samedi 31 octobre 2015

Pascal - Une photographie

Plage arrière  



Le soir, avant le crépuscule, on allait sur la plage arrière. On dit « plage » mais c’est le pont arrière. Il n’y avait pas de parasols, pas de château de sable, pas de coquillages, pas d’effluves de crème bronzante et encore moins de belles naïades effleurant l’eau avec des frissons de fraîcheur sur la peau…

Entre Valeur et Discipline, on était sous les canons de la tourelle de cent vingt-sept, abrités du vent et on regardait le sillage rectiligne de notre bateau. Les deux tiers de l’équipage étant hors quart, on se regroupait le temps d’une clope ou deux dans cet espace de tranquillité. On n’avait pas la notion de post meridiem et d’ante meridiem pendant nos horaires de service. Le jour et la nuit étaient réglés par le coucher de soleil qui tuait la journée. Avec les fuseaux horaires qui changeaient pendant le voyage, c’était notre seul point de repère réel.

On se retrouvait, missiliers et détecteurs, mécanos et électriciens, timoniers et loufiats, sécuritars et artilleurs, appelés et engagés, gradés et non gradés, par petits groupes d’affinités régionales à discuter avec nos accents réveillés pour la circonstance.
Chacun avait sa petite histoire amusante ou mélancolique, ses projets et son futur, ses espoirs et ses illusions, en point de mire, droit devant, du côté de l’étrave.
D’autres, seuls, se contentaient d’accrocher la rambarde à deux mains et ils admiraient en solitaires les lumières finissantes du jour, tous ces reflets brillants qui se diluaient peu à peu dans notre sillage. Personne ne pouvait décrire leurs émotions intimes mais tout le monde pouvait les comprendre…

Des prières, des vœux, des désirs, des supplications, il a dû s’en enfuir de cette plage arrière. Le trouble était encore plus flagrant à mesure que le soleil se consumait dans l’horizon brumeux. Même nos maigres cigarettes partagées, rougies comme des calumets de la paix, avaient une piètre lumière, devant cette incandescence flagrante, au milieu de nos yeux brouillés.

Les conversations se taisaient, les rires s’affaiblissaient et nos sourires voyageaient sur les vagues dépassées comme des messages de bouteilles à la mer. Il régnait une grande douceur incommensurable, plus féerique que n’importe quel conte en couleur. Le silence avait une bruyance accaparante mais il se taisait aussi, laissant nos prières assidues s’envoler vers leur destin.

Devant l’immensité du tableau, nous étions des infimes postulants d’avenirs glorieux, des timides revisitant ces dimensions grandioses avec des prétentions étalonnées au présent du sillage. Je crois qu’on communiait tous car nos prières devaient toutes se ressembler à cet instant.  Nos salives avaient du mal à s’avaler…

La mer gourmande ingurgitait aussi son hostie brûlante avec sa dévotion journalière et la lumière déclinait en échange. Les ombres des vagues nageaient plus longtemps avec leurs réalités, les scintillements de la mer étaient autant d’étoiles naissantes dans la profondeur du ciel, notre sillon ballotté se perdait avec des mirages mourants insaisissables, l’ambiance du soir donnait le ton à la fin de la journée en éclaboussant nos yeux étincelants de luminosités incroyables. Elles se bousculaient les unes après les autres et s’enfuyaient en laissant éclater leurs tonalités déclinantes.
Je crois que ce furent des grands moments de ma vie. Je pensais que, de cet endroit, de ce lieu de culte, au milieu de nulle part et partout en même temps, ne pouvaient se réaliser que les prières les plus folles, les plus téméraires, les plus audacieuses, les plus impossibles. Je crois aussi que c’est de cette plage arrière que j’ai appris à croire en mes rêves. Je regrette encore qu’ils n’aient pas été plus astronomiques. Je rêvais seulement à la hauteur de ma destinée…

Le soleil avait disparu.

De ses fins de clarté diffuse, l’évanescence nuiteuse encore colorée brillait dans nos yeux impressionnés. Le bateau déchirait la mer comme s’il arrachait la page de la journée morte. On ne savait plus trop où regarder. Les confins du monde et de l’univers se mélangeaient et les quelques vagues de notre sillage encore visible en étaient la frontière improbable.

Les discussions reprenaient, plus feutrées, plus journalières, plus terre à terre, mais peut-on vraiment utiliser ce mot… en pleine mer ?... Les innombrables décorations astrales s’accrochaient au Ciel comme des naufragées habituelles et toutes ces guirlandes décoratives et lumineuses embellissaient la nuit.

Pourtant, c’était toujours pendant le six à huit (dix-huit à vingt) que les chaufferies effectuaient leurs énergiques manœuvres de ramonage. Le souffle puissant et chaud des turbos ventilateurs poussés à fond s’amplifiait inexorablement dans l’air en crachant des myriades d’étincelles orangées avec des senteurs âcres et pesantes de souffre comme si le diable en personne, du fond des entrailles du bâtiment, faisait le ménage dans les chaudières.

Sur la plage arrière, l’air devenait irrespirable et c’était le repli à regret dans les coursives. Chacun reprenait le sens de la réalité en essayant de croire à ses prières libérées du joug du navire et naviguant à la vitesse de l’espoir, du côté de l’avenir…

Et puis, c’était le sempiternel message routinier dans les haut-parleurs : « Relève de quart, relève de quart, le… troisième tiers au poste de veille… » Mais il restait toujours assez d’étoiles collées dans nos pupilles pour attendre le prochain six à huit

7 commentaires:

  1. L'Arpenteur d'étoiles31 octobre 2015 à 10:24

    très beau récit plein de nostalgie et de réalisme à la fois, fort bien écrit qui plus est ... plus l'originalité du lieu, pour nous "terriens terrestres" (qui entendons parfois les chants des marins comme des voyages au long cours)

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  2. Un grand bravo, hymne à la mer, à la navigation...et que de trouvailles littéraires !
    Ça sent le sel, la vague, les étoiles et le vent du large.

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  3. Oh oui. Quand même, un de mes films cultes, c'est "Master and commander", surtout la fin, quand le voilier fait "demi-tour" (il y a sûrement un terme de marine pour cela) pour repartir à la poursuite du navire français...

    Ca donne envie de plonger dans l'océan.

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    1. Si tu aimes l'acteur Néo-Zélandais Russel Crowe...je te conseil aussi GLADIATOR,un film tout aussi GENIAL !

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  4. Comme c'est joliment décrit cette atmosphère dans le décor qui va avec et les sentiments de ce marin devant l'immensité de l'océan, c'est très beau. On y est et on le suit des yeux et du cœur, dans le lointain.

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  5. J'ai apprécié les changement d'humeur, les pensées qui cha,genet et évoluent en cours de journée et de nuit, le rythme très habilement suggéré.

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