Plage arrière
Le
soir, avant le crépuscule, on allait sur la plage arrière. On dit
« plage » mais c’est le pont arrière. Il n’y avait pas de parasols,
pas de château de sable, pas de coquillages, pas d’effluves de crème bronzante
et encore moins de belles naïades effleurant l’eau avec des frissons de
fraîcheur sur la peau…
Entre
Valeur et Discipline, on était sous les canons de la tourelle de cent
vingt-sept, abrités du vent et on regardait le sillage rectiligne de notre
bateau. Les deux tiers de l’équipage étant hors quart, on se regroupait le
temps d’une clope ou deux dans cet espace de tranquillité. On n’avait pas la
notion de post meridiem et d’ante meridiem pendant nos horaires de service. Le
jour et la nuit étaient réglés par le coucher de soleil qui tuait la journée.
Avec les fuseaux horaires qui changeaient pendant le voyage, c’était notre seul
point de repère réel.
On
se retrouvait, missiliers et détecteurs, mécanos et électriciens, timoniers
et loufiats, sécuritars et artilleurs, appelés et engagés, gradés et non
gradés, par petits groupes d’affinités régionales à discuter avec nos accents
réveillés pour la circonstance.
Chacun
avait sa petite histoire amusante ou mélancolique, ses projets et son futur,
ses espoirs et ses illusions, en point de mire, droit devant, du côté de
l’étrave.
D’autres,
seuls, se contentaient d’accrocher la rambarde à deux mains et ils admiraient en solitaires les lumières finissantes du jour, tous ces reflets brillants
qui se diluaient peu à peu dans notre sillage. Personne ne pouvait décrire
leurs émotions intimes mais tout le monde pouvait les comprendre…
Des
prières, des vœux, des désirs, des supplications, il a dû s’en enfuir de cette
plage arrière. Le trouble était encore plus flagrant à mesure que le soleil se
consumait dans l’horizon brumeux. Même nos maigres cigarettes partagées,
rougies comme des calumets de la paix, avaient une piètre lumière, devant cette
incandescence flagrante, au milieu de nos yeux brouillés.
Les
conversations se taisaient, les rires s’affaiblissaient et nos sourires
voyageaient sur les vagues dépassées comme des messages de bouteilles à la mer.
Il régnait une grande douceur incommensurable, plus féerique que n’importe quel
conte en couleur. Le silence avait une bruyance accaparante mais il se taisait
aussi, laissant nos prières assidues s’envoler vers leur destin.
Devant
l’immensité du tableau, nous étions des infimes postulants d’avenirs glorieux, des
timides revisitant ces dimensions grandioses avec des prétentions étalonnées au
présent du sillage. Je crois qu’on communiait tous car nos prières devaient
toutes se ressembler à cet instant. Nos
salives avaient du mal à s’avaler…
La
mer gourmande ingurgitait aussi son hostie brûlante avec sa dévotion
journalière et la lumière déclinait en échange. Les ombres des vagues nageaient
plus longtemps avec leurs réalités, les scintillements de la mer étaient autant
d’étoiles naissantes dans la profondeur du ciel, notre sillon ballotté se perdait
avec des mirages mourants insaisissables, l’ambiance du soir donnait le ton à
la fin de la journée en éclaboussant nos yeux étincelants de luminosités
incroyables. Elles se bousculaient les unes après les autres et s’enfuyaient en
laissant éclater leurs tonalités déclinantes.
Je
crois que ce furent des grands moments de ma vie. Je pensais que, de cet
endroit, de ce lieu de culte, au milieu de nulle part et partout en même temps,
ne pouvaient se réaliser que les prières les plus folles, les plus téméraires,
les plus audacieuses, les plus impossibles. Je crois aussi que c’est de cette
plage arrière que j’ai appris à croire en mes rêves. Je regrette encore qu’ils
n’aient pas été plus
astronomiques. Je rêvais seulement à la hauteur de ma destinée…
Le
soleil avait disparu.
De
ses fins de clarté diffuse, l’évanescence nuiteuse encore colorée brillait dans
nos yeux impressionnés. Le bateau déchirait la mer comme s’il arrachait la page
de la journée morte. On ne savait plus trop où regarder. Les confins du monde
et de l’univers se mélangeaient et les quelques vagues de notre sillage encore
visible en étaient la frontière improbable.
Les
discussions reprenaient, plus feutrées, plus journalières, plus terre à terre,
mais peut-on vraiment utiliser ce mot… en pleine mer ?... Les innombrables
décorations astrales s’accrochaient au Ciel comme des naufragées habituelles et
toutes ces guirlandes décoratives et lumineuses embellissaient la nuit.
Pourtant,
c’était toujours pendant le six à huit (dix-huit à vingt) que les chaufferies
effectuaient leurs énergiques manœuvres de ramonage. Le souffle puissant et
chaud des turbos ventilateurs
poussés à fond s’amplifiait inexorablement dans l’air en crachant des myriades
d’étincelles orangées avec des senteurs âcres et pesantes de souffre comme si
le diable en personne, du fond des entrailles du bâtiment, faisait le ménage
dans les chaudières.
Sur
la plage arrière, l’air devenait irrespirable et c’était le repli à regret dans
les coursives. Chacun reprenait le sens de la réalité en essayant de croire à
ses prières libérées du joug du navire et naviguant à la vitesse de l’espoir, du côté de l’avenir…
très beau récit plein de nostalgie et de réalisme à la fois, fort bien écrit qui plus est ... plus l'originalité du lieu, pour nous "terriens terrestres" (qui entendons parfois les chants des marins comme des voyages au long cours)
RépondreSupprimerUn grand bravo, hymne à la mer, à la navigation...et que de trouvailles littéraires !
RépondreSupprimerÇa sent le sel, la vague, les étoiles et le vent du large.
Superbe!
RépondreSupprimerOh oui. Quand même, un de mes films cultes, c'est "Master and commander", surtout la fin, quand le voilier fait "demi-tour" (il y a sûrement un terme de marine pour cela) pour repartir à la poursuite du navire français...
RépondreSupprimerCa donne envie de plonger dans l'océan.
Si tu aimes l'acteur Néo-Zélandais Russel Crowe...je te conseil aussi GLADIATOR,un film tout aussi GENIAL !
SupprimerComme c'est joliment décrit cette atmosphère dans le décor qui va avec et les sentiments de ce marin devant l'immensité de l'océan, c'est très beau. On y est et on le suit des yeux et du cœur, dans le lointain.
RépondreSupprimerJ'ai apprécié les changement d'humeur, les pensées qui cha,genet et évoluent en cours de journée et de nuit, le rythme très habilement suggéré.
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