mardi 27 octobre 2015

Laura Vanel-Coytte - Une photographie

Cette photo de Robert trônait sur le buffet de Pauline, la grand-mère de Cannelle. Il était mort depuis trente ans et Cannelle ne l’avait pas connu. Mais Pauline lui en parlait tellement qu’elle avait l’impression de le connaître. Et tel qu’elle le connaissait, elle l’aimait. Un jour, elle fit faire un double de la photo pour en avoir une à elle. C’était un absent très présent, si présent, trop présent peut-être pour un mort qui faisait beaucoup d’ombre aux vivants. En plus, il était si beau avec un quelque chose de son père quand il était jeune. La photo de son grand-père que Cannelle adore, celle où il est sur sa moto. Ce n’était pas si courant à l’époque les motos. Sur cette moto, Alexis, son grand-père accrochait un side-car(pas si courant que ça non plus). Pauline y était montée et avait eu très peur. Alexis avait été ouvrier, maquisard, résistant, boxeur…Et son fils, Robert avait aussi hérité de ce caractère fort. De sa mère, il a sûrement pris quelque chose aussi alors qu’elle, jeune fille tombée enceinte à seize ans avait voulu se débarrasser de lui. Alexis l’avait sauvé de justesse de la noyade. Après avoir assumé ses responsabilités en épousant Violette, la jeune mère, il divorça (encore un événement pas si fréquent que ça…. A cette époque) et s’occupa quelques temps seul de son fils. Il travaillait dur mais se détendait en allant danser en fin de semaine. C’est dans un bal qu’il rencontra Pauline.
(Elle avait d’ailleurs péniblement appris à sa petite- fille Cannelle quelques pas de danse.) Le coup de foudre entre Alexis et Pauline fut immédiat et la jeune bretonne (exilée pour cause de pauvreté) aux cheveux roux et aux taches de rousseur avait elle aussi un sacré caractère car se mettre en ménage avec un homme divorcé et un enfant d’un an, c’était encore plus mal perçu que tout ce qui a pu être évoqué jusqu’à présent.
Pauline aima aussi immédiatement Robert et s’en occupa comme une mère. Le couple se maria, continua à travailler dur et à danser. Puis vint la Deuxième Guerre Mondiale, l’Occupation allemande, l’appel de Robert par le STO et sa prise de maquis, son entrée dans la Résistance. Pauline se retrouva seule avec Robert sous les bombardements, entre les queues pour avoir à manger et le couvre-feu, l’Exode avec beaucoup d’autres français sur les routes, des images d’horreur de corps déchiquetés par les bombes. Pauline partit avec Robert sur son vélo et quelques affaires vers un lieu plus sûr en attendant la fin de la guerre. La Libération ramène Alexis à la maison ; c’est la liesse à la maison et en France. Ce sont les jugements hâtifs de l’Epuration, les femmes tondues, les coupables brûlés dans la rue. Une épreuve plus personnelle s’abattit sur Pauline et Alexis.
Robert avait grandi, était devenu un adolescent et voulait revoir sa mère naturelle. Celle-ci était justement réapparue et voulait se racheter auprès de son fils. Malheureusement pour Robert, ces retrouvailles furent un échec. Pauline, elle, oublia vite la fugue pour lui ouvrir les bras et le consoler. Robert était un bon élève mais un garçon difficile.
A quatorze ans, il rentra comme apprenti dans un atelier de soudure. Il était travailleur mais avait une nature fantasque. Il aimait les femmes et elles lui rendaient bien, appréciant sa beauté, son élégance et son côté un peu voyou. D’ailleurs, ce ne fut bientôt pas seulement une apparence. Robert se mit à fréquenter des voyous et des prostituées. Alexis pensait qu’il fallait que jeunesse se fasse, qu’il avait bien raison d’en profiter. Lui n’avait pas pas pu trop le faire, se rattrapait un peu en papillonnant à droite et à gauche mais il était secrètement un peu jaloux de son fils. Pauline s’inquiétait des fréquentations de son fils et recevait avec bienveillance les doléances de la petite amie de Robert, Murielle. Cette dernière, très amoureuse mais blessée dans son orgueil le quitta. Robert était désespéré mais fier ; ne voulant pas reconnaître ses torts, il monta dans la hiérarchie des voyous. Alexis n’était plus si fier et tenta de le ramener à la raison, d’autant plus qu’on avait appris entre temps que Murielle était enceinte. Robert, orphelin d’une mère qui avait voulu le tuer, pleura en apprenant la nouvelle. Il avait assez fait la noce. Il était temps de se ranger, de donner à cet enfant ce qu’il n’avait pas eu au départ. Alors il épousa Murielle (qu’il aimait d’ailleurs), fit tout pour que ça marche avec elle et surtout s’occupa très bien de Fanny, sa petite fille. Mais il fut vite repris par ces anciens démons. Les bars, les filles, les petits coups jusqu’un soir il fut pris dans une rafle de prostituées, emporté dans le panier à salades et finalement mis en prison. Son père (qui était assez connu en ville) vint le chercher tout en rigolant avec les policiers : « Vous avez fait comme lui, mais vous êtes moins con que lui, vous ne vous êtes pas fait prendre. » Robert était mortifié. Et ce fut encore pire quand il se retrouva seul avec son père qui le renia quasiment tout en lui disant que sa femme lui avait pardonné et l’attendait. Alors Robert réessaya sincèrement mais il ne tenait pas en place. Un soir, dans un bar, il fut abordé par un recruteur de légionnaires. Ivre, Robert signa pour 5 ans.
Il renonçait à son nom, à sa famille pour une vie d’aventures et à ce moment-là une vie de guerre puisque sa troupe partait le lendemain pour l’Algérie. Le lendemain, au réveil, dégrisé, il se dit furtivement qu’il avait fait une erreur, pensa à sa femme et à sa fille mais que leur apportait-il ? Alors il fit la guerre et lorsqu’il rentra, sa tête était remplie de cris, de bruits de fusils, de bombardements. La photo sur le buffet de Pauline date de cette époque ; l’uniforme lui allait si bien. Sa femme avait obtenu le divorce en son absence et son père l’avait définitivement renié. Seule sa mère continuait à croire en lui et lui parla d’un travail chez un client (Pauline et Alexis tenaient un commerce) qui faisait de la soudure. Il se présenta, fut embauché grâce à la réputation de ses parents et à son statut de héros de la guerre d’Algérie. Mais il ne sentait pas un héros lorsque la nuit, il était réveillé par les hurlements des enfants massacrés et des femmes violées. Lui-même n’avait tué que des combattants comme lui mais c’était déjà bien trop. Alors il se remit à boire pour ne plus entendre.
Pour oublier que sa femme ne voulait pas le laisser voir sa fille. Que son père ne voulait plus le voir. Un soir, il fut de nouveau arrêté. Il prévint sa mère qui pleurait chaque jour d’impuissance. Mais Alexis défendit à sa femme d’aller le voir en prison. Il fut finalement relâché mais sans travail, ni raisons de se battre, il partit à la dérive. Une nuit, il fut pris dans une rixe et affaibli par les nuits sans sommeil et l’alcool, mortellement touché. Il agonisa lentement en serrant une photo de sa fille sur son cœur. Le surlendemain, les gendarmes vinrent prévenir ses parents. Cannelle toute jeune alla à l’enterrement avec la famille. Par la suite, elle écouta religieusement sa grand-mère parler de ce légionnaire en photo.

8 commentaires:

  1. triste histoire d'une vie qui aurait pu être tout autre pour celui qui avait eu au moins une mère adoptive pour l'aimer

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  2. Les héros disparus sont légions. Seuls comptent ceux qu'une grand-mère sait faire revivre

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  3. une bien triste histoire et un bien triste destin... et tellement bien conté.
    Avec le sourire

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  4. Toute une vie dans une photo... et un texte bien construit.

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  5. L'Arpenteur d'étoiles28 octobre 2015 à 19:32

    quelle histoire dense, à la fois triste et accrochée à la vie par tout les moyens possibles, et à l'amour aussi finalement ... sacré texte en tout cas !
    si tu as une photo pouvant l'illustrer n'hésite pas à nous la transmettre ...

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  6. J'ai eu un peu de mal avec tous les prénoms mais j'ai bien aimé cette histoire de légionnaire. Ha, si les photos anciennes pouvaient parler... ;)

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  7. Un texte très dense...

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