mardi 20 février 2018

Pascal - Lune de sang

Lune de sang 

C’était la nuit, à cause des étoiles qui brillaient dans le ciel et de la lune obsédante traînant, ici et là ; c’est toujours la nuit que ça se passe. Sans grand pouvoir d’éclairage, elles laissaient pourtant à l’atmosphère un halo blanchâtre comme un voile de sensations immensément louches. Je bringuais avec un de ces soldats d’apocalypse, un de ces nuiteux alcooliques, avec qui je partageais l’Ivresse Cosmique, dans les bas quartiers de la ville. On avait bu, on avait chanté, rebu et rechanté, jusqu’à oublier nos histoires et nos déboires ; dans les venelles tortueuses, tous nos refrains étaient victorieux, on braillait fort en célébrant la Débauche.

D’un bar louche ou de quelque trottoir de perdition, on avait harponné deux vieilles sirènes à talons aiguilles et à goualantes de poissonnières. Leur maquillage fané et coulant s’harmonisait avec nos gueules de dépravés et leurs parfums rances avaient des similitudes avec nos rots refoulant la bière. Conquérants, on les gardait prisonnières à notre bras pour les empêcher de s’enfuir, mais c’était elles qui restaient blotties contre notre vareuse en cherchant instinctivement à sentir l’épaisseur du portefeuille dans la poche intérieure…  

Quand on passait devant un magasin, on riait de voir nos grimaces hallucinées, balancées dans la vitrine, parce que nos reflets étaient pires que le sujet qu’on leur imposait. Entre deux postures grossières, je me demandais si le monstre de l’image renvoyée était bien moi ; cet écho de figuration, aux yeux exorbités, aux poches retournées, aux godasses éclaboussées de vomi, ce personnage de mauvais film d’horreur me faisait peur.

A l’aube naissante, j’avais acheté des fraises à la première échoppe du marché avec mes dernières pièces ; assis sur le bord d’un trottoir, on les bouffait en recrachant les feuilles dans le caniveau…

Tout à coup, un type est sorti d’un porche obscur ; j’ai pensé qu’on l’avait peut-être réveillé avec toutes nos élucubrations bruyantes. L’éclairage falot de la ruelle ne lui dessinait pas d’ombre sur les pavés. Je me suis demandé s’il était réel tant il ne faisait aucun bruit en marchant. Véritable monstre, il semblait issu de nulle part, ou tout droit sorti d’une épouvantable fièvre aliénante… 

A cette heure de sentence, c’est lui qui voulait jouer avec nous, et comme s’il avait deviné toutes mes faiblesses, je devins vite son souffre-douleur. Il a commencé à me bousculer comme on pousse un gamin à la récré pour qu’il retourne dans son camp ; d’un revers de geste brutal, il a jeté ma bâche à terre ; il voulait se battre. Les deux filles et mon collègue-figurant me criaient : « Rentre-lui dedans !... Te laisse pas faire !... Bats-toi !... »

Vicieux, fourbe, la créature semblait rompue à toutes les mauvaises bagarres de rue ; tel un colosse de foire, cérémonieusement, il retroussait ses manches ; sur ses bras, c’était plein de tatouages crasseux, entrecoupés d’estafilades mal cicatrisées. Il avait des sourires de carnaval bien plus terribles que toutes mes gentilles grimaces dans les vitrines. Il me tournait autour comme un rapace tourne autour de sa proie… 
Une immense frayeur m’avait envahi ; j’étais paralysé de terreur… Il me soufflait dans la figure en m’obligeant à respirer son haleine infernale ; il me balançait des tapes brutales sur l’épaule ; il m’a craché dans la figure…   
Je ne bougeais pas ; j’étais tétanisé par l’épouvante sidérale ; je subissais tous ses mots orduriers, ceux-là qu’on jette à celui qui refuse de se battre. Voyant que je me dégonflais, que je refusais le combat, il a encore shooté dans ma bâche jusqu’à ce qu’elle se débine dans le caniveau… 
Les deux putes se moquaient ouvertement de moi. « Tue-le !... Tue-le…» encourageaient-elles à mon tortionnaire ; le faux frère de bordée s’était esbigné ; j’étais pétrifié de honte… Ce triste poltron, ce petit pleurnicheur, était-il un second moi, celui que je cache tellement aux autres ? Etait-il ma pire bête noire revenue me hanter, le boulet qui m’empêche d’avancer ?... Complètement dégrisé, je priais ; j’espérais une aide divine, une patrouille de police, des potes de mon bateau. Là-haut, les dernières étoiles se foutaient bien de ce froussard qui chiait dans son froc…

D’un coup de pied rageur, l’affreux teigneux écrasa le pochon de mes fraises, sous les applaudissements frénétiques des deux garces. A ce moment, je ne sais plus ce qui s’est passé dans ma tête ; j’ai perdu le contrôle. Le bruit du papier chiffonné sur le trottoir a engendré un déclic libérateur, comme si, enfin, la dent de l’engrenage sur laquelle je patinais lamentablement était franchie. Je me suis rué sur lui et je l’ai bousculé de toutes mes forces. Surpris, ses talons ont heurté la bordure du trottoir comme un félon croque-en-jambe imparable. Il partit à la renverse. Pour tenter de garder l’équilibre, instinctivement, ses bras brassèrent l’air de la rue d’une façon désespérée. Il était un moulin à vent déraciné… Pourtant il riait d’un rire d’enfer, ce genre de rire qui glace le sang et qu’on garde en mémoire jusqu’à la fin de la nuit…  

J’entrais dans la bagarre mais elle ne dura que l’instant de sa dégringolade. L’arrière de sa tête éclata contre l’arête saillante du mur ; à l’explosion écœurante, ce fut une giclée de sang, puis une flaque noirâtre dégoulinant jusque dans le caniveau. Caché derrière une façade d’immeuble vieillot, un quartier de lune rougit en se collant dans cette mauvaise affiche…  
Les deux putains s’étaient barrées en gueulant à l’assassin ; j’ai le souvenir de la pétarade irrégulière de leurs talons aiguilles et de leurs déhanchements sur leurs chevilles endolories, contre les pavés brillants. Je voulais courir, m’enfuir loin de toute cette férocité, comme si je voulais m’éloigner de moi. J’ai ramassé ma coiffe ; elle était coincée au baiser racoleur d’une bouche d’égout. J’ai retrouvé mon bateau ; il était amarré le long d’un quai sans partance…  

Au petit jour, quand je tire nerveusement le drap de mon lit, je hisse encore la voile du sauve-qui-peut, mais le tic-tac du réveil se cadence dans la réalité. Comme souvent, j’ai un mauvais goût de sang dans la bouche, la gorge sèche d’une apnée aride et je tremble d’un froid stellaire… 

10 commentaires:

  1. Ouah ! Quelle histoire ! C'était un souvenir ou un cauchemar ? ou les deux !?

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  2. C'est glauque à souhait
    Moi ça me plaît et ça me sied ! ];-D

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  3. on espère ardemment un mauvais cauchemar...
    mais le pire est toujours possible dans ce genre de situation, hélas :(
    il y a très longtemps, mon conjoint a préféré ne pas répliquer, et s'en est sorti avec ses lunettes cassées, ayant craint de blesser la personne qui l'agressait s'il se défendait
    j'ai eu évidemment très peur rétrospectivement pour lui...

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  4. rouge et noire
    une ambiance sacrée ambiance
    en mauvais rêve conté

    et puis tous les sentiments lâches qui nous bloquent
    à cause de la violence
    réelle
    paralysants
    comme on n'y est pas vraiment habitué
    sont bien "observés" et rendus -
    sur les chaussures,
    au chausse-pied

    j'ai aimé

    :)

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  5. C'est glauque ...et gore au choix.
    mais tellement bien écrit...
    Tu es né avec une plume dans la bouche toi, non ?
    J’ai ramassé ma coiffe ; elle était coincée au baiser racoleur d’une bouche d’égout.
    C'est fort ! C'est très fort...
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  6. Très bien écrit. Ne fait pas si "beau" cauchemar qui veut !

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  7. C'est un excellent mini-polar. Quelle plume ! Tu as réussi à camper une ambiance très "cinématographique", si bien que j'ai totalement accroché à cette histoire.

    PS : quel enfoiré ce pote :)

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  8. C'est très visuel Pascal. Tu es un conteur né.
    Histoire vécue ou cauchemar, peu importe. On vit la scène comme si on y était. Il faut du talent pour ça. Bravo !

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  9. L'achat des fraises me semblait une petite bulle de fraicheur dans cette nuit glauque et malsaine, et puis .. non, c'est bel et bien ce sachet de fraises qui a créé le déclic! Trop fort... ;-)

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  10. Sacrée virée de noctambules, avec le style parfait qui va avec, et même davantage, dans quelques belles envolées littéraires, j'aime.

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