mal.

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  4. L'Arpenteur d'étoiles28 octobre 2015 à 19:38

    une histoire douloureuse et forte et triste aussi. Les sentiments sont parfois étranges, irrationnels et déstabilisants ; ceux que tu évoques là sont dans une réalité de vie qui rende ce texte encore plus rude malgré tout l'amour qui sous tend l'histoire ...

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  5. Certaines photos réveillent un passé trouble qu'on croyait enseveli dans le sablier du Temps. Les souvenirs tristes et heureux s'y raccrochent sans jamais se lasser. Aussi, pourquoi les garde t-on ? Pour s'imaginer un autre futur après cette photo? Pour penser guérir de son tumulte intérieur? Pour témoigner, se mesurer encore à ce passé? L'âge aidant, pour avoir les bonnes réponses? Pour tout reconsidérer dans l'apaisement des sens? Ou alors, pour se blesser encore, pour brûler de larmes trop longtemps retenues. Qui a la bonne réponse? Lots sans réelle consolation, entre un sourire et une grimace, on les enterre de nouveau et on les garde jusqu'à la prochaine exhumation, jusqu'à la prochaine confrontation, jusqu'à la prochaine mortification. Désolé, c'est ce qui me déborde après cette belle lecture.

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  6. Très émouvant. Il m'est arrivé d'écouter des témoignages de jeunes hommes ayant été maltraités par un père... Mais ici, c'est toute une vie qui défile... Difficile lecture, confrontante...

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  7. Le récit d'une vie que se déroule d'abord comme u film un peu ordinaire, un peu banal, la vie de tout un chacun... Puis, tout à coup... autre chose, ce n'est plus banal, ce ,'est plus ordinaire. C'est autre chose; qui se dit, qui ne se dit pas, qui tait, qui cache ou laisse deviner...
    Je me suis permise une interprétation ....mais seul Fred sait ...

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  8. Merci à tous.Il y a souvent une part de soi, un petit peu ou beaucoup, lorsqu'on écrit un texte.
    Ma mère est en vie, elle fêtera ses 91 ans le mois prochain et grâce à Dieu se porte aussi bien qu'il est possible. Je n'ai pas pas de complexe d’œdipe et nous entretenons des rapports tout à fait normaux.
    Ce texte m'est venu à partir d'une photo d'elle à 18 ans (en 1942) qu'elle a elle-même dédicacée à sa maman, photographie que je n'ai pas souhaité montrer ici.
    Je n'ai jamais pensé que j'étais un enfant battu j'ai reçu des raclées ponctuelles, très violentes, par un père colérique, incapable de se maîtriser, corrections assorties de privations de manger le soir mais maman en cachette me préparait un sandwich qu'un de mes frères m'apportait. Nous étions 7 enfants et j'étais toujours le seul a être corrigé. C'est la vie !
    Mon père est mort il y a plusieurs années mais je vois son visage chaque jour dans la glace lorsque je me rase ou que je me brosse les dents, je lui ressemble traits pour traits, rides pour rides. C'est ainsi.
    Je n'ai pas souhaité vous répondre individuellement pour éviter de dire la même chose à chacun.

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  9. Merci Fred, pour ce long message.

    Dans toute écriture, il y a un subtil mélange de vrai, de faux, de minimum ou de maximum.....

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