Lune de sang
C’était la nuit, à cause des étoiles
qui brillaient dans le ciel et de la lune obsédante traînant, ici et là ;
c’est toujours la nuit que ça se passe. Sans grand pouvoir d’éclairage, elles
laissaient pourtant à l’atmosphère un halo blanchâtre comme un voile de
sensations immensément louches. Je bringuais avec un de ces soldats d’apocalypse,
un de ces nuiteux alcooliques, avec qui je partageais l’Ivresse Cosmique, dans
les bas quartiers de la ville. On avait bu, on avait chanté, rebu et rechanté,
jusqu’à oublier nos histoires et nos déboires ; dans les venelles
tortueuses, tous nos refrains étaient victorieux, on braillait fort en
célébrant la Débauche.
D’un bar louche ou de quelque trottoir
de perdition, on avait harponné deux vieilles sirènes à talons aiguilles et à
goualantes de poissonnières. Leur maquillage fané et coulant s’harmonisait avec
nos gueules de dépravés et leurs parfums rances avaient des similitudes avec
nos rots refoulant la bière. Conquérants, on les gardait prisonnières à notre
bras pour les empêcher de s’enfuir, mais c’était elles qui restaient blotties
contre notre vareuse en cherchant instinctivement à sentir l’épaisseur du
portefeuille dans la poche intérieure…
Quand on passait devant un magasin, on
riait de voir nos grimaces hallucinées, balancées dans la vitrine, parce que
nos reflets étaient pires que le sujet qu’on leur imposait. Entre deux postures
grossières, je me demandais si le monstre de l’image renvoyée était bien moi ;
cet écho de figuration, aux yeux exorbités, aux poches retournées, aux godasses
éclaboussées de vomi, ce personnage de mauvais film d’horreur me faisait peur.
A l’aube naissante, j’avais acheté des
fraises à la première échoppe du marché avec mes dernières pièces ; assis
sur le bord d’un trottoir, on les bouffait en recrachant les feuilles dans le
caniveau…
Tout à coup, un type est sorti d’un
porche obscur ; j’ai pensé qu’on l’avait peut-être réveillé avec toutes
nos élucubrations bruyantes. L’éclairage falot de la ruelle ne lui dessinait pas
d’ombre sur les pavés. Je me suis demandé s’il était réel tant il ne faisait
aucun bruit en marchant. Véritable monstre, il semblait issu de nulle part, ou
tout droit sorti d’une épouvantable fièvre aliénante…
A cette heure de sentence, c’est lui
qui voulait jouer avec nous, et comme s’il avait deviné toutes mes faiblesses,
je devins vite son souffre-douleur. Il a commencé à me bousculer comme on
pousse un gamin à la récré pour qu’il retourne dans son camp ; d’un revers
de geste brutal, il a jeté ma bâche à terre ; il voulait se battre. Les
deux filles et mon collègue-figurant me criaient : « Rentre-lui
dedans !... Te laisse pas faire !... Bats-toi !... »
Vicieux, fourbe, la créature semblait
rompue à toutes les mauvaises bagarres de rue ; tel un colosse de foire,
cérémonieusement, il retroussait ses manches ; sur ses bras, c’était plein
de tatouages crasseux, entrecoupés d’estafilades mal cicatrisées. Il avait des
sourires de carnaval bien plus terribles que toutes mes gentilles grimaces dans
les vitrines. Il me tournait autour comme un rapace tourne autour de sa proie…
Une immense frayeur m’avait
envahi ; j’étais paralysé de terreur… Il me soufflait dans la figure en
m’obligeant à respirer son haleine infernale ; il me balançait des tapes
brutales sur l’épaule ; il m’a craché dans la figure…
Je ne bougeais pas ; j’étais
tétanisé par l’épouvante sidérale ; je subissais tous ses mots orduriers,
ceux-là qu’on jette à celui qui refuse de se battre. Voyant que je me
dégonflais, que je refusais le combat, il a encore shooté dans ma bâche jusqu’à
ce qu’elle se débine dans le caniveau…
Les deux putes se moquaient
ouvertement de moi. « Tue-le !... Tue-le…» encourageaient-elles
à mon tortionnaire ; le faux frère de bordée s’était esbigné ;
j’étais pétrifié de honte… Ce triste poltron, ce petit pleurnicheur, était-il
un second moi, celui que je cache tellement aux autres ? Etait-il ma pire
bête noire revenue me hanter, le boulet qui m’empêche d’avancer ?...
Complètement dégrisé, je priais ; j’espérais une aide divine, une
patrouille de police, des potes de mon bateau. Là-haut, les dernières étoiles
se foutaient bien de ce froussard qui chiait dans son froc…
D’un coup de pied rageur, l’affreux
teigneux écrasa le pochon de mes fraises, sous les applaudissements frénétiques
des deux garces. A ce moment, je ne sais plus ce qui s’est passé dans ma
tête ; j’ai perdu le contrôle. Le bruit du papier chiffonné sur le
trottoir a engendré un déclic libérateur, comme si, enfin, la dent de
l’engrenage sur laquelle je patinais lamentablement était franchie. Je me suis
rué sur lui et je l’ai bousculé de toutes mes forces. Surpris, ses talons ont
heurté la bordure du trottoir comme un félon croque-en-jambe imparable. Il
partit à la renverse. Pour tenter de garder l’équilibre, instinctivement, ses
bras brassèrent l’air de la rue d’une façon désespérée. Il était un moulin à
vent déraciné… Pourtant il riait d’un rire d’enfer, ce genre de rire qui glace
le sang et qu’on garde en mémoire jusqu’à la fin de la nuit…
J’entrais dans la bagarre mais elle ne
dura que l’instant de sa dégringolade. L’arrière de sa tête éclata contre l’arête
saillante du mur ; à l’explosion écœurante, ce fut une giclée de sang,
puis une flaque noirâtre dégoulinant jusque dans le caniveau. Caché derrière
une façade d’immeuble vieillot, un quartier de lune rougit en se collant dans
cette mauvaise affiche…
Les deux putains s’étaient barrées en
gueulant à l’assassin ; j’ai le souvenir de la pétarade irrégulière de
leurs talons aiguilles et de leurs déhanchements sur leurs chevilles
endolories, contre les pavés brillants. Je voulais courir, m’enfuir loin de
toute cette férocité, comme si je voulais m’éloigner de moi. J’ai ramassé ma coiffe ;
elle était coincée au baiser racoleur d’une bouche d’égout. J’ai retrouvé mon
bateau ; il était amarré le long d’un quai sans partance…
Au petit jour, quand je tire
nerveusement le drap de mon lit, je hisse encore la voile du sauve-qui-peut,
mais le tic-tac du réveil se cadence dans la réalité. Comme souvent, j’ai un mauvais
goût de sang dans la bouche, la gorge sèche d’une apnée aride et je tremble
d’un froid stellaire…
Ouah ! Quelle histoire ! C'était un souvenir ou un cauchemar ? ou les deux !?
RépondreSupprimerC'est glauque à souhait
RépondreSupprimerMoi ça me plaît et ça me sied ! ];-D
on espère ardemment un mauvais cauchemar...
RépondreSupprimermais le pire est toujours possible dans ce genre de situation, hélas :(
il y a très longtemps, mon conjoint a préféré ne pas répliquer, et s'en est sorti avec ses lunettes cassées, ayant craint de blesser la personne qui l'agressait s'il se défendait
j'ai eu évidemment très peur rétrospectivement pour lui...
rouge et noire
RépondreSupprimerune ambiance sacrée ambiance
en mauvais rêve conté
et puis tous les sentiments lâches qui nous bloquent
à cause de la violence
réelle
paralysants
comme on n'y est pas vraiment habitué
sont bien "observés" et rendus -
sur les chaussures,
au chausse-pied
j'ai aimé
:)
C'est glauque ...et gore au choix.
RépondreSupprimermais tellement bien écrit...
Tu es né avec une plume dans la bouche toi, non ?
J’ai ramassé ma coiffe ; elle était coincée au baiser racoleur d’une bouche d’égout.
C'est fort ! C'est très fort...
¸¸.•*¨*• ☆
Très bien écrit. Ne fait pas si "beau" cauchemar qui veut !
RépondreSupprimerC'est un excellent mini-polar. Quelle plume ! Tu as réussi à camper une ambiance très "cinématographique", si bien que j'ai totalement accroché à cette histoire.
RépondreSupprimerPS : quel enfoiré ce pote :)
C'est très visuel Pascal. Tu es un conteur né.
RépondreSupprimerHistoire vécue ou cauchemar, peu importe. On vit la scène comme si on y était. Il faut du talent pour ça. Bravo !
L'achat des fraises me semblait une petite bulle de fraicheur dans cette nuit glauque et malsaine, et puis .. non, c'est bel et bien ce sachet de fraises qui a créé le déclic! Trop fort... ;-)
RépondreSupprimerSacrée virée de noctambules, avec le style parfait qui va avec, et même davantage, dans quelques belles envolées littéraires, j'aime.
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