Les derniers jours des sourds
Chapitre 1
C’est précisément ce soir-là que j’ai mangé au café Jean Valjean à côté d’un groupe de touristes très bruyants aux intonations plus fortes que le Roquefort société qui décape, drapeau américain sur leur sac en bannière, ce n’est pas parce que je suis sourde comme un pot que je n’y comprends rien, je m’en souviens parfaitement, Monsieur le Commissaire, parce que, voyez-vous, ça me connait, j’ai voyagé intra- et extra-muros, je suis peut-être une vieille toupie pour certains, mais je ne suis pas gâteuse et si vous me permettez une légère digression, c’était une belle fin de journée d’automne froide, sèche, comme il n’en existe qu’ici, alors que là-bas, on l’appelle l’été indien, mais c’était tout simplement le nôtre, comme disait Brassens, excusez-moi Commissaire, je prends la tangente, c’est l’âge, combien me donnez-vous ? j’ai 85 ans, toute mouillée, des pieds à la tête, avec toutes mes dents, parfaitement, que je retire quand je veux et où je veux, je peux vous le prouver derechef, non ? ce n’est pas la peine ? c’est comme vous préférez, mais croyez-moi sur parole, je sais bien que je ne les fais pas, mais le passé est derrière moi, hélas, généralement, je parais 15 ans de moins, qui n'est pas l’âge de mes artères dont je fus opérée en 1952, multiple pontage coronarien, un très bon médecin que ma cousine Doris m’avait recommandé, vu qu’elle-même avait eu affaire à ses mains expertes, mais à Bruxelles, tandis que moi je désirais rester tout près de la maison, car ailleurs ce n’est pas forcément plus vert, surtout, vous l’aurez remarqué, qu’il n’y a plus de saison, le réchauffement climatique n’est pas une fiction, la preuve, le soleil brillait de mille feux sur notre place Victor Hugo qui avait émigré à Bruxelles aussi, comme mon oncle par alliance, en 1851 le saviez-vous, il venait de publier cette phrase que nous connaissons tous, n’est-ce pas, Commissaire, « ce siècle avait deux ans, oh Catilina, oh mores » surtout les commissaires de police ! et tenez-vous bien coïncidence incroyable, ma voisine de pallier, celle du 364B, car j’ai déménagé comme mon dossier l’indique certainement pour un appartement, s’appelle Joséphine, que dites-vous ? parlez plus fort, voyons, revenons à nos moutons, (ah, ces jeunes toujours pressés) alors, si je me souviens bien, Monsieur le Commissaire, les touristes avaient commandé les plats les plus traditionnels qui soient, ils n’ont aucune imagination, c’est très connu, il faut dire que le cuisinier les prépare admirablement les boulets sauce lapin qui ont le succès qu’ils méritent bien que personnellement, j'y insère un peu moins de sirop de liège et davantage de pain d’épice, tout est une question de dosage finalement même si les traditionnelles boulettes sauce tomate qui changent des éternelles moules frites au vin blanc, mettez un peu plus d’ail que dans votre recette habituelle, et vous m’en direz des nouvelles, ont davantage la cote, mais voulez-vous mon avis ? vous ne le voulez pas ? tant pis pour vous, il y a des leçons qui se perdent de nos jours, quelle était donc votre demande de mon arrivée en vos locaux, très sympathique d’ailleurs cette petite jeune fille à l’accueil et polie avec ça, lorsque le camion rouge des premiers secours est arrivé par l’avenue Misérable, on a vu descendre les pompiers en uniforme avec civière, bidon d'oxygène et tout le tralala suivi par votre armada, pistolet au poing, kalachnikov en bandoulière, vous n’en feriez pas un petit peu trop ? on se serait cru dans Magnum ou était-ce Les rues de San Francisco, vous vous rappelez Telly Savalas, non ? un brillant acteur tout de même, mais à la réflexion, ça devait être dans un autre feuilleton, ah, c’était quelque chose les séries d’antan, il y a avait de grands films alors, vous vous souvenez de La Marquise des anges, avec Marina Vlady, tout compte fait, je me demande si c’était elle, je perds un peu la mémoire, et ils se sont engouffrés dans le café, je ne m’y attendais pas du tout, j’ai failli avoir une crise cardiaque, un peu comme celle de ma cousine Doris dont je vous parlais tout à l’heure et qui a eu cinq enfants, dont un justement à la police d’Etterbeek, que vous connaissez peut-être, Monsieur le Commissaire, Johnny Lampion, ça vous dit quelque chose ?
Où lire Anne de Louvain-la-Neuve
Où lire Anne de Louvain-la-Neuve
Il y a des jours où on aimerait être sourd, bien que l'histoire du café Jean Valjean de l'avenue Misérable vaille le détour (façon de parler).
RépondreSupprimerVoilà une déposition d'anthologie, Anne !
Merci beaucoup, et oui, pauvre commissaire, mais est-ce que je vous ai déjà raconté que la cousine par alliance de ma grand-mère....
Supprimerj'adore, tout bonnement, les digressions de la petite grand-mère :)
RépondreSupprimerc'est tellement ça lorsque certaines personnes âgées s'embarquent dans un récit, et lorsqu'on a le temps c'est délicieux de les écouter...
Merci Tisseuse. J'avais remarqué effectivement ! Je me demande si ça ne m'arrive pas de temps en temps d'ailleurs...
Supprimerj'adore aussi cette logorrhée qui entraîne dans mille histoires sottes et grenues et sans doute quasi vraies. Si tu fais l'intégralité du bouquin comme ça, ce sera grandiose :o)
RépondreSupprimer(sinon, le pontage coronarien en 52 ça devait être le début du début !!)
Elle n'est est pas sortie : ils ont effectué quelques branchements audacieux qui ont eu des conséquences que je vais vous raconter tout de suite si nous avons le temps. Merci l'Arpenteur d'étoiles (joli nom d'ailleurs, est-ce que je vous l'ai déjà, dit qui me fait penser...........)
Supprimerben non ... alors à qui ? :o)
SupprimerJ'imagine le commissaire:"Mais non madame,tu te trompes...dans c't'épisode là c'est Jean Claude Van Dam qu'est le beau queum à moustache à Berchem-Sainte-Agathe. Eh zyva...t'es la copinne à Al Zymer ou quoi ?" ;o)
RépondreSupprimerJ'ai compris : c'est vous qui travaillez avec le fils de la cousine Doris au commissariat d'Etterbeeck, après avoir été muté de Molenbeeck, où là, mon ami, c'est pas de la tarte ? Merci Stouf pour ce commentaire tof.
SupprimerQuelle tirade ! L'aura gagné de haute lutte son interrogatoire le commissaire ! Chapeau...
RépondreSupprimerC'est pas gagné : au chapitre 2, vous verrez, ça part en vrille totale mais je ne l'ai pas encore composé... quel suspense.
Supprimer@Anne : Mon petit doigt me dit que tu devrais songer à travailler le chapitre 2...
SupprimerBeau petit monologue, j'ai adoré ! ...et je découvre une humoriste chez Les Impromptus ! ;o)
RépondreSupprimerJ'ai beau avoir l'âge que j'ai, cher Commissaire, j'ai bien vu que nulle n'est prophétesse en son pays, tenez, quand vous pensez à tout ce qu'on voit, on regrette de n'avoir pas dit tout ce qui aurait dû quand on l'a vu. Snif, vous n'auriez pas un mouchoir en papier ?
SupprimerNon seulement elle cause mais en plus elle est sourde.
RépondreSupprimerQuel avantage de ne pas s'entendre ! Quant à nous, nous en avons pris plein les oreilles -on lit comme on peut-
Je me demande si c'était pas Michel Simon qui jouait avec la Vlady dans La marquise des anges !
Ou alors Jean Gabin ? Allez savoir si c'est pas à cette occasion qu'il lui dit qu'elle a de beaux yeux et qu'elle répond qu'elle a une gueule d'atmosphère, allez savoir, ma mémoire, Commissaire, ma mémoire...
SupprimerIrrésistible! J'adore!
RépondreSupprimerGrand merci pour elle, Lorraine.
SupprimerEt bien, cette petite vieille, elle en a du souffle et de la mémoire! Ça part dans tous les sens, au sens propre comme au figuré....
RépondreSupprimerla suite... la suite.... une autre petite vieille aussi bavarde????