mercredi 28 octobre 2015

Anne de Louvain-la-Neuve - Une photographie

Une maison couleur de temps.



Très chère Françoise,


Comme il est étrange que nous nous soyons retrouvées après trente ans de séparation sans douleur ni manque à chanter ensemble et que tu m’aies reconnue à la voix justement, le seul organe qui n’ait pas changé après tout ce temps. Voilà, nous avons marché dans les bois avec les copines,  juste après le choc de la rencontre avec ton lieu d’habitation et cela, je voulais l’inscrire, t’en faire part, tenter d’expliquer le bouleversement qui m’a habité tout l’après-midi, car il est des rencontres avec des lieux aussi importantes que celles avec des hommes.


Puisque ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, les mots pour le dire devraient arriver aisément, devraient.  Attendez-vous à une surprise, nous avait prévenu Marie-Pascale mais ici, il s’agit d’un choc d’une magnitude intéressante sur l’échelle de Richter, du 12 au moins.


Quand nous sommes arrivés, juste après le petit chemin, à droite, quasi derrière la masure en ruine du voisin, dans ce joli village si typiquement traditionnel de nos Ardennes, se retrouver nez à nez avec une soucoupe volante en pierres et en bois,  posée sur un pré, ne ressort pas d’une banalité foudroyante mais du foudroiement d’une réalité. Je me suis arrêtée, j’ai regardé et c’est à peine si j’ai osé pénétrer dans la nef au cœur de l’engin non identifié.


Voilà, j’y suis, transportée dans l’ailleurs, un lieu synthèse, un endroit symbiose, une sorte de grotte façon Sagrada Famiglia où l'épicentre est le foyer, une large cuisinière qui accueillerait notre troupe épuisée et transpirante de l'effort des dix-sept kilomètres à parcourir à pied sous le soleil éclatant des feux de la St Jean. C’est ici, le centre du bâtiment,  le point névralgique de la circulation dans ce vaisseau d'un autre temps, sans murs, sans quasi de cloisons. Car s'épanouit, au-dessus de ma tête éberluée, la charpente en bois d’une structure constituée de si fines nervures, de si souples artères, de si étroites et aériennes suspensions qu'on en reste suspendu. Les couloirs de circulation vers les étages sont des toiles d'araignée parfaitement structurées et si légères qu'on douterait de leur efficacité. Souplesse de mouvement et parfaite adéquation avec le but ultime, ceci est le rêve encore inachevé, le sera-t-il jamais, d'un architecte dingo et d'une artiste fêlée.
Voici la poupe, grottes sacrées, feu ouvert à même le sol, lampes sculptées, reflets sauvages et attentifs : derrière les milles détours de ces voutes en berceau guette la sérénité de l'intime, celle de cette baignoire imaginaire aux céramiques florales qu'il faut mériter,  cachée dans le cœur de la pierre.


On arrive à la proue, entièrement vitrée de bas en haut sur une campagne vallonnée et des paysages sereins. Le ciel à nouveau ! Même les pampilles fixées par-dessus la cuisinière aux poutres de soutien reflètent l'indescriptible, le temps qu'il fait dehors comme les robes de peau d'Âne. Imaginez, vous autres, cette  maison couleur de temps. Il fallait oser, ils l’ont inventée.


Baissez la tête à présent. Voici la sensualité de la matière, celle de la céramique que Françoise, mon amie, tu façonnes de tes mains, pièce après pièce. C'est la construction d'un univers qui rejoint la complexité de la nature : des oiseaux, un paysage, des fleurs et dans tout cela, une grande fluidité comme un prélude de Bach, une douceur et la somptuosité finale comme celui d'un tissu précieux et rare de soie ou de damas. C'est le travail de l'artisane à travers les étapes successives et précises d'un cheminement parfois galérien.

Car long est le chemin pour arriver à ce résultat. Il y a d'abord les esquisses avec le travail du dessin sur la feuille fine. Ensuite, on découpe la terre pour en créer le motif. Six tonnes de terre ! Le vocabulaire est précis comme en couture, une progression en des gestes lents, codifiés, ancestraux, porteurs de tradition et de modernité. La terre est aplatie puis peinte, chaque élément l'un après l'autre, et cuite, poncée,  pour atteindre à l'ultime destination. Et comme la robe de mariée clôt le défilé de haute couture, l'assemblage enfin des multiples fragments engendrés de la précision de ces gestes crée le bouquet final, l'explosion de lumières, le feu d'artifice, un sol à nul autre pareil, des oiseaux, un instant prisonniers du charme et qui, en levant les yeux, vous renvoient vers ce ciel qu'un jour, les chefs d'équipage qui ne voulaient pas fermer la maison,  durent bien malgré eux quitter. Il fallut terminer, construire enfin le  toit par-dessus sous peine de geler définitivement.

Aujourd'hui, je ne sais plus marcher d'avoir trop marché, le choc s'est matérialisé en allergie. J'ai un œil fermé sur Louvain-la-Neuve, bien misérable avec la pluie du jour et son architecture citadine du vite fait, bien fait. Je m'ennuie déjà. L'autre œil est ouvert. Sur la lumière qui nous passionna hier et nous emmitoufla toute la journée. Il faudrait s'entrainer davantage, me dis-je, à l'exercice physique certes, mais aussi à la fréquentation du beau, du fou, de l'inouï, du rêve, du non-conformisme,  et forcément du magique, forcément du féerique. Et ce n’est pas nécessairement le confortable d’un pratique fabriqué en série ou du rassurant conventionnel. Mais il m’a rendu l'humain plus supportable.


À bientôt, chère Françoise et remets un tout gros baiser à Henri.

La maison de Françoise Lesage, céramiste et d’Henri Chaumont, architecte, se trouve à Mormont et vous pouvez la visiter sur ce site

 Où lire Anne

25 commentaires:

  1. Il faut aussi être un Ovni pour réussir à décrire l'indescriptible, une curiosité architecturale surprenante.
    Merci Anne et bravo aux "Artistes associés" :)

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  2. Merci Vegas. Vous êtes toujours si indulgent pour moi et si gentil. Je vous remercie infiniment.

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  3. J'admire la manière de décrire l'indescriptible et surtout de le faire sentir

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  4. L'Arpenteur d'étoiles28 octobre 2015 à 19:48

    une description parfaite de l'indescriptible et qui nous embarque dans une poétique que j'adore. Comme j’adorerai vivre dans une telle maison ... il est vrai que je suis un peu un alien :o)))

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    1. On peut toujours la visiter virtuellement. Ils y tiennent à leur maison, bâtie durant des années à deux ! Pendant ce temps-là, ils vivaient dans un abri de jardin, juste derrière, avec leurs deux enfants. Des poètes de la vie ! Merci l'Arpenteur d'étoiles. Vous auriez aimer, vous aussi, contempler le ciel allongé dans cette maison si longtemps sans toit.

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  5. Je me souviens de cette maison...le plongeoir semblait haut au bord de la piscine d'intérieur (eau de mer chaufée à trente degrés,biensure) et la mouette Josette m'a regarder dans les yeux en m'exortant -si tu sautes mon gros...ramène moi ma caméra au fond !
    Faut dire que j'étais alors un invisible cambrioleur épris des lieux,mais je n'ai rien voler (juste une serviette de bain) et Josette ne m'a pas trahit.
    Cool... ,o)

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    1. Voici un beau rêve pour un bel endroit !

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    2. Bon...Josette accepte que vous regardiez la vidéo de sa caméra du fond de la piscine !
      http://blog.surf-prevention.com/2012/09/18/mouette-gopro/

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    3. Dingue ! Les cris des gens quand la mouette vole la caméra et la surprise de la mouette de se rendre compte que c'est pas un truc à bouffer ! Trop drôle ! Un vrai bon moment.

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  6. Je ne sais si j'aimerais vivre dans cette maison qui semble accrocher une grande lumière intérieure...
    Et quelle description !
    avec le sourire

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    1. Ho oui, c'est exactement cela : une lumière intérieure reflétée à l'extérieur, c'est très joli aussi comme image !

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  7. Bravo pour cette description qui laisse l'imagination vagabonder dans la maison extraordinaire. C'est comme un conte, un lieu magique où se mêlent toutes les lumières.

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    1. C'est vrai, il y a du conte dans cette affaire-là. Merci Albiréo.

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  8. Quand le rêve devient réalité, la réalité devient rêve ?... " ...il est des rencontres avec des lieux aussi importantes que celles avec des hommes." Réflexion typiquement féminine... :)

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    1. Pourquoi ce "typiquement féminine" (que je ne prends pas mal du tout) ? J'ai eu l'impression que mes hommes (mari et fils) à rentrer dans la (vraie) Sagrada Famiglia, avaient ressenti cette importance. Pouvez-vous m'expliquer Pascal ?

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    2. Jamais il ne me viendrait à l'esprit de comparer un lieu avec une femme ou avec un homme, d'ailleurs. La réflexion (sens miroir) du ressenti est tellement différente; les sensations éprouvées sont tellement opposées. Ou alors, c'est le terme "importantes" ou "rencontres" ou "hommes" qui sonne mal à mes oreilles dans cette phrase. Je privilégierai toujours l'homme à n'importe quelle rencontre, qu'elle soit panoramique, musicale, littéraire, etc. C'est encore très féminin de traduire "vos hommes" avec vos seules impressions. Comment dire? Je pourrais passer deux heures à discuter avec un mendiant devant la Chapelle Sixtine et repartir avec les excursionnistes sans jamais l'avoir visitée mais avoir le cœur plus rempli, plus chaud, plus ému, que n'importe quel béatifié du bus. ;)

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    3. Merci de votre longue réponse Pascal. Cela m'éclaire sur votre compréhension des choses.

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  9. Une belle "indescription" d'une maison exceptionnelle .

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  10. Galère architecturale menée à bien apparemment - et bien décrite !

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    1. Vous le dites, géniale, c'est le mot. Merci pour votre appréciation JCP.

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    2. J'ai compris "géniale" et non "galère", comme quoi, même en lisant notre cerveau interprète...

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  11. Au premier coup d'oeil sur la photo, j'ai cru à une masure.... une vraie.... Et je me suis dit "Anne, ma sœur Anne, où vas-tu nous conduire?"...
    Mince alors, elle existe bel et bien, cette maison....
    Et le texte... ah, le texte... à savourer sans modération!

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