Lucky Star
Août 1962. J'ai quatre ans.
C'est l'heureux temps des vacances. Déjà
que le mois de juillet est merveilleux à la maison...
La lumière et le ciel d'un bleu dense au
fond du jardin, par-dessus la balançoire et l'ocuba, le troène et le noisetier,
me fascineront encore longtemps. Symphonie dorée, bleue, verte et rouge.
Et ce que j'appelle « le grand mur des
chats », qui sépare les jardins de notre rue de ceux de la rue de
l'Abbaye.
Et puis, le 14 août, on se prépare à partir
en vacances. Maman lave et repasse, on descend des valises, les tas de linge
bien propre s'entassent sur la table du « living », comme nous
l'appelons et puis, il y a la trousse de toilette en plastique rose matelassée,
qui a un parfum qui m'enivre, un parfum de savonnette, gardé depuis l'an
dernier...
Et le train, le train que nous prenons
jusqu'à Ostende, puis, une quinzaine de kilomètres jusqu'à la jolie gare du
Coq-sur-Mer, que personne n'appelle encore De haan aan de Zee.
Car cette fois, nous partons à la mer, au
Coq, chez des amis. Ils louent une villa balnéaire à l'année, la villa Lucky
Star, et l'ont transformée en pension de famille. Ils ont quasi une huitaine
d'enfants -je n'ai jamais vraiment compté- l'aîné a l'âge de mon frère, puis,
il y a la très belle Béatrice, longs cheveux bruns, yeux dorés, deux frères, et
une fille de mon âge. Juste un peu plus âgée que moi et que je considérerai
longtemps comme une amie. Les quatre derniers, un garçon et trois filles, ne
sont pas encore nés. Nous sommes donc une bande d'enfant entre cinq et douze
ans. Autant dire le paradis, sauf que nos amis travaillent beaucoup dans la
pension de famille. C'est eux qui, avec une conscience toute professionnelle,
aident au service tout en animant la vie de la maison...
En vacances, nous aimons bien « bien
manger ». Pour mes parents, le
petit-déjeuner a une importance vitale. Alors, le matin, je mets ma main dans
celle de mon père, et à nous deux, nous allons à la boulangerie de la station
chercher une montagne de pistolets. Non, non, ne vous imaginez pas que l'on
s'apprête à tuer quelqu'un, non, chez nous, en Belgique, le pistolet, c'est un
petit pain succulent (surtout à la mer), graineux à la base, légèrement fendu
en deux sur le dessus, aussi sensuel que la Madeleine de Proust, que l'on
garnit de beurre (de préférence, et rien que ça, c'est déjà un pur délice), que
l'on trempe dans le café, avec fromage ou confiture ou encore, crevettes grises
de la mer du Nord.
Bien sûr, ce qu'il me reste de ces
vacances, ce sont surtout des « flashes ». Un coin de salle à manger,
le monde aux tables, les nappes blanches, le va-et-vient de mes amis, la bonne
humeur de mon frère, qui profite de la présence de son meilleur copain... Mon
amitié pour C*** qui a quelques mois de
plus que moi, un été exceptionnellement bleu et chaud, le drapeau vert plutôt
qu'orange ou rouge, les balades dans le Coq sur Mer, la promenade à dos d'âne,
le tram de la Côte, et sa trompette victorieuse, le bazar Chantecler, les
locations de vélo et de Kuistax... Mais j'anticipe...
Et surtout, il y a la fête du village, le
moulin avec les Vespa, les cars, les bons chevaux de bois, quelque chose qui,
dans ma mémoire, se confond avec « Les vacances de Monsieur Hulot »
que j'adorerai et « Jour de fête ».
Mais aussi, mes premières peurs. Lors de
nos promenades dans les avenues, en rentrant de la plage, nous nous sommes
éloignés du centre, et là, au milieu d'une avenue, effrayante, dramatique, une
villa incendiée. Le toit de chaume noir éventré, les traces de fumée sur la
façade, les châssis arrachés, les poutres hirsutes et bancales, le noir et
l'impression de désolation, de catastrophe irrémédiable, j'ai peur chaque fois
que nous passons par là, j'implore pour qu'on évite l'endroit, et je me réfugie
entre mes deux parents – pour me sentir en sécurité.
Jusqu'à l'adolescence, je garderai la
phobie des incendies...
C'est toujours mignon, des souvenirs d'enfant.
RépondreSupprimeret des souvenirs d'enfance heureuse, de vacances inoubliables, d'amitié simple. j'aime les détails dont tu émailles ton texte ... la chute est plus dramatique. mais dans l'enfance se glissent aussi des évènements tristes, voire effrayants ...
RépondreSupprimersinon, es-tu sur la photo (à droite, en bleu avec serre-tête blanc ? :o)
Merci, Arpenteur. Non, moi, je suis la benjamine en jupe grise et blouse blanche. En bleu, ce sont les amis, je pense qu'ils se passaient les vêtements les uns aux autres 😊
SupprimerDes souvenirs en bleu et en gris pour forger une âme d'enfant...
RépondreSupprimerDes souvenirs bien belges : les kuistax dont j'ignore l'orthographe (cuisses taxes ?), et les crevettes grises sur les pistolets, ce que mes amies, qui passaient, elles aussi, leurs vacances à la mer, m'ont appris et fait gouter à moi, l'Ardennaise du terroir (j'ai pas aimé du tout !). Souvenirs, souvenirs, chante Johnny.
RépondreSupprimerJ'ai dégusté ce récit... la Mer du Nord, et tous ses plaisirs...
RépondreSupprimerDu fond de ma Provence, c'est avec plaisir que je partage ces souvenirs. Le pistolet beurre et fromage a laissé sa place au pain frotté à l'ail avec un filet d'huile d'olives;...