Bagatelle
Lycée technique Mars-et-Roty (Puteaux) 1968 |
J'ai mis plus de temps à balayer les toiles d'araignée dans mon cerveau que dans cette vieille valise, pas à cause de la piètre qualité d'une photo presque cinquantenaire mais parce que je n'ai jamais été doué pour les souvenirs ni pour la drague non plus.
De toute façon Charlotte était l'unique fille à fréquenter le lycée technique, alors les candidats étaient légions quelle que soit leur spécialité.
Quand je revois nos trombines - j'ai reconnu la mienne, la seconde en haut à droite - je me dis que je n'étais pourtant pas le plus moche mais la séduction - avec ou sans cravate - ça ne s'apprend pas dans les bouquins.
Ne cherchez pas Charlotte sur la photo, elle n'y est pas et pour cause... derrière la photo on lit encore 1968, époque érectile s'il en est, tant pour ceux qui montaient des listes antisèches de BTS que pour ceux qui érigeaient des barricades sur le boul'Mich, et Charlotte était de ces derniers.
Je sais que ça peut faire rire mais j'étais fils de Puteaux et Charlotte fille de Garches, enfin c'est comme ça que disaient les ricaneurs. J'ai jamais su pourquoi elle venait de si loin chaque matin pour passer sous le triste porche du bahut dans cette étroite rue Mars-et-Roty.
Combien d'anciens potaches ignorent encore aujourd'hui qui étaient Mars et Roty.
Un confiseur et un boucher-charcutier?
Je découvre à présent qu'en 1844 les sieurs Mars et Roty - tous deux entrepreneurs de maçonnerie à Puteaux - ouvrirent dans un terrain leur appartenant, une rue de cinq mètres et quatre-vingt-dix centimètres de large (le registre des délibérations d'un Conseil municipal est d'une précision diabolique) qui en ligne presque droite, débouche d’un côté sur la rue Poireau, de l’autre sur la route de Suresnes et qui n’était ni cailloutée ni pavée, donc peu propice aux manifs estudiantines de l'époque!
L'immense carton à dessin au format A1 qu'on devait apporter chaque semaine et les bleus de travail pour l'atelier mécanique qu'il fallait laver au même rythme, c'était pas fait pour Charlotte.
L'atelier de chaudronnerie à l'odeur âcre de métal surchauffé et la salle des génératrices - monstres prêts à s'emballer à la moindre erreur de branchement - c'étaient des trucs de mecs et pas pour une mignonne petite révolutionnaire.
Pourtant elle n'était jamais aussi craquante qu'avec les mains noircies de limaille et les joues souillées de graisse rose; on aurait dit un Gavroche au féminin.
Le vendredi on faisait sport, ou c'était le jeudi, quelle importance. On nous emmenait en procession pour courir au bois de Boulogne, c'était pratique. Y avait que le pont de Puteaux à traverser pour gagner le vestiaire du bord de Seine, une construction basse - une sorte de casemate - qui empestait l'embrocation et la sueur des mecs qui étaient passés avant nous. Charlotte, forcément elle entrait jamais au vestiaire avec nous.
Savoir qu'on était déjà dans Paname malgré toute cette verdure, ça nous faisait pousser des ailes dans le dos et aussi quelques boutons sur le front.
Là, on allait courir un 'cinq mille' qui faisait inéluctablement cinq kilomètres vu qu'on n'a jamais dévié d'un mètre de cette allée qui fait le tour de la Plaine de jeux.
Sur le parcours - du côté plus tranquille de la Route de Sèvres à Neuilly - on voyait plein de filles maquillées dans des voitures qui s'arrêtaient souvent mais on nous interdisait d'y toucher, même si ça s'appelait Bagatelle.
Parait que c'est plus des filles maintenant.
Au 'cinq mille' je rêvais de rattraper Charlotte mais elle courait trop vite pour moi.
Je revois maintenant ses jambes de gazelle et ses petites fesses que les plus lents et les mateurs avaient tous en point de mire.
Et puis est venu le temps chaud des barricades en même temps que les exam et ça je m'en souviens car c'était un sacré bordel !
Autant on oublie le calme plat, autant on se souvient des tempêtes.
On disait bordel alors que le grand Charles disait chienlit* mais ça n'a rien changé, c'était le bordel... du coup j'ai gagné le droit de repasser l'année suivante mais c'était plus pareil.
On n'a jamais revu Charlotte - notre anarchiste en jupons - et bien que redoublant je courais de moins en moins vite... je crois bien que j'étais devenu vieux.
Oui j'étais vieux et - comme d'autres générations de vieux avant moi - j'allais pousser la porte du marché du travail au risque d'oublier à jamais ce qui furent sans doute les meilleures années de ma jeune vie, celles des cartables trop remplis qui vous filent une scoliose, celles des classes de neige, celles d'un vélo trop lourd qui me portait sous le poncho ruisselant des pluies d'octobre, celles de la règle à calcul et du pied à coulisse, celle du transistor au germanium et de l'algèbre de Boole, celle … je sens que ça revient.
Promis, un jour je ferai le grand ménage dans ma tête et je raconterai tout ça.
* chienlit ou chie-en-lit désigne un personnage du Carnaval de Paris en chemise de nuit avec le postérieur barbouillé de moutarde
Quel goût de camaraderie et de jeunesse insouciante, de nostalgie sans doute, au gout fruité, sucré, doux. Merci de nous avoir fait partager ces moments de vie...
RépondreSupprimerfaire le ménage dans sa tête, ça ressemble à ce que j'essaie souvent de faire
RépondreSupprimerqu'est ce que tu fais sérieux dis donc !
RépondreSupprimer:)
j'aime bien quand tu évoques ce type de souvenirs...
faire le ménage c'est pas pour moi trop bordélique ; en tout cas beaux souvenirs ! texte magnifique
RépondreSupprimeravec le sourire
Jolis souvenirs, la nostalgie me gagne... Un très beau texte.
RépondreSupprimerMoi, je reste rêveuse en lisant ce morceau de vie, que j'ai suivi de loin (j'habitais Bruxellles et je regardais la TV) et je voudrais continuer à lire, car tu nous entraînes, Vegas, et cette consigne est vraiment un début de très bon livre. Une photographie contient finalement bien plus que nous ne pensons; ici, la jeunesse, la révolte et, à l'horizon, l'amour qui naîtra mais n'est pas la petite Charlotte. Merci pour cette lecture, Vegas, merci.
RépondreSupprimerMerci Lorraine. J'aime bien maquiller les souvenirs - je les trouve sans doute un peu trop ternes - ainsi, si Charlotte n'existe pas tout le reste est vrai...
Supprimersuperbe texte cher Vegas et superbe portrait de Charlotte, des étudiants de 68, de la vie des lycées techniques. Nostalgie mais aussi poésie et précision de l'écriture ... bravo !
RépondreSupprimerIl y a beaucoup de sensibilité derrière ces pieds-de-nez de soixante-huitard; c'est aussi plein de souvenirs et, les détails géographiques, c'est pour cacher une pudeur de grand nostalgique. Sans conteste, c'est ce Vegas là que je préfère lire. :)
RépondreSupprimerQue de souvenirs... si c'est du vécu, on a eu le même parcours question études, tiens.
RépondreSupprimerAlors, respect camarade !
SupprimerMerci à tous pour vos comms. C'est dans la sincérité qu'on s'exprime le mieux... dommage, j'adore aussi inventer et Mentir !!
RépondreSupprimerLorraine regardait cette époque à la TV...! A Bruxelles. Et oui, on se demandait quelle folie avait gagné Pris....
RépondreSupprimerCe texte m'a rappelé bien des souvenirs...Encore un peu de temps avant mes 20 ans... les écoles des garçons et celles de filles...les filles qui rêvaient aux métiers des garçons... oups... que le temps a passé vite!